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par Elise Rossi, SGR Protection sociale
le 21 Mars 2013
Frank Wismer : Il est vrai que mettre en oeuvre un dispositif de protection sociale qui diffère selon les catégories de salariés est, de prime abord, une situation autre que d'exclure une partie du personnel de son champ d'application.
Des juges du fond avaient d'ailleurs condamné des employeurs pour avoir institué une garantie au seul profit du personnel d'encadrement. A titre d'exemple, la cour d'appel de Grenoble (CA Grenoble, 13 décembre 2012, n° 11/04037 N° Lexbase : A2589KA7) avait récemment jugé que des salariés non cadres et cadres sont placés dans une situation identique au regard du bénéfice du financement patronal d'une "complémentaire santé", l'employeur n'étant pas en mesure de produire des raisons justificatives.
L'exclusion du principe d'égalité, quelle que soit l'hypothèse de différences entre catégories professionnelles, constitue l'un des apports majeurs des arrêts du 13 juin dernier. En réalité, on imagine que ces décisions ne résultent pas de considérations uniquement juridiques et il est probable que les magistrats ont eu à l'esprit le nombre important de dispositifs "différentiels" de protection sociale déjà existant au niveau professionnel ou interprofessionnel. L'une des plus anciennes garanties sociales n'est-elle pas l'obligation faite à l'employeur, par la convention collective nationale des cadres du 14 mars 1947, de consacrer un financement minimal de garanties de prévoyance, pour les seuls cadres et non cadres obligatoirement affiliés à l AGIRC (garantie dite du "1,50 tranche A") ?
Des conseillers à la Chambre sociale de la Cour de cassation n'ont pas caché qu'imposer une égalité de traitement, dès à présent, en matière de "complémentaire santé" aurait coupé l'herbe sous les pieds des parties à l'Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 (1) ainsi qu'au projet de loi de transposition (2), lesquels organisent un délai pour mettre en oeuvre la généralisation de la "complémentaire santé" (3). Une telle déclaration dénote clairement qu'au-delà de la règle de droit, une appréciation en opportunité s'est imposée à la Cour.
Lexbase : La Cour de cassation se fonde sur les "particularités" des régimes de prévoyance pour les faire sortir du champ de l'égalité de traitement. Que penser de cette motivation, est-elle fondée en droit ? La solidarité, faisant partie de ces particularités invoquées, n'aurait-elle pas pu, au contraire, justifier une solution différente ?
Frank Wismer : Disons que la motivation n'est pas des plus aisées à comprendre... La Chambre sociale avait déjà sorti du champ d'application de l'égalité de traitement les régimes de retraite complémentaire ARRCO et AGIRC en jugeant que la différence de traitement dont se plaignait un salarié "trouvait sa cause dans la diversité et l'autonomie des régimes de retraite complémentaire relevant d'organismes distincts et l'évolution de la norme juridique applicables", notions déjà peu évidentes à appréhender (Cass. soc. 11 janvier 2012, n° 10-15.806, FS-P+B N° Lexbase : A5265IAA).
Deux points surprennent :
- d'une part, le fait de considérer que des "particularités" des régimes de prévoyance et de retraite justifient une exclusion pure et simple du principe d'égalité. On pouvait imaginer qu'elles puissent davantage constituer des raisons valables de justification d'une différence de traitement. Par exemple, concernant un régime financé entièrement par l'employeur, tous les salariés ne sont-ils pas placés dans une situation identique, impliquant un traitement égal sauf à justifier de raisons objectives, réelles et pertinentes de différenciation ?
Rappelons que la série des arrêts du 8 juin 2011 avait marqué, pour reprendre les termes de Monsieur Pierre Bailly (4), une "atténuation" par rapport aux décisions rendues en 2008 et 2009, en admettant des critères justificatifs sous réserve qu'ils aient "pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération". Il y avait dans ce descriptif non exhaustif de quoi trouver de valables justifications en matière de protection sociale.
