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N4623BW7
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 06 Octobre 2016
Le 29 septembre 2016, l'Ordre des avocats au barreau de Rouen et la Faculté de droit de Rouen organisaient en partenariat un colloque sur la liberté d'expression et le droit des femmes au XXIème siècle (N° Lexbase : N4083BW7). Arnaud de Saint Rémy, Bâtonnier de l'Ordre et Vincent Tchen, Professeur de droit public à l'Université de Rouen nous avaient aimablement convié pour intervenir sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, facteur de lutte contre les discriminations. C'est le substrat de cette intervention que je vous propose de retrouver cette semaine.
1 - La question ne serait pas une véritable question...
Ma première réaction fut de m'interroger sur le caractère sérieux de la question. Je dis bien de la question et non du sujet.
Cet été, en pleine réflexion, pour oser me tenir devant vous, j'entends que Kevin Roberts, membre du directoire de Publicis, est mis à pied pour avoir tenu des propos sexistes, et a démissionné de son poste pour avoir fait un "commentaire contraire à l'esprit du groupe" et en raison de la "gravité de ses propos" (3 août 2016). Interrogé sur la question de la parité homme-femme dans le secteur publicitaire, Kevin Roberts avait répondu : "Ce putain de débat est dépassé", avant de dire à la journaliste qu'il ne passait "pas de temps" sur ces enjeux et d'expliquer pourquoi, selon lui, les femmes occupent moins de postes à responsabilités :
"Leur ambition n'est pas verticale, c'est une ambition intrinsèque, circulaire, d'être heureuses. Alors elles nous disent :'Nous ne nous évaluons pas avec les critères selon lesquels vous, dinosaures idiots, vous vous jugez'. Je ne pense pas [que le manque de femmes à des postes de direction] soit un problème. Je ne suis pas inquiet, simplement parce qu'elles sont très heureuses, qu'elles ont beaucoup de succès et qu'elles font du très bon travail. Je ne peux pas parler de discrimination parce que nous n'avons jamais rencontré ce problème, Dieu merci".
Or, si près de la moitié des employés des agences de publicité sont des femmes, elles ne représentent que 11,5 % des directeurs de création...
Deux jours plus tard, je tombe sur la profession de foi féministe de Barack Obama : "Rétrospectivement, je me rends compte que, même si j'aidais à la maison, c'était en général selon mon propre emploi du temps et mes propres envies. La charge revenait à Michelle, de façon injuste et disproportionnée". "En étant le père de deux filles, vous prenez encore plus conscience de la manière dont les stéréotypes de genre envahissent notre société. Vous voyez les signaux, subtils et moins subtils, que notre culture nous transmet. Vous ressentez l'énorme pression qui impose aux filles une apparence, un comportement et même une façon de pensée définie".
En clair le combat était gagné, la question n'avait pas lieu d'être : évidemment que l'égalité réelle femme-homme est un facteur de lutte contre les discriminations ; et personne ne viendrait remettre en cause la nécessité de promouvoir et d'assurer cette égalité. La lutte contre la première des discriminations, celle fondée sur la différence de sexe, c'est l'égalité femme-homme. Il n'y qu'à voir le vote massif en faveur de la loi du 4 août 2014 ; les saisines du Conseil constitutionnel n'ayant porté que sur des détails, par ailleurs validés, et dans un esprit de sensibilisation ou de responsabilisation et non conservateur à mon sens.
Fermez le ban ?
2 - La question serait une question piège...
Puis je me dis que si l'on m'invite à répondre à une telle question, c'est que la réponse ne va pas nécessairement de soi...
Alors je tente une approche exégétique.
Qu'est-ce qu'une discrimination ? C'est le fait de distinguer et de traiter différemment (le plus souvent plus mal) quelqu'un ou un groupe par rapport au reste de la collectivité ou par rapport à une autre personne. Et, le sexisme est une discrimination fondée sur le sexe presque toujours au détriment des femmes et qui nie le droit à la liberté et l'égalité des êtres humains.
L'antithèse de la discrimination, c'est donc bien l'égalité.
Mais l'égalité réelle ? Cela consiste en quoi, au juste ?
