Réf. : TI Montpellier, 9 juin 2016, n° 11-16-000424 (N° Lexbase : A9818RYB)
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par Alexandre Bordenave, Avocat au barreau des Hauts-de-Seine, chargé d'enseignement à l'ENS Cachan
le 01 Octobre 2016
- soit un prêt dont le taux est EURIBOR 3 mois + 1 % ;
- avec l'EURIBOR 3 mois égal à 0,56 %, il ressort un taux d'intérêt de 1,56 % ;
- en appliquant littéralement la formule, avec l'EURIBOR 3 mois égal à - 0,302 % (8), il ressort un taux d'intérêt de 0,698 %. La marge de la banque, qui correspond véritablement à sa rémunération, est rognée par la négativité du taux de marché ;
- toujours au profit d'une stricte application de la formule, avec l'EURIBOR 3 mois égal à 1,2 % (9) , il ressort un taux d'intérêt de - 0,2 %. La banque, créancière d'une somme d'argent négative -donc débitrice-, se trouverait alors contrainte de verser des fonds à l'emprunteur.
C'est de telles situations dont les juridictions françaises ont récemment eu à connaître : un emprunteur exigeant, contre le refus de sa banque, l'application d'une formule de taux d'intérêt variable dont l'indice était devenu négatif. A ce jour, les magistrats ont donné raison à l'emprunteur au nom du sacrosaint pacta sunt servanda : il faut purement et simplement faire jouer la formule de taux d'intérêt variable, et ce même jusqu'à aboutir à un taux négatif dans l'affaire méridionale.
Disons-le sans plus de précaution : nous sommes très réservés à propos d'une solution de fond qui imposerait l'application d'un taux d'intérêt négatif dans un prêt à taux variable. A l'évidence, cette position ne pourrait que relever d'un esprit de géométrie détestable au plan juridique (I), qu'il est nécessaire de dépasser au nom d'un esprit de finesse dont il est facile de se revêtir pour autant que l'on conçoive encore le droit comme l'ars boni et aequi (II).
I - L'esprit de géométrie du taux d'intérêt négatif
Les quelques décisions de justice à notre disposition relèvent-elle de la géométrie pascalienne ? Bien qu'il faille relever que ces jugements évitent au moins un aspect de cette géométrie (A), ils méritent tout de même notre opprobre à cet égard (B).
A - Une géométrie évitée
Se contenter d'une vision monolithique des jugements rendus à Strasbourg et à Montpellier parce qu'ils traitent tous du taux d'intérêt négatif et tranchent en défaveur de la banque tiendrait de l'empressement. En effet, à notre sens, un élément les distingue irrémédiablement.
(i) Dans les affaires strasbourgeoises, la banque, pour éviter que sa marge ne soit entamée par un indice négatif, avait appliqué à cet indice (le LIBOR CHF) un plancher à zéro. Ainsi, l'indice était réputé égal à zéro, et le taux d'intérêt égal à la marge. Il est encore plus important de constater que, en l'espèce, la négativité de l'indice n'était pas telle qu'elle aurait porté le taux d'intérêt sous la barre de zéro. Il ne s'agissait pas, à proprement parler, d'un problème de taux d'intérêt contractuel négatif, mais uniquement d'indice négatif ;
(ii) Dans le contentieux héraultais, au contraire, l'indice retenu (la moyenne annuelle calculée en août de l'EURIBOR 3 mois) était si négatif que le faire jouer aurait conduit à un taux d'intérêt contractuel négatif. Pour l'éviter, la banque considérait que ce taux contractuel était assorti d'un plancher à zéro. Ici, il s'agissait donc bien, stricto sensu, d'une affaire de taux d'intérêt négatif.
Cette distinction appelle des positions différentes car, s'il est juridiquement concevable (10), face à une clause de taux d'intérêt rédigée sans suffisamment de précision, qu'un indice négatif rogne la marge tout en laissant un taux d'intérêt positif, il est beaucoup plus contestable que la même situation puisse aboutir à l'application d'un taux d'intérêt négatif, transformant le banquier prêteur en débiteur de son client emprunteur.
