La lettre juridique n°279 du 1 novembre 2007 : Concurrence

[Evénement] Droit de la distribution : coexistence entre réseaux virtuels et réseaux physiques

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par Anne-Laure Blouet Patin, Rédactrice en chef du pôle "Presse"

le 07 Octobre 2010

Le 23 octobre dernier, un colloque consacré au droit de la distribution et, plus particulièrement, à la coexistence entre les réseaux virtuels et les réseaux physiques, était organisé par l'Association pour le développement de l'informatique juridique (Adij), en partenariat avec l'Ecole de formation professionnelle des Barreaux de la cour d'appel de Paris (EFB) et les éditions juridiques Lexbase. Aussi, cette semaine, Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose de revenir, à travers les interventions de Muriel Chagny, Professeur à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et de Johan Ysewyn, conseiller juridique, sur les droits et les obligations du promoteur d'un réseau de distribution par rapport à la vente sur internet et sur le cas, plus particulier, de la vente des produits de luxe. L'article 81 § 1 du Traité CE interdit les accords et pratiques concertées anti-concurrentiels. Les accords violant cet article sont nuls et peuvent exposer les parties concernées à des amendes et/ou des dommages-intérêts devant les tribunaux et/ou les autorités de la concurrence nationales. Un accord de distribution ayant des effets potentiellement anticoncurrentiels peut, néanmoins, être exempté, en vertu de l'article 81 § 3, qui permet l'exemption de dispositions contractuelles restrictives si elles contribuent au bien-être des consommateurs et au progrès économique (cf. Règlement (CE) n° 2790/1999 du 22 décembre 1999, concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du Traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées N° Lexbase : L3833AUI).

Le Règlement n° 2790/99 s'applique à n'importe quel type d'accord conclu entre des entreprises qui ne se situent pas -pour les besoins de l'accord- au même niveau de la chaîne de production ou de distribution (accords dits "verticaux"). Ceci inclut, en particulier, les accords traditionnels de distribution (revente de produits/services), le franchisage, la distribution sélective, les contrats d'agence, etc.. Dans un système de distribution sélective, le fournisseur vend les produits seulement à des distributeurs autorisés choisis sur la base de critères spécifiques, les distributeurs s'engageant, en contrepartie, à ne pas vendre les produits à des distributeurs non autorisés. Le principe de la sélection des distributeurs peut ne pas être considéré comme anti-concurrentiel, au sens de l'article 81 § 1 du Traité, si, d'une part, les critères de sélection sont strictement nécessaires, qualitatifs et appliqués d'une façon non discriminatoire, et si, d'autre part, la nature des produits concernés justifie l'approche sélective. Si ces conditions ne sont pas remplies, et le seuil de parts de marché de 30 % n'est pas franchi, la distribution sélective peut être exemptée au titre du Règlement.

Selon le droit de la concurrence, la vente sur internet ne peut, par principe, faire l'objet d'une interdiction pure et simple. Par conséquent, un système qui exclurait, sans justifications objectives, certaines formes ou certains modes de distribution susceptibles de favoriser la vente des produits dans des conditions satisfaisantes pour le fabricant aurait "pour seul effet de protéger les formes de commerce existantes de la concurrence des nouveaux opérateurs et ne serait donc pas conforme à l'article 81 § 3 du Traité " (TPICE, 12 décembre 1996, aff. T-88/92, Groupement d'achat Edouard Leclerc c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3064AWE). A ce titre, la Commission européenne précise, dans ses lignes directrices sur les restrictions verticales, que "chaque distributeur peut être libre d'utiliser internet pour faire de la publicité ou pour vendre des produits" et que "l'interdiction catégorique de vendre sur internet ou sur catalogue n'est admissible que si elle est objectivement justifiée" (communication CE, n° 2000/C 291/01, Lignes directrices sur les restrictions verticales § 51, JOCE n° 291, 13 octobre 2002).

Selon le Professeur Muriel Chagny, "le promoteur du réseau de distribution a l'obligation d'autoriser ses distributeurs physiques à aller sur internet". Cette obligation doit être formalisée dans le contrat. Ainsi, la cour d'appel de Paris vient-elle, dans un arrêt en date du 16 octobre dernier, de se prononcer sur ce point, dans l'affaire "Festina" (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 16 octobre 2007, n° 2006/17900 N° Lexbase : A0991DZQ ; recours contre la décision n° 06-D-24 du 24 juillet 2006, relative à la distribution des montres commercialisées par Festina France N° Lexbase : X7409ADR). En l'espèce, la société Bijourama, "pure player" (1) qui vend sur internet des produits de l'horlogerie, bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, avait saisi le Conseil, fin 2005, pour dénoncer le refus opposé par Festina France à sa demande d'agrément en vue d'intégrer le réseau de distribution sélective des produits de cette dernière. Cette décision était l'occasion pour le Conseil de dire que la tête d'un réseau de distribution de la revente des produits sur internet peut réserver le droit de revendre en ligne aux seuls distributeurs déjà agréés pour commercialiser les produits contractuels dans des locaux physiques et qu'il y avait lieu de prévoir une procédure particulière pour délivrer l'agrément permettant de vendre en ligne. Dans son arrêt du 16 octobre, la cour d'appel valide l'analyse du Conseil le conduisant à considérer que, quel que soit le marché pertinent par nature de produits retenu -montres de gamme économique, de moyenne gamme entre 100 euros et 300 euros, ou de plus haute gamme-, Festina France ne détenait pas une part de marché supérieure à 30 % et, partant, que l'accord était couvert par l'exemption par catégorie posée par le Règlement de la Commission européenne n° 2790/1999. La cour confirme que Festina France, parce que présente non seulement sur le segment des montres de moyenne gamme, mais aussi sur le segment haut avec la marque Festina, était fondée à exiger, pour maintenir une certaine image de qualité, notamment, par un service après-vente efficace, et assurer la mise en valeur de ses produits, que la vente sur internet n'intervienne, dans l'intérêt même des consommateurs, qu'en complément d'un point de vente physique.