L'objectif de l'égalité réelle entre les femmes et les hommes prévoit une double approche : poursuivre l'adoption de droits pour renforcer une égalité formelle et adopter des mesures spécifiques correctives tant que persistent les inégalités sexistes et prendre conscience lors de l'élaboration des politiques publiques de leurs impacts différenciés pour déconstruire les stéréotypes sexistes encore en présence. Cà, c'est dans l'étude d'impact sur la loi du 4 août 2014.
L'essai de définition est récent et pour cause, le concept "d'égalité réelle" est apparu, à titre législatif, pour la première fois à l'occasion de l'adoption de cette loi, à la suite de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, du 11 mai 2011.
Auparavant, on se contentait de l'égalité, idiome qui se suffisait à lui-même.
Et ce, uniquement pour ce qui concerne "l'égalité", en droit national... Nous avons vu précédemment les sources internationales et communautaires de l'égalité femme-homme. Et, je ne parle pas des lois en faveur de la liberté des femmes.
L'égalité est proclamée, légiférée, organisée... Mais les chiffres sont là, les faits sont têtus.
Et la liste à la Prévert n'en finit pas... quant à la parité, à l'accès aux responsabilités, dans la culture, les médias, le sport... alors qu'elles sont majoritaires dans les cohortes universitaires, culturelles et médiatiques.
Ah, j'oubliais : les femmes vivent plus longtemps que les hommes, 85,6 ans contre 79 ! Oui, mais lorsque l'on regarde les années de vie en bonne santé, l'égalité est là réelle : 63-64 ans... Les femmes vivent plus longtemps... mais en mauvaise santé, en limitation d'activité ou en incapacité !
Le constat est consternant : l'égalité formelle ne suffit pas. Et, c'est justement l'égalité réelle qui doit corriger les insuffisances de toutes les lois qu'il convient d'appliquer dans leur entier (notamment quant à l'égalité salariale).
C'est pourquoi la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes vise à combattre les inégalités dans les sphères privée, professionnelle et publique. Les mesures phares de la loi visent à inciter les pères à prendre un congé parental, à conditionner l'accès aux marchés publics au respect par les entreprises de l'égalité professionnelle, à protéger les mères isolées des impayés de pension alimentaire, ou encore à étendre à tous les champs de responsabilité le principe de parité. Elle permet aussi de mieux lutter contre les violences faites aux femmes, grâce au renforcement de l'ordonnance de protection et des infractions relatives au harcèlement.
A l'heure actuelle, pas de bilan ou peu d'indications. La totalité des décrets d'application a été promulguée ou presque. Tout juste pourrons-nous nous féliciter que la France soit au premier rang européen en matière de féminisation des instances dirigeantes des entreprises ; que les inégalités de salaires diminuent deux fois plus vite en France que dans le reste de l'Europe ; et que le nombre d'entreprises couvertes par un accord ou un plan d'action relatif à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes progresse de façon continue.
L'égalité réelle réussirait-t-elle mieux que l'égalité formelle ou de droit ?
3 - Une réponse tout en nuances
En dehors de toute polémique sur le caractère politico-médiatique d'une telle épithétisation de l'égalité, il faut reconnaître qu'en affichant sa volonté de lutter contre les stéréotypes genrés, l'égalité réelle veut montrer la voie, appuyer là où cela fait mal.
Nuances sur un plan juridique : l'égalité réelle et son bras armé, la parité, sont des discriminations, certes positives, qui luttent contre les discriminations, elles, négatives. Mais, en fait, toute loi relative à l'égalité femme-homme est une loi de discrimination positive ni plus, ni moins qu'une loi relative à l'égalité dite réelle.
Le Conseil constitutionnel pourrait ainsi nous en rabattre en expliquant "qu'il est certain que le principe constitutionnel d'égalité, s'il était strictement entendu par le juge, peut représenter une menace pour pratiquement tous les choix effectués par le Parlement puisque l'activité législative qui comporte nécessairement l'établissement de différenciations de traitement selon les catégories est, par essence, discriminatoire. En ce sens, on peut considérer que la mise en oeuvre du principe d'égalité par le Conseil constitutionnel recèle en germe une potentialité d'anéantissement de la quasi-totalité des textes législatifs".