Conclure en sens contraire relèverait d'une bien triste géométrie. Dans les espèces qui nous retiennent, celle-ci est encore susceptible d'être évitée. En effet, il ne coule pas de source que le juge alsacien, confronté à un indice négatif, ait statué de la même manière que son collègue du Languedoc, aux prises avec un taux négatif. A Strasbourg, à vrai dire, une seule chose a été affirmée par le tribunal (11) : en assortissant l'indice d'un plancher à zéro, la banque a méconnu "clairement et de façon ouverte et assumée une stipulation claire du contrat", exposant l'emprunteur à un trouble manifestement illicite au sens de l'article 809 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0696H4K). Rien ne fut décidé quant au taux d'intérêt négatif. Le juge de l'urgence, dans l'attente d'une décision au fond, évite l'esprit de géométrie.
B - Une géométrie implacable
Véritable problème de taux d'intérêt négatif, le jugement rendu en juin 2016 par le tribunal d'instance de Montpellier a un fondement d'une grande efficacité : la force obligatoire du contrat. La formule de taux d'intérêt conduit à un taux négatif ? Fiat ! Les contre-arguments à la disposition du prêteur se heurtent à une roue impitoyable :
- (i) le contrat de prêt perdrait son caractère onéreux s'il lui était appliqué un taux d'intérêt négatif. Il est vrai que, nonobstant la gratuité de principe du prêt induite par l'article 1905 du Code civil (N° Lexbase : L2129ABH), le prêt de somme d'argent est presque systématiquement à intérêt (12). Curieusement, si cette arme de défense fut brandie à Strasbourg, elle fut ignorée à Montpellier. Peu importe, car l'argument ne prospère guère. Car, ainsi que plusieurs auteurs l'ont remarqué (13), la durée, souvent longue, des crédits fait qu'il est peu réaliste que leur taux demeure durablement négatif, les privant au final de tout caractère onéreux. De plus, des taux de marché négatifs impliquent que les banques se financent à très bon compte et peuvent encore gagner de l'argent en "facturant" un taux d'intérêt négatif à leurs emprunteurs ;
- (ii) le contrat de prêt dégénérerait en quelque autre contrat innomé, contre la volonté des parties, car un taux d'intérêt négatif le mettrait en contrariété avec l'article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) qui érige en obligation essentielle de l'emprunteur celle "de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu". En effet, on pourrait estimer qu'un taux d'intérêt négatif revient à dispenser l'emprunteur de restituer l'intégralité du principal prêté, par le jeu d'une compensation entre son obligation de remboursement du principal et celle du banquier de verser le taux d'intérêt négatif. L'argument peine quelque peu à convaincre puisqu'il procède de l'assimilation du principal et des intérêts. Or, que l'emprunteur rembourse intégralement le principal est une chose ; qu'il reçoive des intérêts du banquier une autre.
Il faut bien l'avouer : on peine à trouver de quoi répliquer. Tout du moins, c'est le cas si l'on demeure mû par un esprit de géométrie qui, au nom de la lettre d'une formule de taux d'intérêt sans précaution particulière (14), aboutit à un renversement au moins partiel de l'économie générale du contrat dans lequel l'emprunteur rémunère le banquier...
Dépasser cet esprit de géométrie n'implique pas de châtrer les dispositions légales applicables, mais de se faire accueillant d'un esprit de finesse.
II - L'esprit de finesse du taux d'intérêt négatif
Pour ce faire, il n'est pas requis des qualités de grand clerc, mais plus modestement la capacité, à la lumière de la volonté des parties, de mener un exercice de juste qualification (A). S'il s'avère que l'esprit du monde n'est pas prêt pour la finesse, quelques précautions contractuelles lui rendront sa place (B).
