La lettre juridique n°631 du 5 novembre 2015 : Hygiène et sécurité

[Jurisprudence] Conditions du recours à un expert par le CHSCT en cas de "projet important"

Réf. : Cass. soc., 14 octobre 2015, n° 14-17.224, FS-P+B (N° Lexbase : A6031NTK)

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par Gilles Auzero, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 05 Novembre 2015

En application de l'article L. 4614-12, 2° du Code du travail (N° Lexbase : L5577KGN), le CHSCT est en droit de faire appel à un expert agréé "en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail". L'employeur, qui doit assumer les frais de l'expertise, conserve, toutefois, la faculté de saisir le juge judiciaire afin d'en contester, notamment, la nécessité. Compte tenu de la formulation, pour le moins imprécise, du texte précité, le juge dispose, en la matière, d'un pouvoir certain d'interprétation. Au fil de ses arrêts, la Cour de cassation s'est employée à donner quelques directives en la matière, visant à borner, de façon rationnelle, le recours à l'expertise. L'arrêt rendu le 14 octobre 2015 par la Chambre sociale de la Cour de cassation en constitue une intéressante illustration, dans un cas où étaient discutés, à la fois la notion de "projet", mais aussi ses potentiels effets sur les salariés.
Résumé

Ayant retenu que, pour établir l'existence d'un projet de réorganisation contesté par l'employeur, le CHSCT se bornait à invoquer une baisse significative du chiffre d'affaires de l'établissement d'Auchel et la disparition de certaines productions attribuées à ce site, que cette situation était le résultat prévisible de la fin de certains marchés à quoi s'ajoutaient les difficultés conjoncturelles affectant l'industrie automobile en Europe et notamment des marques françaises, que s'il avait existé un projet de redéploiement industriel de l'activité dans le bassin Nord en 2008, celui-ci avait suscité un important conflit social conclu par un protocole d'accord du 14 mai 2009, complété par un avenant du 14 mai 2010 aux termes duquel la société FII s'est engagée notamment à ne pas remettre en cause la vocation industrielle du site d'Auchel jusqu'à fin 2015, et à maintenir sur le site un effectif de cent trente salariés, la cour d'appel a pu en déduire que l'existence d'un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés n'était pas avérée et a annulé à bon droit la délibération du CHSCT désignant un expert.

Observations

I - Le droit du CHSCT à l'expertise

Les cas de recours à l'expertise. A l'instar du comité d'entreprise, le CHSCT est en droit de recourir à un expert dans des cas limitativement énumérés par la loi (1). Ces derniers, au nombre de deux, sont visés par l'article L. 4614-12 du Code du travail.

En application de ce texte, le CHSCT peut faire appel à un expert agréé, "lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement", et "en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité où les conditions de travail, prévu à l'article L. 4612-8-1 (N° Lexbase : L5580KGR)".

Telles qu'elles sont formulées, les hypothèses de recours à l'expertise laissent une large place à l'interprétation au moment de décider si la décision du CHSCT de recourir à un expert est légitime. Cela est particulièrement vrai pour le second cas qui, seul, nous intéressera ici. La difficulté majeure réside dans le sens qu'il convient de donner à l'expression "projet important" et, dans une moindre mesure, dans l'appréciation des effets d'un tel "projet important". On ne saurait cependant, de notre point de vue, faire grief au législateur de s'en être tenu à une formule aussi générale. On peine, en effet, à concevoir que puisse véritablement lui être substituée une liste plus précise de cas de recours à l'expertise (2).

Il n'en demeure pas moins que, compte tenu de l'imprécision du texte en cause, c'est au juge qu'il revient d'apprécier, en cas de contestation, la légitimité du recours à un expert. L'arrêt sous examen démontre, cependant, que la Cour de cassation entend faire une application raisonnable de ce cas d'ouverture à l'expertise.

L'affaire. La société Faurecia intérieur industrie (FII) fait partie du groupe Faurecia, qui constitue la division équipement automobile du groupe PSA Peugeot-Citroën, lequel déploie son activité dans le secteur automobile avec Peugeot Citroën automobiles, le secteur équipement automobile avec Faurecia, le secteur financier avec PSA finance, chacune de ces entités disposant de comités d'établissement et d'un comité central d'entreprise propres.

En juillet 2012, la société Peugeot Citroën automobiles, faisant état de pertes importantes, a engagé un projet de réorganisation de ses activités et de réduction des effectifs consistant, notamment, en la fermeture de son site d'Aulnay-sous-Bois. Par délibération du 9 janvier 2013, le CHSCT de l'établissement d'Auchel de la société FII a décidé de recourir à l'expertise prévue à l'article L. 4614-12 du Code du travail.

Le CHSCT faisait grief à l'arrêt attaqué d'avoir annulé cette délibération. A l'appui de son pourvoi, celui-ci soutenait qu'il peut faire appel à un expert agréé en cas de projet important modifiant les conditions de travail prévu à l'article L. 4612-8-1 du Code du travail, que ce projet soit directement établi par l'employeur ou qu'il émane de la direction du groupe auquel l'entreprise appartient, dès lors que ses conséquences sur l'entreprise sont de nature à entraîner les modifications des conditions de travail précitées. Ayant constaté que la restructuration du groupe PSA Peugeot-Citroën avait des conséquences sur le volume d'activité de l'établissement d'Auchel, la cour d'appel, en retenant qu'il n'existait aucun projet modifiant les conditions de travail justifiant la désignation d'un expert, a violé l'article L. 4614-12, 2° du Code du travail.