Mais écarter, comme le font les arrêts du 13 mars, l'application même du principe d'égalité sur la base de raisons "techniques" a peut-être été jugé une solution plus neutre socialement que d'admettre l'existence de raisons justificatives.
- d'autre part, l'exclusion est réservée aux seules différences "catégorielles". A cet égard, il eut été utile que la Chambre sociale précise, au cas particulier, ce qui est une "catégorie professionnelle" : "non cadre, cadre", "ouvrier, employé, technicien, agent de maîtrise, ingénieur, cadre" ? A titre d'exemple, l'obligation précitée de financement patronal minimal dite du "1,50 tranche A" s'applique aux salariés cadres et non-cadres affiliés d'autorité à l'AGIRC. Ces derniers représentent parfois une partie seulement des agents de maîtrise. Doit-on faire application en pareil cas de l'exclusion du principe d'égalité de traitement ? On peut raisonnablement le penser. De même, les différences de fonctions de cadres, reconnues par la règlementation sur le temps de travail peuvent-elles constituer des "catégories" au sens de l'exclusion du principe d'égalité de traitement ? La Haute juridiction sera contrainte, à l'avenir, de compléter son analyse.
En tout état de cause, on ne voit pas en quoi les particularités retenues (1°/ "évaluation des risques garantis, en fonction des spécificités de chaque catégorie professionnelle", 2°/ "objectif de solidarité", et 3°/ "mise en oeuvre la garantie d'un organisme extérieur à l'entreprise") sont propres aux seules catégories professionnelles. A nouveau, il était plus évident de considérer, de façon générale, que des différences peuvent être justifiées, notamment sur la base de différences de profil de consommation médicale, d'implantation géographique, de famille, de politique de rémunération, de choix collectif de consommation d'assurance de groupe, etc.
Enfin, la référence à "l'objectif de solidarité" est difficilement compréhensible. Elle est même, disons-le clairement, mystérieuse au cas du sujet traité. Peut-être la Cour de cassation a-t-elle voulu éviter, comme l'indique le Conseiller Jean-Marc Béraud, que le principe d'égalité induise un nivellement par le haut qui aurait imposé un coût plus lourd pour les salariés les moins rémunérés et donc une réduction de leurs salaires nets ? Si tel est bien le cas, la notion d'objectif de solidarité ne paraît pas, en tout état de cause, la sémantique la plus appropriée.
Lexbase : Peut-on envisager, "craindre", un effet boomerang dans d'autres domaines où les "particularités" de la protection sociale complémentaire pourraient être invoquées ?
Frank Wismer : Il est vrai que la référence aux "particularités" de la protection sociale peut ouvrir la boîte de Pandore sur une question à laquelle nous autres, praticiens de la protection sociale d'entreprise, sommes confrontés régulièrement : les garanties de protection sociale peuvent-elle être régies par les normes et principes de droit du travail ? Dans un grand nombre de cas oui, mais les problèmes de transposition ne manquent pourtant pas ! Les notions d'avantages individuels acquis, d'identité des avantages pour comparer des normes collectives, d'avantages globalement plus favorables posent souvent des problèmes que l'on peut difficilement résoudre par les seuls outils "travaillistes" usuels.
A ce titre, on ne peut exclure que les arrêts du 13 mars dernier soient ainsi utilisés dans des contentieux prud'homaux de protection sociale, autre que sur l'égalité de traitement. Bien évidemment, on opposera que la portée de ces arrêts doit se limiter à la seule question de l'égalité. La reconnaissance de ces "particularités" constitue tout de même un précédent. Comme l'on dit en pareil cas, il faut en prendre acte.
Lexbase : Comment envisager l'articulation entre le décret du 9 janvier 2012 (N° Lexbase : L7139IRT) (6) et cet arrêt ? En effet, la Cour laisse penser que la définition des catégories professionnelles n'est pas restrictive, or le décret du 9 janvier 2012 semble affirmer le contraire.