A - Une finesse dans la qualification
Pour ne pas sombrer plus longtemps dans les errements de la décision montpelliéraine, il est à souhaiter que les tribunaux se souviennent que les prévisions des parties concluant un prêt, même à taux variable, ne souffrent d'aucune ambiguïté : conclure une opération au titre de laquelle le banquier met contre rémunération des fonds à la disposition de son client, à charge de ce dernier de rembourser le capital. Il ne fait aucun doute que les parties sont convenues que le taux d'intérêt constitue la rémunération entendue et qu'elle est toujours due au prêteur. Au demeurant, le sens élémentaire de l'article 1905 du Code civil est que le prêt, gratuit par essence, peut être assorti du paiement d'un intérêt au profit du prêteur. Par ailleurs, l'article 1906 du Code civil (N° Lexbase : L2131ABK), qui traite de l'impossibilité de répéter ou d'imputer sur le capital des intérêts indus, n'envisage que le cas de l'emprunteur. En conséquence, nous soutenons que le taux d'intérêt, au sens où le droit civil français comprend la notion d'intérêts, ne peut être que positif, créant une charge uniquement pour l'emprunteur. Dès lors que les parties expriment clairement qu'un intérêt est dû, celui-ci ne peut avoir pour créancier que le prêteur : juger autrement, ce qu'a fait avec un fracas certain le tribunal d'instance de Montpellier, revient à dénaturer la commune intention primordiale des parties. Dans un cas où une formule de taux d'intérêt aboutit à un taux d'intérêt négatif, il y a lieu de considérer que le taux variable est assorti d'un plancher fixé à zéro (15). Qui plus est, en raisonnant sur un concept prétendument abandonné, celui de cause, on pourrait arguer qu'un taux d'intérêt négatif durable priverait en cours d'exécution le prêt de sa cause subjective, le frappant ainsi de caducité : le plancher implicite se justifie aussi pour cette raison.
Ce plancher présente un triple avantage :
- il fait profiter l'emprunteur de la baisse de l'indice sur lequel est bâti son taux d'intérêt ;
- il préserve, même dans des proportions limitées, la rémunération du prêteur (16) ;
- surtout, au plan juridique, il ne détourne pas la qualification d'intérêt (17).
De plus, on ne saurait utilement prétendre, comme certains semblent le faire, que l'existence d'un plancher implicite signifierait que seul l'emprunteur assume les risques de dérive de l'indice de référence. Selon nous, il y a donc bien lieu de considérer qu'un plancher implicite à zéro pour tout taux d'intérêt variable d'un prêt relève du consensus des parties.
Pour explorer un peu plus avant la voie de la qualification de cet accord, il convient également de souligner que l'on peinerait à déceler la qualification juridique d'un contrat dans lequel tantôt la banque, tantôt le client perçoit des intérêts selon que le taux d'intérêt est, au gré des marchés, positif ou négatif. Dans ce cas, dès lors que l'on retient la saine (et peu originale, au demeurant) qualification de l'intérêt (et de son taux) que nous venons d'exposer, la seule qualification de prêt paraît à bannir. Alors, on pourrait essayer de voir dans un tel schéma un contrat sui generis tenant à la fois du prêt, lorsque le taux d'intérêt est positif ou nul, et du dépôt, au sens des articles 1915 et suivants du Code civil, au titre duquel le banquier agit en qualité de déposant de liquidités auprès de son client dépositaire, à charge pour ce dernier de restituer les liquidités déposées à l'échéance convenue. Plus précisément, ce dépôt serait :
- un dépôt salarié au sens de l'article 1928 du Code civil (N° Lexbase : L2152ABC), puisque l'emprunteur dépositaire recevrait l'"intérêt négatif", tenant plus de la rémunération du service ou de l'indemnité ;
- un dépôt irrégulier, translatif de propriété, car portant sur des choses fongibles, les espèces.
L'esprit de géométrie qui anime cette analyse au final très artificielle ne trompe personne, ne serait-ce que parce les banques n'ont pas pour habitude de déposer de l'argent chez leurs clients (18)...
