Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 8 avril 2013, n° 363738, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7216KBU)
Lecture: 7 min
N6881BTZ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 01 Mai 2013
Christophe Fardet : La caractéristique, peut-être la plus remarquable, du Code général de la propriété des personnes publiques, est de codifier le droit des propriétés publiques non pas à droit constant, mais à droit nouveau. C'est ainsi que ce code, en son article L. 2111-1 (N° Lexbase : L4505IQW), a modifié les conditions générales d'incorporation des biens publics, pour autant qu'ils appartiennent à une personne publique qui lui est soumise, dans le domaine public.
Sur deux points, le changement est notable.
D'une part, le Code général de la propriété des personnes publiques a changé le critère de l'aménagement spécial par celui, plus restrictif, de l'aménagement indispensable. En effet, dès 1956 avec l'arrêt "Le Béton" (1), le juge administratif avait souhaité limiter l'incorporation au domaine public des biens publics affectés à un service public par le critère de l'aménagement spécial. Toutefois, la jurisprudence ultérieure l'a toujours conçu d'une manière extensive (2). Constatant que ce critère ne jouait pas son rôle de facteur réducteur du domaine public, le Code général de la propriété des personnes publiques l'a limité à son seul caractère indispensable, partant du principe que tout ce qui est spécial n'est par, pour autant, indispensable à l'affectation du bien. Désormais, les biens publics affectés à un service public devraient être plus difficilement incorporés au domaine public.
D'autre part, le Code général de la propriété des personnes publiques a souhaité revenir sur la théorie du domaine public virtuel. Consacrée en 1985 avec l'arrêt "Eurolat" (3), celle-ci permettait de soumettre aux règles de la domanialité publique un bien avant que les conditions de son incorporation au domaine public ne fussent effectivement réalisées : il était ainsi protégé, par anticipation, de toute aliénation ou prescription. Ce code a voulu rompre avec cela, ainsi que le rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006, créant le Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L3736HI9), l'expose nettement : "c'est désormais la réalisation certaine et effective d'un aménagement indispensable pour concrétiser l'affectation d'un immeuble au service public, qui déterminera de façon objective l'application à ce bien du régime de la domanialité publique. De la sorte, cette définition prive d'effet la théorie de la domanialité publique virtuelle".
En considérant que l'article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques "exige, pour qu'un bien affecté au service public constitue une dépendance du domaine public, que ce bien fasse déjà l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public", le Conseil d'Etat affirme clairement que, sous l'empire du code, il n'est plus possible de constituer le domaine public en application de la théorie du domaine public virtuel et que, pour qu'il puisse relever du domaine public, le bien doit déjà faire l'objet d'un aménagement indispensable.
Désormais, quand bien même une personne publique aurait "prévu de manière certaine de réaliser les aménagements nécessaires", le bien dont l'affectation est ainsi conditionnée ne peut plus relever du domaine public depuis l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques. Le Conseil d'Etat retient là une conception matérielle de l'effectivité de l'aménagement, et non plus une conception exclusivement juridique. Il ne suffit plus qu'il soit juridiquement prévu, il faut que le bien en fasse effectivement l'objet.
Cela ne lève pas, pour autant, toutes les interrogations : l'aménagement doit-il être matériellement commencé ou terminé pour que la condition d'incorporation au domaine public joue ? Dans l'hypothèse d'un travail exécuté dans le cadre d'un marché public, faut-il attendre la réception des travaux pour que la condition soit réalisée ? Si la condition de l'aménagement indispensable n'a pas à attendre sa réalisation effective complète pour permettre l'incorporation du bien au domaine public, quel est le stade d'exécution matérielle à partir duquel le bien est considéré comme "faisant déjà l'objet" de l'aménagement ?
En réalité, cette dernière option doit être écartée tant elle ne répond à aucun critère prévisible. Seule demeure l'alternative suivante : soit le commencement d'exécution matérielle de l'aménagement permet de considérer que le bien fait "déjà l'objet" de l'aménagement, soit l'on considère que l'aménagement indispensable n'existe qu'au seuil de sa réalisation complète. C'est au juge qu'il reviendra de préciser cela. Toutefois, si l'on considère que le statut domanial public a pour objet premier de protéger l'affectation, il n'est pas déraisonnable de militer pour la première branche de l'alternative qui, seule, concilie l'effectivité de l'aménagement et la protection de l'affectation.
Lexbase : Comment situer cet arrêt par rapport à la décision "Commune de Port-Vendres" du 3 octobre 2012 (4) ?