Nuances lobbyistes : pourtant, à n'en pas douter, le glissement sémantique n'est pas anodin. Il marque une nouvelle étape, une nouvelle phase de la lutte contre les inégalités sexistes de fait, en invitant la société à prendre part au changement des mentalités et à ne pas tout attendre d'une législation qui présente désormais ses limites. Ce glissement sémantique est certainement le fruit de l'empowerment, processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d'action, de s'émanciper ; concept utilisé pour la première fois à l'occasion de l'émancipation des femmes, justement, aux Etats-Unis au début du XXème siècle : un empowerment adapté au XXIème siècle
Alors, après le tollé du "On ne naît pas femme, on le devient", de Simone de Beauvoir, en 1949, dans le Deuxième sexe, l'émoi contre la théorie du "gender", l'ordre du jour est à l'égalité dans la différence ; et c'est cela l'enjeu de l'égalité réelle.
Or, cette égalité dans la différence est un désir, une utopie, qui impliquerait un considérable progrès de l'Humanité et pas seulement du genre masculin, nous enseigne Elisabeth Badinter dans Fausse route.
Et elle n'a pas tort. La preuve : de ci, de là, émerge l'idée d'un retour à cette différence, au rétablissement de la frontière entre les sexes. Et, le pamphlet, très médiatisé, Adieu Simone ! Les dernières heures du féminisme, écrit par Gabrielle Cluzel, et paru au printemps dernier, en est un véhicule des plus synthétiques.
L'auteur évoque ainsi les magazines féminins infantilisant les lectrices, à commencer avec leur nom, comme Marie-Claire -"imagine-t-on un journal économique, politique, sérieux, s'appeler Jean-Louis ou Jean-Claude ?"- Elle raille la grammaire féministe : pour que "les hommes et les femmes soient belles", il faut en finir avec la règle de la domination masculine pour l'accord de l'adjectif qualificatif, règle du XVIIème siècle, pour lui substituer la règle de proximité. Elle émet l'idée d'une galanterie comme sexisme bienveillant, tournant en dérision les féministes outrées par une addition de restaurant réglée par un soupirant... On passera le chapitre sur la liberté sexuelle, l'avortement et la confusion entre femme libre et femme facile, ou sur l'infantilisation des femmes désirant avorter... pour s'attacher au travail des femmes, le combat par excellence des féministes.
Simone de Beauvoir écrivait justement : "C'est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c' est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète" ou encore "Il n' y a qu'un travail autonome qui puisse assurer à la femme une authentique autonomie".
Gabrielle Cluzel fustige alors les crèches où l'on encourage les filles à faire du bruit, crier et grimper à l'instar des garçons ; appelle de ses voeux une revalorisation des filières littéraires prisées par les filles plutôt que d'en avoir que pour les scientifiques masculins ; mais elle explique clairement la différence de carrière professionnelle et de salaires d'avec les hommes par les tâches domestiques et la nécessité de s'occuper des enfants, et relate ces solutions farfelues de certaines grandes entreprises innovantes ayant proposé à leurs salariés de prélever et congeler leurs ovocytes.... Le temps qu'elles fassent carrière ! Le travail la libération de la femme ? 56 % des femmes pensent qu'elles ont moins de temps disponible pour elles -mêmes que leurs mères... relate l'auteur.
Cela sonne-t-il pour autant le glas du féminisme ? Trop de législation en faveur de l'égalité femme-homme aurait-elle tué le féminisme ? Y-aurait-il une courbe de Laffer du féminisme, pire de la législation sur l'égalité femme-homme conduisant à une contre-productivité dans la conduite au changement des mentalités ?
La différence prendrait-elle le pas sur l'égalité ? D'abord, "Les plus grands progrès accomplis ces dernières décennies l'ont tous été grâce à l'audacieuse déconstruction du concept de nature. Non pour le nier, comme on l'a souvent dit, mais pour le remettre à sa place. On a ainsi offert à chacun une liberté sans précédent par rapport aux rôles traditionnels que définissaient le genre", écrit Elisabeth Badinter.
