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N8384BSC
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 27 Octobre 2011
Il ne fait aucun doute que, lorsque les parties sont liées par contrat, la rupture du contrat à l'initiative de l'une d'elles, à moins d'avoir été prévue par celui-ci ou de sanctionner un manquement imputable à son cocontractant, constitue une faute de nature à engager la responsabilité contractuelle de son auteur. Mais l'existence d'un contrat n'est à vrai dire pas une condition nécessaire à la mise en oeuvre d'une action en responsabilité. En dehors, en effet, de l'hypothèse bien connue de la rupture abusive des pourparlers, l'abus constituant une faute au sens de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (N° Lexbase : L8640IMX), introduit dans le Code de commerce par la loi "Galland" du 1er juillet 1996 (loi n° 96-588, 1er juillet 1996, sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales N° Lexbase : L0102BIM) sous le chapitre des "Pratiques restrictives de concurrence", et modifié par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), prévoit, de façon plus originale, que tout commerçant ou industriel engage sa responsabilité lorsqu'il rompt "brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels" (1). Evidemment, le texte tend, au premier chef, à l'indemnisation du dommage directement subi par la victime de la rupture des relations commerciales. Un intéressant arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 6 septembre 2011, à paraître au Bulletin, admet également qu'un tiers puisse invoquer la rupture brutale d'une relation commerciale à laquelle il n'est, par hypothèse, pas directement partie, dès lors que cette rupture lui a causé un préjudice.
En l'espèce en effet, un groupe ayant pour activité l'import et l'export de produits alimentaires, et comprenant une filiale en France et une filiale en Thaïlande, avait accepté de faire assurer par sa filiale française le fret ainsi que les aspects administratifs et comptables des commandes qu'une société passait avec sa filiale thaïlandaise. Après semble-t-il plus de vingt ans de relations commerciales, la société en question, constatant une réduction de ses ventes en Thaïlande, avait décidé de revoir sa politique de distribution vers ce pays et avait, ainsi, rompu ses relations commerciales avec la filiale française du groupe. C'est dans ce contexte que, faisant valoir le caractère brutal de la rupture de la relation commerciale, les filiales françaises et thaïlandaises ont assigné la société aux fins de la faire condamner pour rupture abusive. Les juges du fond ayant décidé que, bien que tiers aux relations commerciales ayant existé entre elle et la filiale française, la filiale thaïlandaise était fondée à demander réparation du préjudice subi du fait de la rupture abusive sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, la société s'est pourvue en cassation, soutenant que la vocation de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce de ne régir que les relations entre partenaires commerciaux ne permettrait d'indemniser que le dommage directement subi par la victime de la rupture mais non un éventuel dommage par ricochet. L'argumentation n'a cependant pas convaincu la Cour de cassation qui, pour rejeter le pourvoi, énonce "qu'un tiers peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d'une relation commerciale dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice".
On remarquera, au cas présent, qu'il n'était pas discuté du point de savoir si la relation en cause était bien une relation "commerciale", ni même une relation commerciale "établie" au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. On rappellera, pour mémoire, que la jurisprudence entend assez largement les conditions d'application du texte : sont en effet visées toutes les relations commerciales quelle qu'en soit la nature, précontractuelle, contractuelle et même post-contractuelle (2), tous les types de rapports, et pas uniquement les rapports entre centrales d'achats et petits fournisseurs (3), que la relation porte sur la fourniture d'un produit ou encore qu'elle ait pour objet une prestation de services (4). Et s'agissant du caractère établi de la relation, que le législateur n'a pas entendu définir, on considère que l'auteur de la rupture est contraint de respecter les règles posées par l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, dès lors que la relation commerciale qu'il entretenait présentait un caractère suivi, stable et habituel (5), ce qui ici paraissait bien être le cas.