Christophe Fardet : Si le Code général de la propriété des personnes publiques s'impose après son entrée en vigueur le 1er juillet 2006, qu'en est-il des situations constituées avant cette date et que l'on constate à cette date ? C'est en répondant à cette question que l'arrêt du 8 avril 2013 s'inscrit dans la jurisprudence "Commune de Port-Vendres" du 3 octobre 2012 et la prolonge.
Rappelons que, par son arrêt "Commune de Port-Vendres", le Conseil d'Etat a généralement considéré que, si ce code posait des conditions nouvelles pour l'incorporation d'un bien au domaine public, ce régime n'était pas rétroactif. Autrement dit, le domaine public constitué avant le 1er juillet 2006 demeure, sauf à procéder au déclassement du bien selon les dispositions prévues par le Code général de la propriété des personnes publiques. Il n'y a donc pas, "en l'absence de toute disposition en ce sens", d'abrogation implicite générale du statut domanial public des biens antérieurs au Code général de la propriété des personnes publiques, quand bien même les conditions pour intégrer le domaine public ne seraient plus les mêmes. Seul un déclassement exprès permet la sortie du bien du domaine public.
Si cette jurisprudence vaut généralement, qu'en est-il spécialement des biens intégrés au domaine public sur le fondement de la théorie du domaine public virtuel ? C'est à cette question spécifique que répond l'arrêt du 8 avril 2013, lequel s'inscrit totalement dans la jurisprudence "Commune de Port-Vendres" en l'appliquant au domaine public virtuel. Au regard du statut domanial d'un bien au 1er juillet 2006, le fondement de son incorporation dans le domaine public est sans conséquence. Peu importe qu'à cette date, le bien soit dans le domaine public au titre de l'ancienne définition jurisprudentielle, au titre d'une ancienne définition spéciale (par exemple, l'ordonnance de Colbert d'août 1681) ou encore au titre de la théorie du domaine public virtuel. Seule compte, au 1er juillet 2006, l'appartenance, ou non, d'un bien au domaine public.
Cela signifie que, dans le cadre de la définition générale du domaine public, le Conseil d'Etat estime que le Code général de la propriété des personnes publiques n'a modifié que les critères d'incorporation au domaine public, et non la consistance même du domaine public : en conséquence, au 1er juillet 2006, si les anciens critères meurent, la consistance demeure. Pour tous les biens relevant du domaine public constatés au 1er juillet 2006 (c'est-à-dire constitués antérieurement), seuls les anciens critères -jurisprudentiels ou non- sont opérants. C'est donc le droit en vigueur au moment de l'appartenance au domaine public qui régit les critères de l'incorporation.
Ainsi donc, s'il n'est plus possible, depuis l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques, de constituer le domaine public sur le fondement de la théorie du domaine public virtuel, il est encore possible de le constater sur le fondement de cette théorie.
Lexbase : Au final, cet arrêt ne pose-t-il pas un principe trop favorable à la puissance publique vis-à-vis des particuliers ?
Christophe Fardet : Le principe posé par le Conseil d'Etat dans l'arrêt "Commune de Port-Vendres", et dont l'arrêt du 8 avril 2013 n'est que le prolongement logique, n'est pas, en soi, favorable à la puissance publique ou au contraire aux particuliers. A la réflexion, la critique, de ce point de vue, devrait se situer sur un autre terrain.
D'une part, et l'arrêt "Eurolat" de 1985 en est l'exemple topique, la théorie du domaine public virtuel a d'abord été défavorable aux personnes publiques en leur interdisant de valoriser bon nombre de parcelles domaniales : c'est pourquoi le législateur est intervenu dès 1988 pour permettre la constitution de droits réels sur certains biens publics.
D'autre part, c'est la théorie du domaine public virtuel qui pose problème à raison de l'incertitude qu'elle fait peser sur le statut domanial du bien, avant comme après l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques. Aussi bien, mais le Conseil d'Etat n'a pas choisi cette voie, aurait-il été souhaitable de revenir sur la jurisprudence "Eurolat", seule solution à même d'exclure définitivement des conditions d'incorporation au domaine public la théorie du domaine public virtuel.
(1) CE Sect., 19 oct. 1956, n° 20180, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3283B84), Rec. p. 375.
(2) CE Ass., 11 mai 1959, Dauphin, Rec. p. 294 : une simple chaîne constitue l'aménagement spécial d'une promenade publique.
(3) CE 2° et 6° s-s-r., 6 mai 1985, n° 41589, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3186AMX), Rec. p. 141.
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 3 octobre 2012, n° 353915, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8164ITK).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:436881