Réf. : Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD)
Lecture: 7 min
N4436BW9
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 29 Septembre 2016
Résumé
Constitue une justification objective et pertinente à la différence de traitement unilatéralement pratiquée par l'employeur la disparité constatée du coût de la vie établie par l'employeur entre les salariés d'un établissement situé en Ile-de-France et ceux d'un établissement de Douai. |
Commentaire
I - Différences de traitement unilatéralement pratiquées par l'employeur et intensité du contrôle du juge
Contexte. Le régime jurisprudentiel du principe d'égalité de traitement a connu depuis le début de l'année 2015 de profonds bouleversements liés à la volonté désormais affichée de la Chambre sociale de la Cour de cassation de faire confiance aux partenaires sociaux et à la réforme de la démocratie sociale, s'agissant des différences de traitement introduites par voie conventionnelle. Depuis l'arrêt rendu le 27 janvier 2015, la Haute juridiction affirme ainsi "que les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d'accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle" (1).
Initialement cantonnée aux différences conventionnelles entre salariés appartenant à des catégories professionnelles distinctes, à l'exclusion donc des différences "intra catégorielles" (2), la nouvelle méthodologie de contrôle mise en place (légitimité présumée des différences conventionnelles, preuve contraire limitée à la seule hypothèse d'un motif étranger à toute considération de nature professionnelle) a, en 2016, été étendue aux différences conventionnelles entre salariés appartenant à une même catégorie professionnelle mais exerçant des fonctions distinctes (3).
On pouvait donc se demander, dans ces conditions, si la Chambre sociale de la Cour de cassation allait poursuivre dans la voie d'un élargissement de la solution nouvelle inaugurée début 2015, en allégeant encore le contrôle exercé par le juge sur la justification des différences de traitement, ou si au contraire elle n'irait pas au-delà.
Une décision inédite en date du 22 juin 2016 concernant la justification aux atteintes au principe "à travail égal, salaire égal" pouvait fournir un indice, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirmant sa solution traditionnelle, applicable d'ailleurs tant en matière d'accords collectifs que d'engagements unilatéraux (4), selon laquelle "la seule circonstance que des salariés aient été promus avant ou après l'entrée en vigueur d'un accord collectif ne saurait suffire à justifier des différences de rémunération entre eux", et qu'"il appartient à l'employeur de démontrer qu'il existe des raisons objectives à la différence de rémunération entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale dont il revient au juge de contrôler la réalité et la pertinence" (5).
On attendait donc une nouvelle décision pour que cette orientation se confirme, et on ne sera donc pas véritablement surpris par ce nouvel arrêt, promis à la plus large des publicités.
L'affaire. Le différend portait ici sur la politique salariale au sein de la société R. qui applique dans ses établissements situés en Ile-de-France des barèmes de rémunération supérieurs à ceux de Douai, pour tenir compte du coût de la vie. Dénonçant ce qu'il considérait comme étant une atteinte illicite portée au principe de l'égalité de traitement, le syndicat Sud R. avait saisi un tribunal de grande instance, mais avait été débouté de ses demandes.
Dans son pourvoi, le syndicat prétendait restreindre le champ de la justification à des motifs tirés uniquement de l'activité des établissements ou des conditions de travail, s'inscrivant ainsi dans le cadre notamment défini au sein de la société E. (6).
Tel n'est l'avis de la Haute juridiction qui rejette le pourvoi et valide les différences pratiquées.
Après avoir repris la formule désormais de style selon laquelle "une différence de traitement établie par engagement unilatéral ne peut être pratiquée entre des salariés relevant d'établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elle repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence", la Chambre sociale indique "qu'ayant constaté que la disparité du coût de la vie invoquée par l'employeur pour justifier la différence de traitement qu'il avait mise en place entre les salariés d'un établissement situé en Ile-de-France et ceux d'un établissement de Douai était établie, la cour d'appel en a exactement déduit que cette différence de traitement reposait sur une justification objective pertinente".
La confirmation de l'intensité du contrôle du juge. On se souvient que le double revirement intervenu le 25 janvier 2015 (différences intercatégorielles introduites par accord collectif) et le 8 juin 2016 (différences intracatégorielles introduites par accord collectif) reposait pour l'essentiel sur la volonté affichée de la Cour de cassation de tirer les leçons des réformes de la démocratie sociale intervenues depuis 2008, et singulièrement de la promotion du critère de l'audience pour apprécier la représentativité des organisations professionnelles. Dès lors que la norme en cause, l'engagement unilatéral, n'est par hypothèse pas négociée mais repose sur la seule volonté de l'employeur, il semble logique que le juge conserve une partie de son pouvoir de contrôle. On se rappellera, à ce propos, que le 25 janvier 2015 la Cour de cassation avait rendu une autre décision dans laquelle elle reprenait la formule employée depuis 2004, et qu'on retrouve dans cette décision, d'un juge devant "contrôler la réalité et la pertinence" des "raisons objectives" justifiant "la différence de traitement entre des salariés placés dans la même situation au regard de l'avantage litigieux" (7).