Enfin, il ne faut pas non plus se méprendre quant à la possibilité en droit français de stipuler un taux d'intérêt négatif en brandissant l'exemple de l'émission, dès l'année 2012, par la France d'obligations assimilables du Trésor à taux négatif. Si l'intérêt est négatif ab initio, particulièrement s'agissant d'une obligation (19), il n'existe aucune raison de ne pas faire prévaloir la volonté des parties, tout en faisant un usage raisonnable de la qualification de dépôt que nous venons de proposer (20). Tout est bien affaire d'esprit de finesse : il s'agit de ne pas s'arc-bouter sur la qualification du prêt ou le caractère onéreux de l'opération, mais de bien qualifier avec justesse ce qu'est un intérêt.
B - Une finesse contractualisée
A défaut de convaincre de cette finesse de bon aloi, il existe, selon toute vraisemblance, une solution contractuelle facile à mettre en oeuvre pour préserver les intérêts du prêteur à taux variable dans un contexte d'indices, voire de taux d'intérêt, négatifs : le recours à une clause de plancher (floor). Celle ci peut porter :
- soit sur l'indice lui-même, de sorte à toujours préserver au moins la marge du prêteur, seule vraie rémunération de ce dernier ;
- soit sur la somme de l'indice et de la marge, aboutissant dans le meilleur des cas pour l'emprunteur à un taux conventionnel égal à zéro.
Fin 2014, la Loan Market Association (LMA) a d'ailleurs proposé l'insertion dans son modèle de prêt d'une clause de plancher encadrant l'indice.
Ingénument, l'observateur pourrait s'interroger sur les raisons pour lesquelles une telle clause n'existe pas dans l'ensemble des contrats de prêt aujourd'hui en vigueur. La raison est frappée au coin du bon sens : il y a encore cinq ans, nul n'imaginait cette "anomalie qui devient la norme " (21) qu'est la généralisation des taux de marché négatifs, et nul ne pensait donc à adjoindre à sa formule de taux d'intérêt un plancher. Certes, dans une grande majorité des contrats de prêts conclus récemment, ce plancher a été stipulé, mais cela ne règle pas le cas du "stock" important de contrats déjà signés sans cette clause et dont l'échéance finale est encore lointaine (22). C'est pourquoi il est important, s'agissant de ces contrats, de faire preuve de la finesse que nous avons appelée de nos voeux.
Pour terminer par un exercice de prospective juridique, il est sans doute pertinent de réfléchir à ce que pourraient être les conséquences de l'article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L1297ABN), introduit par l'ordonnance n° 2016 131 du 10 février 2016 (N° Lexbase : L4857KYK), quant à un contrat de prêt conclu avec un taux variable sans clause de plancher à une époque où les taux sont structurellement (ou tendanciellement) positifs mais qui, quelques années plus tard, se retourneraient pour devenir négatifs. A l'évidence, la question ne devrait pas se poser : ainsi que nous le signalions, les prêts conclus à l'heure actuelle contiennent la clause de plancher et la disposition en cause ne concernera que les actes signés à compter du 1er octobre 2016. De la sorte, sauf à répondre à l'appel de Monsieur le Professeur Mainguy en faveur d'une application immédiate de l'ordonnance du 10 février 2016 (23), l'article 1195 ne devrait pas pouvoir jouer. Quid si c'était le cas ? Eh bien, nous croyons qu'on ne saurait voir une quelconque imprévision dans le retournement des taux que nous avons décrit. Non pas, ainsi que certains l'ont avancé (24), parce que l'indexation créerait un aléa chassant l'imprévision (25), mais plutôt car les taux négatifs ont désormais des précédents historiques que nous avons exposés en introduction et que leur résurgence n'est pas véritablement un "changement de circonstances imprévisible". Quoiqu'il en soit, si prévaut l'esprit de finesse invoqué, conduisant à toujours postuler que, dans un prêt à taux variable, les parties sont convenues d'un plancher implicite à zéro, le secours de la révision pour imprévision n'a que peu d'intérêt. Puisse cet esprit de finesse, auquel nous espérons avoir rendu hommage, vivifier les accords à rebours d'un esprit de géométrie ne faisant qu'animer une lettre parfois mortifère (26).
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