La lettre juridique n°664 du 21 juillet 2016 : Éditorial

Monoparentalité, handicap : dangers de l'altruisme administratif

Lecture: 5 min

N3892BW3

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Monoparentalité, handicap : dangers de l'altruisme administratif. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/33333862-monoparentalitehandicapdangersdelaltruismeadministratif
Copier

par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Juillet 2016


Une mère de deux enfants de 8 et 6 ans, dont une petite fille trisomique, qui vivait, en France, avec seulement le montant de l'allocation enfant handicapé belge... s'est suicidée le 10 juillet 2016, malgré plusieurs appels "au secours" auprès des autorités Françaises, de la caisse d'allocations familiales, en particulier.

Pardonnez-moi de lâcher les grandes envolées "macron-économiques" ou micro-documentationistes pour les manchettes de "faits divers" ; mais ce suicide interpelle forcément au plan social... donc juridique.

Privée d'allocations logement (APL) et de revenu de solidarité active (RSA), la CAF se murait dans son impuissance à aider la jeune mère célibataire, car la perception des allocations belges, le père des enfants vivant et résidant dans ce pays, la privait du droit aux allocations françaises. Ne restait plus à la mère qu'à réclamer une pension alimentaire à son ancien conjoint, en Belgique... pour subvenir aux besoins urgents et vitaux de sa famille monoparentale... en France.

Evitons le pathos, mais souvenons-nous, d'abord, des paroles de Malraux dans La condition humaine : "La pire souffrance est dans la solitude qui l'accompagne".

Ensuite, la France peut s'enorgueillir d'avoir républicanisé la charité sous le sceau de la solidarité nationale. Cette solidarité qui établit une "relation entre personnes ayant conscience d'une communauté d'intérêts, qui entraîne, pour les unes, l'obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance". L'affaire est entendue : la solidarité est consubstantielle à la France ; et tous les discours sur "l'assistanat" ne feront que creuser le sillon de l'anti-cohésion nationale. C'est tellement identitaire que l'Union européenne clame cette solidarité du bout des lèvres au chapitre IX de sa Charte sociale européenne : "Afin de lutter contre l'exclusion sociale et la pauvreté, l'Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les modalités établies par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales" ; pour laisse la solidarité au chapitre de la subsidiarité.

L'affaire est donc entendue... entendue... Pas si évident que cela tout de même. La solidarité au sens large a ceci de commun avec son sens juridique qu'elle contraint pour la totalité dans le cadre d'une communauté d'intérêts. Ce que révèle malheureusement cette triste affaire, c'est qu'en appliquant le seul droit de la protection sociale, la France aide autrui... sans pour autant se sentir concernée par ce qui lui arrive. Et cela, ce n'est plus la solidarité, mais l'altruisme : son antithèse individualiste, sa négation organique. Prenons garde donc.

Enfin, ce suicide révèle une double solitude : celle d'une famille monoparentale et celle d'une mère d'une enfant handicapée. A cette double solitude, la France n'a pas su répondre par des gages de solidarité, mais n'a fait que renvoyer le problème, la charge sans doute, à la mère, à l'Etat voisin, la Belgique.

Ne nous étendons pas sur la solitude des parents d'enfants handicapés, trisomiques en particulier ; la loi de 2005 n'y aura rien changé : peu de personnel formé, des structures sociales submergées, une solidarité financière qui s'arrête aux portes du privé pourtant salvateur... la constante culpabilisation sociale d'avoir enfanter un handicapé -il faut vivre les formalités semestrielles de demande d'allocations pour un enfant trisomique, au stylo rouge sur fond noir, pour que la CAF évalue si l'enfant présente toujours un handicap de manière certaine-. Sans parler de la fuite des familles françaises en Belgique, pays où le handicap est mieux reconnu et mieux pris en charge qu'en France, justement.

Mais la solitude de la monoparentalité, qui plus est transnationale, a de quoi questionner, aujourd'hui encore. A noter que l'appréhension de la solitude en droit privé n'est pas une initiative hexagonale mais Québécoise. Dans "Le droit robinsonien", Nicholas Kasirer y a développé sa thèse, mais ce n'est pas le droit dans la solitude qui nous intéresse ici. C'est plus volontiers le droit contre la solitude étudié par Pierre Noreau, dans Construction et déconstruction du lien social en droit privé : le cas de la monoparentalité qui peut nous donner matière à réflexion.

L'auteur acte une vérité sévère : l'aménagement juridique de la monoparentalité fait contraste avec la réalité qui s'installe. La monoparentalité ne fait l'objet d'aucune reconnaissance formelle dans le Code civil -c'est vrai au Québec, comme en France-. Le régime juridique de cette monoparentalité est la somme des effets juridiques du divorce. Tout se passe comme si le divorce ne modifiait en rien les droits et devoirs du père -car c'est encore à la mère que la garde de l'enfant est le plus souvent confiée- ; mais la réalité est fort différente et d'autant plus celle à laquelle sont confrontées les populations les plus vulnérables. La réalité des couches sociales défavorisées est que, dans la mesure où il perçoit que le divorce (ou la séparation) fait disparaître la famille, le père se sent moins responsable. C'est à cette solitude qu'était confrontée la jeune mère célibataire qui s'est suicidée. Pierre Noreau dénonce cette contradiction entre l'effet pratique des règles et leur intention, l'écart entre "le droit civil instrumental et le droit civil symbolique". Le Code civil énonce l'idéal du maintien de la famille biparentale après le divorce ; le Règlement "Bruxelles II" (et "II bis") ne dit pas mieux.

Le symbole de la biparentalité énoncée dans le Code civil occulte la réalité de la monoparentalité qui s'installe dans la réalité. Alors, Pierre Noreau appelle à la constitution d'une véritable "société d'éducation", formée dès la naissance de l'enfant, en dehors de tout formalisme de l'union des parents, obligeant solidairement les parents à l'entretien et à l'éducation.

Nous n'en sommes pas encore là en France, mais l'établissement, depuis le 1er avril 2016, de la garantie contre les pensions alimentaires impayées va assurément dans le bon sens de la solidarité nationale, quand, dans 40 % des cas de séparation, la pension alimentaire n'est pas ou peu versée. Dès le premier mois d'impayé, la CAF verse l'allocation de soutien familial à titre d'avance et peut procéder au recouvrement de la pension auprès du parent qui la doit. Mais encore faut-il demander cette pension aux juridictions concernées : tel était le conseil avisé de la CAF donné à la mère esseulée. Avisé ? Dans les cas extrêmes, la cécité administrative devrait laisser la place au bon sens solidaire.

"L'isolement n'est pas la solitude absolue, qui est cosmique ; l'autre solitude, la petite solitude n'est que sociale" écrivait Ionesco dans Le solitaire. C'est cette petite solitude contre laquelle le droit doit lutter quitte à faire preuve encore de plus de créativité.

newsid:453892