Frank Wismer : On imagine que les magistrats n'ont pas pu ignorer l'existence du décret, quand bien même la Chambre sociale n'est pas la chambre compétente concernant les questions de protection sociale.
Rappelons que le financement patronal des régimes de retraite et de prévoyance peut bénéficier d'une exclusion d'assiette de cotisations de sécurité sociale, réservée par l'article L. 242-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L0132IWS) au financement des garanties bénéficiant "à titre collectif à l'ensemble des salariés ou à une partie d'entre eux sous réserve qu'ils appartiennent à une catégorie établie à partir de critères objectifs déterminés par décret".
Pris en application de cette disposition légale, le décret n° 2012-25 du 9 janvier 2012 exige que les critères de définition de régimes catégoriels permettent "de couvrir tous les salariés que leur activité professionnelle place dans une situation identique au regard des garanties concernées". Or, l'exonération est admise si le régime catégoriel est défini selon un ou plusieurs critères limitativement énumérés à l'appui de ce principe. De prime abord, les arrêts du 13 mars 2013 simplifient le travail de démonstration !
Deux réserves toutefois :
- d'une part, il faudra rapidement apprécier si la Direction de la Sécurité Sociale, l'ACOSS et les URSSAF admettent le principe de ces jurisprudences et ne considèrent pas qu'il existe un principe d'égalité de traitement propre aux exonérations de charges sociales, distinct du celui de droit du travail. Cela parait bien peu probable. Mais l'expérience invite à la vigilance. La Chambre sociale a exclu le principe d'égalité de traitement en cas de différence entre catégories professionnelles. Le décret impose de démontrer que le critère de différentiation permet de réunir tous les salariés dont l'activité professionnelle les place dans une situation identique au regard de l'avantage. Ce n'est pas exactement la même chose ;
- d'autre part, la question précédemment évoquée de la détermination de ce que recoupe la notion jurisprudentielle de "catégorie professionnelle" se posera au regard du décret. A titre d'exemple, l'un des critères porte sur "l'appartenance aux catégories et classifications professionnelles définies par les conventions de branche ou les accords professionnels ou interprofessionnels". On sait que cette disposition pose le problème de ce que signifie la classification professionnelle au sens de cette disposition. Cette question va prendre un sens encore plus important compte tenu des arrêts du 13 mars dernier.
(1) Cass. soc., 13 mars 2013, n° 11-20.490, FS-P+B+R (N° Lexbase : A5092I9H) ; v. sur le même sujet : Cass. soc., 13 mars 2013, n° 10-28.022, FS-D (N° Lexbase : A9771I9R) et Cass. soc., 13 mars 2013, n° 11-13.645, FS-D (N° Lexbase : A9815I9E).
(2) V. les obs. de M. Del Sol Commentaire des articles 1 et 2 de l'Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l'emploi et des parcours professionnels des salariés : généralisation de la couverture santé des salariés : des avancées, des évolutions, des interrogations, Lexbase Hebdo n° 514 du 31 janvier 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5516BTH).
(3) V. les obs. de G. Singer, Avant-projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi : précisions et arbitrages du ministère du Travail, Lexbase Hebdo n° 517 du 21 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5927BTP).
(4) Jean-Marc Béraud, SSL, 18 mars 2019, n°1576.
(5) LSQ, n° 16306, vendredi 15 mars 2013.
(6) V. les obs les obs. de M. Del Sol Caractère collectif et obligatoire des garanties de protection sociale complémentaire : il est (enfin !) venu le temps du décret, Lexbase Hebdo n° 472 du 9 février 2012 - édition sociale ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 5916592, "corpus": "reviews"}, "_target": "_blank", "_class": "color-reviews", "_title": "[Textes] Caract\u00e8re collectif et obligatoire des garanties de protection sociale compl\u00e9mentaire : il est (enfin !) venu le temps du d\u00e9cret", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: N0061BTG"}}).
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