En réalité, la seule question qui se posait consistait à savoir si un tiers pouvait se prévaloir de la rupture abusive d'une relation commerciale pour rechercher la responsabilité de l'auteur de la rupture au motif que celle-ci lui aurait causé un préjudice. On comprend bien que le pourvoi ait cherché, en l'espèce, à limiter le rayonnement de cette responsabilité en la cantonnant aux seuls rapports entre les parties à la relation commerciale : l'atteinte à la liberté contractuelle que permet l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, déjà lourdement contraignante pour les commerçants, devrait ainsi restée mesurée et, en l'occurrence, circonscrite aux parties, sans pouvoir bénéficier aux tiers. La réponse de la Cour de cassation ne surprend cependant pas. Si, en effet, il n'existe pas entre les parties à la relation commerciale de contrat -ce qui vise essentiellement l'hypothèse du non renouvellement de contrats antérieurs-, il est alors, techniquement, parfaitement envisageable que l'auteur de la rupture abusive doive des dommages et intérêts non seulement à son ancien partenaire commercial, victime directe, mais aussi à un tiers, victime par ricochet. Et le raisonnement n'est pas, fondamentalement, différent dans l'hypothèse dans laquelle il existerait entre les parties à la relation commerciale un contrat -par exemple un contrat-cadre. A supposer que l'on considère, ce qui resterait encore à vérifier (6), que la faute de l'auteur de la rupture puisse être contractuelle (7), le tiers peut, selon la jurisprudence, rechercher la responsabilité délictuelle de l'auteur du manquement sans avoir d'autre preuve à rapporter que celle d'un préjudice causé par le dit manquement. On sait, en effet, que la jurisprudence a admis la thèse de l'assimilation des fautes contractuelle et délictuelle, et décide ainsi que la faute contractuelle constitue automatiquement à l'égard du tiers une faute délictuelle (8).
Aux termes de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS), le commettant ne répond des dommages causés par son préposé que si l'acte de celui-ci a été commis "dans les fonctions" auxquelles il a été employé. La mise en oeuvre de cette exigence ne pose sans doute pas de difficulté dans toutes les hypothèses dans lesquelles soit l'acte du préposé s'inscrit dans la stricte exécution de sa mission, auquel cas il est évident que le préposé ne saurait être considéré comme en dehors de ses fonctions, soit, à l'inverse, l'acte du préposé est dépourvu du moindre lien avec ses fonctions, auquel cas il n'est pas discutable que, s'étant placé hors de ses fonctions, le commettant ne saurait en être tenu. Mais tout le problème vient de ce que, entre ces deux séries d'hypothèses extrêmes, on rencontre des cas de figure intermédiaires laissant place à une certaine hésitation, notamment lorsque le préposé a agi à l'occasion de ses fonctions, mais inspiré par un mobile étranger à celles-ci. Un récent arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 15 septembre 2011, certes inédit, mérite, nous semble-t-il, d'être, au moins rapidement, signalé, d'autant qu'il conforte l'analyse qu'on avait pu faire de l'abus de fonctions du préposé à partir de décisions récentes commentées dans cette Revue.
En l'espèce, une mutuelle d'assurances avait confié à un mandataire un mandat pour conclure des contrats d'assurance sur la vie et encaisser les primes et cotisations des souscripteurs. A la suite de réclamations de clients, le mandant a révoqué le mandat, et le mandataire a été poursuivi devant le tribunal correctionnel qui l'a déclaré coupable d'abus de confiance aggravés ainsi que de faux et usage de faux. Certains des clients trompés ont également poursuivi la mutuelle d'assurances en réparation de leur préjudice en faisant valoir qu'elle devait répondre des faits de son préposé, qui s'était présenté comme un agent de la société pour leur faire souscrire un contrat d'assurance sur la vie et qui avait détourné les chèques qu'ils lui avaient remis. La cour d'appel de Nîmes ayant accueilli la demande, la société s'est pourvue en cassation, sans succès au demeurant puisque la Haute juridiction, pour rejeter le pourvoi et approuver les juges du fond, décide "qu'il résulte de l'article L. 511-1 III du Code des assurances (N° Lexbase : L9783HE3) que la société d'assurance est civilement responsable, dans les termes de l'article 1384 du Code civil, du dommage causé par la faute de son mandataire agissant en cette qualité ; que le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions". Or, au cas présent, ayant retenu, entre autres motifs, que le préposé disposait d'une carte avec le logo de la société, qu'il avait remis aux clients un document à l'en-tête du groupe, avec des conditions particulières portant un numéro, que les chèques remis par les clients avaient été établis à l'ordre de la société, les premiers juges ont pu, procédant à une appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve, déduire que "le préposé avait agi dans ses fonctions de mandataire et que la société ne s'exonérait pas de sa responsabilité civile en tant que commettant".