Ce faisant, l'analyse de la cour rejoint la position de la Commission européenne, via ses lignes directrices. En effet, le Professeur Chagny rappelle que si le promoteur a le droit de restreindre le recours à internet, il s'agit d'un droit sous surveillance. Ainsi, il peut imposer des normes de qualité du site pour la vente du produit.

Cependant, ces restrictions sont soumises à trois conditions cumulatives :

- être propres à l'objet visé ;
- être comparables à celles du point de vente physique ;
- et ne pas aboutir à vider la vente sur internet de son contenu (cf., décision n° 07-D-07 du 8 mars 2007, relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la distribution des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle N° Lexbase : X8245ADQ). De cette affaire, l'on peut retenir que si un fabricant peut imposer des obligations qualitatives au distributeur, c'est-à-dire exiger de lui une présentation du produit conforme à son image de marque, il ne peut lui imposer une politique promotionnelle ou de vente unique dans ses points de vente physique et en ligne. Ensuite, le fabricant sera informé par le distributeur agréé des référencements payants qu'il envisage, ainsi que de la manière dont il entend faire usage de sa marque, ceci dans le but unique de veiller au respect de l'image de marque des produits. Enfin, cette décision a été l'occasion pour le Conseil de la concurrence de réaffirmer le droit, pour les fabricants, de refuser l'agrément aux pure players (2).

Le Professeur Chagny en conclut que la faveur marquée envers le développement du commerce en ligne au sein du réseau, qui semble impliquer l'obligation pour le maître du réseau d'envisager la vente par internet dans son contrat de distribution, se manifeste non seulement, par une quasi "interdiction d'interdire" la commercialisation en ligne à ses distributeurs, mais encore par un "contrôle sous contrôle" de la commercialisation en ligne par les distributeurs.

La question de cette coexistence entre réseaux physiques et réseaux virtuels se pose plus particulièrement pour les produits de luxe. En effet, comme le souligne Johan Ysewyn, il existe des tensions entre la distribution sélective et la vente sur internet ("environnement 'briques' dans environnement 'clic'"). On l'a dit, le producteur de produits de luxe est forcé d'autoriser les distributeurs à vendre sur internet (cf., décisions du Conseil de la concurrence précitées et, au niveau européen, Comm. CE, 24 juin 2002, B&W Loudspeakers, communiqué IP/02/916 ; Comm. CE, 17 mai 2001, Yves Saint-Laurent Parfums, communiqué IP/01/713).

Pour certains auteurs, la vente de produits de luxe sur internet peut sembler contraire au modèle fixé par la distribution sélective au motif qu'il y a une logique spatiale de la distribution sélective, "le fabricant voulant préserver l'image de marque ou de produit de distinction en ne livrant que dans des lieux hors du commun" (3), et le produit de luxe perdant cette qualité s'il est en vente partout à l'instar d'un produit de grande consommation.

Pour d'autres, "le réseau internet est, comme son nom l'indique et comme le réseau de distribution sélective, un réseau, et donc un maillage contractuel et physique qui n'est pas si différent du maillage géographique que suppose la distribution sélective des produits de luxe" (4).

Et Johan Ysewyn de se poser la question pratique suivante : internet peut-il recréer la place Vendôme ? Autrement dit, la vente de produits de luxe ou de haute technicité, initialement réalisée dans des magasins hauts-de-gamme avec des services aux clients à la hauteur des produits vendus, peut-elle, aujourd'hui, trouver une place prépondérante sur internet ?

Johan Ysewyn dresse alors les constats suivants :

- face à une demande sans doute limitée, il faudrait faire face à un investissement conséquent ;

- ensuite, les difficultés liées à la recréation d'un environnement de vente luxueux sur internet risqueraient de créer un préjudice à la marque ;

- de plus, il semblerait difficile de pouvoir obtenir sur internet les mêmes services à la clientèle que dans un point de vente physique, ce qui pourrait entraîner une baisse de satisfaction de celle-ci ;

- enfin, internet étant anonyme et peu réglementé, se profilerait alors le risque de la hausse de la contrefaçon.

Ainsi, pour l'intervenant, il semble être encore trop tôt pour le développement de la vente des produits de luxe sur internet. La Commission devrait, en effet, revoir l'exemption de groupe. Les autorités de la concurrence devraient, de leurs côtés, revoir la notion de "justifications objectives". Enfin, les fournisseurs devraient soigner leurs clients pour préserver la marque.


(1) Terme qualifiant une entreprise fonctionnant uniquement au travers d'internet.
(2) Le Conseil a repris la formulation de la décision "Festina" : "réserver la vente par internet aux distributeurs agréés disposant d'un point de vente physique permet d'éviter le parasitisme qui risquerait de s'exercer, de la part des 'pure players' internet, à l'égard des distributeurs physiques auxquels de nombreux coûts sont imposés".
(3) J. Beauchard, Droit de la distribution et de la consommation, PUF 1996.
(4) Anne Pigeon-Bormans, Distribution sélective, Luxe & Internet, octobre 2001.

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