Et cette déconstruction du concept de nature, justement, est le fruit d'une législation stratifiée, années après années, jusqu'à vouloir régenter la chambre à coucher, certes. Mais, existe-t-il un autre moyen pour changer les mentalités, mettre à bas les stéréotypes genrés ?
Aussi, l'auteur de Fausse route nous met d'ailleurs en garde : "L'égalité se nourrit du même, non de la différence. A méconnaître cette logique élémentaire, à vouloir forcer le sens des termes, on aboutit au contraire de ce que l'on désirait. La parité qui en appelle à l'égalité dans la différence est une bombe à retardement. Très vite, on surestime la différence et on relativise l'égalité. La différence des sexes est un fait, mais elle ne prédestine pas aux rôles et aux fonctions".
Aie ! C'est le débat inexpugnable de la discrimination positive face à l'égalité absolue...
L'unanimité n'est donc pas de mise face à une égalité réelle qui ferait la part trop belle à la parité ou à la différence. On pourrait donc se contenter de l'égalité de droit... pour peu qu'on ait le cran d'en appliquer toutes les dispositions.
Ils sont bienheureux les mots de Jean d'Ormesson, lors de sa réponse au discours de réception à l'Académie Française de Marguerite Yourcenar, première femme académicienne en 1981 :
"Je ne vous cacherai pas, Madame, que ce n'est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd'hui : c'est parce que vous êtes un grand écrivain. Être une femme ne suffit toujours pas pour s'asseoir sous la Coupole. Mais être une femme ne suffit plus pour être empêchée de s'y asseoir. Nous vous aurions élue aussi ? et peut-être, je l'avoue, plus aisément et plus vite? si vous étiez un homme. Plût au ciel que les hommes que nous avons choisis depuis trois cent cinquante ans eussent tous l'immense talent de la femme que vous êtes. Ne voyez dans votre élection, qui n'est pas une mode de la tribu, aucun tribut à la mode, ce serait faire hommage en vous au hasard de la naissance, ce serait faire injure en vous au mérite de l'écrivain. Nous n'avons pas voulu nous plier à je ne sais quelle vogue ou vague du féminisme régnant. Nous avons simplement cherché à être fidèles à notre vocation traditionnelle qui est de trouver -si faire se peut- dans les lettres françaises ce qu'il y a de meilleur, de plus digne, de plus durable".
Mais tout un chacun a-t-il la sagesse et le temps d'un immortel ?
Nuances anthropologiques : finalement, à mon sens, si la seule égalité femme -homme peut conduire parfois à une régression du statut de la femme, comme lorsque la Cour européenne des droits de l'Homme contraint la France à autoriser le travail de nuit des femmes, strictement encadré depuis le XIXème siècle, l'égalité réelle est-elle là pour corriger les imperfections ou les insuffisances de l'égalité formelle, tenant compte de la différence des sexes (indéniable), du statut particulier de mère (congé parental inégalement partagé), de la faiblesse physique des femmes face au harcèlement, aux violences.
On peut regretter qu'une fois encore "la femme se détermine et se différencie par rapport à l'homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l'inessentiel en face de l'essentiel. Il est le sujet, il est l'Absolu : elle est l'Autre" (Deuxième sexe). Mais, au moins, cette égalité réelle, égalité pragmatique, conduirait progressivement vers une égalité réaliste, luttant contre la première discrimination de l'Histoire, le sexisme... avant que les mentalités des générations futures ne changent radicalement...
Et, c'est toute la fonction anthropologique du droit, chère à Alain Supiot dans son Homo juridicus. "L'homme ne naît pas rationnel, il le devient en accédant à un sens partagé avec les autres hommes. Chaque société humaine est ainsi à la manière l'instituteur de la raison". "Faire de chacun de nous un homo juridicus est la manière occidentale de lier les dimensions biologique et symbolique constitutives de l'être humain. Le Droit relie l'infinitude de notre univers mental à la finitude de notre expérience physique et c'est en cela qu'il remplit chez nous une fonction anthropologique d'institution de la raison".
Sapere aude ! Ose te servir de ton propre entendement écrivait Kant...
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