Les données du débat sont bien connues. On rappellera, bien entendu, que l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a, par un arrêt du 19 mai 1988, tranché la controverse relative à la définition de l'abus de fonctions du préposé qui opposait la chambre civile et la Chambre criminelle en décidant que "le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si le préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, à des fins étrangères à ses attributions" (9), autrement dit apparemment dans le sens de la conception téléologique de la chambre civile. Mais l'on n'ignore pas que, au-delà des formules, la jurisprudence s'en tient en réalité, pour apprécier l'existence d'un lien de connexité entre l'acte dommageable du préposé et ses fonctions, à des critères bien plus objectifs que psychologiques : le préposé n'est pas hors de ses fonctions dès lors qu'il a trouvé dans celles-ci "l'occasion et les moyens de sa faute". Un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 17 mars 2011, ici même commenté, en constituait d'ailleurs un exemple tout à fait révélateur puisque, pour juger qu'un conservatoire de musique devait répondre du fait de son préposé qui avait commis sur plusieurs de ses élèves des viols et agressions sexuelles, la Haute juridiction avait décidé, rattachant ainsi l'acte aux fonctions, que le préposé avait "trouvé dans l'exercice de sa profession sur son lieu de travail et pendant son temps de travail les moyens de sa faute et l'occasion de la commettre, fût-ce sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions", ce qui, par suite, suffisait à considérer qu'il n'avait pas agi en dehors de ses fonctions (10). L'arrêt du 15 septembre 2011 participe lui aussi de cette approche objective de l'abus de fonctions : les indices relevés par les premiers juges pour rattacher le fait du préposé aux fonctions ne se comprennent en effet que si l'on définit objectivement l'abus de fonctions. Il faut dire que, parmi les trois conditions de l'abus de fonctions telles qu'énoncées par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, la condition objective de l'extériorité de l'acte par rapport aux fonctions a absorbé les deux autres, elles subjectives, d'absence d'autorisation et d'extranéité de la finalité de l'acte par rapport aux fonctions, de telle sorte que le débat judiciaire se ramène au point de savoir si l'acte dommageable est ou non objectivement indépendant des fonctions. Il n'est, dès lors, pas étonnant de voir la jurisprudence décider qu'il n'y a précisément pas de dépassement objectif des fonctions toutes les fois que le préposé aura causé le dommage au temps ou au lieu du travail, ou bien encore aura trouvé dans les moyens mis à sa disposition les moyens de commettre l'acte dommageable (11).
On ajoutera que l'arrêt présente encore un autre intérêt en ce que les magistrats ont refusé d'établir un lien entre le fait que le préposé ait commis une faute pénale intentionnelle et l'exonération de la responsabilité du commettant, autrement dit de déduire de cette faute l'idée selon laquelle le préposé aurait agi en dehors ses fonctions. On se souvient que des juges du fond avaient, dans une affaire récente, été tentés de raisonner ainsi, et avaient été justement rappelés à l'ordre par la Cour de cassation dans un arrêt de sa deuxième chambre civile du 12 mai 2011 (12). C'est que, en effet, s'il est exact que la qualification de la faute du préposé n'est pas sans effet dans le régime de la responsabilité du commettant du fait de son préposé, encore faut-il relever qu'elle n'a d'incidence que sur la responsabilité du préposé, et non pas sur celle du commettant : l'immunité civile dont jouit le préposé dans l'hypothèse dans laquelle il aurait agi sans excéder les limites de sa mission, immunité consacrée par le désormais célèbre arrêt "Costedoat" de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 février 2000 (13), tombe en présence d'une infraction pénale intentionnelle imputable au préposé (14). Mais, en tout état de cause, en présence d'une faute pénale volontaire du préposé, la responsabilité du commettant demeure. Pour que le commettant puisse ne pas être tenu du fait de son préposé, quand bien même ce fait consisterait dans une infraction intentionnelle, il faut qu'il puisse établir que le préposé a agi en dehors des fonctions pour lesquelles il était employé. Il faut donc, en somme, qu'il y ait abus de fonctions du préposé, étant entendu que l'existence d'une infraction pénale intentionnelle du préposé ne permet pas, en tant que telle, de caractériser, cet abus de fonctions.
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