On observera d'ailleurs que cet arrêt concernait également un avantage instauré unilatéralement par l'employeur.
Ce nouvel arrêt confirme bien que c'est la source de l'avantage qui détermine désormais l'intensité du contrôle du juge, ce dernier ne devant vérifier la légitimité de la différence de traitement que si celle-ci ne résulte pas de la volonté commune des signataires d'un accord collectif.
II - Justification des différences de traitement unilatéralement pratiquées par l'employeur
Cadre juridique. La nouvelle méthodologie développée par la Cour de cassation depuis 2015 (présomption de justification pour les différences de traitement et preuve contraire subordonnée à l'absence de tout caractère professionnel de la justification) ne concerne donc que les normes négociées, et non les normes unilatérales. Pour ces dernières, le juge doit donc vérifier que la "différence de traitement [...] repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence".
La prise en compte du coût de la vie. Il s'agissait ici de différences de traitement introduites entre établissements en raison de leur localisation géographique et des différences du coût de la vie entre la région parisienne d'une part, et Douai d'autre part.
Dans des circonstances comparables, la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de statuer sur de telles différences fondées sur des différences, réelles ou supposées, de coût de la vie, souvent d'ailleurs pour les écarter en raison de l'absence de justifications fournies par l'employeur lors du débat judiciaire (8).
La validation de cette différence, dans notre affaire, comparée aux censures des années précédentes dans des circonstances qui semblaient comparable, montre qu'en réalité la Haute juridiction exige surtout des entreprises qu'elles fassent un effort de justification lors du débat au fond et qu'elles ne se contentent pas d'allégations, sans prendre la peine de les étayer, à défaut de quoi elles seront immanquablement condamnées. Mais si elles prennent la peine ne serait-ce que de produire les enquêtes de l'INSEE qui chiffre à 13 % les différences de coût de la vie entre Paris et la province, les différences de rémunérations constatées devraient logiquement passer le cap du contrôle judiciaire.
(1) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 600, 2015 (N° Lexbase : N5806BUL) ; Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.
(2) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-17.622, FS-P+B (N° Lexbase : A6950NAN) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 601, 2015 (N° Lexbase : N5911BUH).
(3) Cass. soc., 8 juin 2016, n° 15-11.324, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0807RSP) : G. Auzero, Lexbase, éd. soc., n° 660, 2016 (N° Lexbase : N3276BWA).
(4) Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-17.103, FS-D (N° Lexbase : A8924NCI)
(5) Cass. soc., 22 juin 2016, n° 14-20.551, FS-D (N° Lexbase : A2580RU4).
(6) Jurisprudence sur les centrales nucléaires : Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 05-40.980, FS-D (N° Lexbase : A4667DQW).
(7) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-17.622, FS-P+B, préc. : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 601, 2015, préc..
(8) Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-43.452, F-P+B (abattements de zones non justifiés) (N° Lexbase : A6479ECX) et nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 336, 2009 (N° Lexbase : N4803BIQ) ; Cass. soc., 18 mars 2009, n° 07-43.789, F-D (N° Lexbase : A0817EEY) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 344, 2009 (N° Lexbase : N9950BID) ; Cass. soc., 28 octobre 2009, n° 08-40.457, F-P+B (N° Lexbase : A6131EMZ) : nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 371, 2009 (N° Lexbase : N3676BM4) ; Cass. soc., 5 mai 2010, n° 08-45.502, F-D (N° Lexbase : A0706EXG) : abattement de zones pratiqués par F. : "l'allégation de la société relative au niveau du coût de la vie plus élevé à Paris qu'en Province n'était fondée sur aucun élément objectif, d'autre part, que l'existence de taux d'abattement de 0,4 et 0,7 % selon les régions à partir du 31 décembre 2006 n'était pas justifiée, non plus que l'absence d'abattement dans certaines régions, la cour d'appel a exactement décidé que la différence de traitement subie par les salariés de l'établissement de Montpellier par rapport aux salariés d'autres établissements de F. qui exerçaient un même travail, ne reposait pas sur des raisons pertinentes". Notre ouvrage, Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, p. 232, 2011, n° 299.
Décision
Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD) Rejet (cour d'appel de Douai, 30 septembre 2014) Textes : principe d'égalité de traitement. Mots clef : égalité de traitement ; engagement unilatéral ; justification ; cherté de la vie. Lien base : (N° Lexbase : E5502EX3). |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:454436