Le CHSCT arguait, également, du fait que l'existence d'un projet important modifiant les conditions de travail s'évince nécessairement d'une situation dans laquelle un site industriel subit une baisse substantielle d'activité de nature à entraîner, par elle-même, la nécessité d'une réorganisation de ces conditions de travail. Par suite, en se bornant à constater que cette baisse d'activité trouvait son origine dans des causes étrangères aux décisions de l'employeur sans en déduire l'existence d'un projet modifiant, en conséquence de cette baisse, les conditions de travail des salariés, la cour d'appel a privé da décision de base légale, au regard de l'article L. 4614-12, 2° du Code du travail.

Ces divers arguments sont écartés par la Cour de cassation qui rejette le pourvoi. Ainsi qu'elle l'affirme, "ayant retenu que, pour établir l'existence d'un projet de réorganisation contesté par l'employeur, le CHSCT se bornait à invoquer une baisse significative du chiffre d'affaires de l'établissement d'Auchel et la disparition de certaines productions attribuées à ce site, que cette situation était le résultat prévisible de la fin de certains marchés à quoi s'ajoutaient les difficultés conjoncturelles affectant l'industrie automobile en Europe et notamment des marques françaises, que s'il avait existé un projet de redéploiement industriel de l'activité dans le bassin Nord en 2008, celui-ci avait suscité un important conflit social conclu par un protocole d'accord du 14 mai 2009, complété par un avenant du 14 mai 2010 aux termes duquel la société FII s'est engagée notamment à ne pas remettre en cause la vocation industrielle du site d'Auchel jusqu'à fin 2015, et à maintenir sur le site un effectif de cent trente salariés, la cour d'appel a pu en déduire que l'existence d'un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés n'était pas avérée, et a annulé à bon droit la délibération du CHSCT désignant un expert".

II - La nécessaire caractérisation d'un "projet"

Du "projet" à la décision de l'employeur. On l'aura compris, la discussion portait, en l'espèce, sur la notion de "projet" visé à l'article L. 4614-12, 2° du Code du travail (3). Pour être plus précis, ce texte vise le projet "prévu à l'article L. 4612-8-1". Cette dernière disposition impose la consultation du CHSCT "avant toute décision d'aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l'outillage, d'un changement de produit ou de l'organisation du travail, avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail".

La lecture combinée des articles L. 4614-12, 2° et L. 4612-8 (N° Lexbase : L5581KGS), imposée par la loi elle-même démontre que le "projet" permettant le recours à un expert doit s'entendre d'un projet de décision. Toute cela est on ne peut plus logique. Pour que la consultation du CHSCT ait un effet utile, elle doit intervenir avant que la décision ne soit définitivement arrêtée, c'est-à-dire lorsqu'elle est encore sous forme de projet (4). C'est aussi à ce stade que l'intervention de l'expert prend tout son sens, afin que le CHSCT puisse formuler un avis éclairé (5).

En tout état de cause, le recours à l'expertise et, par extension, l'intervention du CHSCT au titre de ses attributions consultatives, ne sauraient intervenir sans que soit en cause un projet de décision de l'employeur. Par suite, dès lors que, comme en l'espèce, la baisse significative du chiffre d'affaires de l'établissement et la disparition de certaines production attribuées à ce site ne sont que le résultat prévisible de la fin de certains marchés et la conséquence de difficultés conjoncturelles affectant l'industrie automobile en Europe, et notamment, des marques françaises, n'est pas en cause une quelconque décision de l'employeur, ni même un projet de décision de ce dernier. Il faut, dès lors, en conclure que le recours à un expert, en l'état de ces circonstances, n'est pas légitime.

L'absence d'effets du projet pour les salariés. Si le recours à un expert n'est possible qu'en présence d'un projet de décision important, cette circonstance ne suffit toutefois pas. En effet, il résulte de l'article L. 4614-12, 2° que ce projet doit modifier les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés concernés (6). En d'autres termes, il convient de ne pas s'attacher uniquement à l'existence d'un projet de décision. Il importe aussi d'en déterminer les conséquences.

C'est ce que paraît signifier, en l'espèce, la Cour de cassation, lorsqu'elle souligne que, s'il avait existé un projet de redéploiement industriel de l'activité dans le bassin Nord en 2008, celui-ci avait suscité un important conflit social conclu par un protocole d'accord du 14 mai 2009, complété par un avenant du 14 mai 2010, aux termes duquel la société FII s'est engagée, notamment, à ne pas remettre en cause la vocation industrielle du site d'Auchel jusqu'à fin 2015, et à maintenir sur le site un effectif de cent trente salariés.

A n'en point douter, était ici en cause un "projet important". Mais celui-ci n'était pas de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés. Au contraire, la société FII avait pris l'engagement formel de ne pas modifier ces dernières (7).

On remarquera, pour conclure, que le CHSCT était tout à fait légitime à soutenir que le projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, et permettant de faire appel à un expert, peut tout aussi bien être directement établi par l'employeur que par la direction du groupe auquel l'entreprise appartient (8). Ainsi que nous l'avons vu, là n'était pas la question. Mais, il faut rappeler que la consultation du CHSCT, comme le droit qu'il a de recourir à un expert, ne dépend pas du niveau auquel le "projet important" est arrêté, mais du fait qu'il est de nature à avoir des répercussions sur les salariés, dont les intérêts sont pris en charge par le CHSCT en question.

Il en résulte qu'un projet arrêté au niveau de la direction d'un groupe et commun à plusieurs sociétés en faisant partie, exige la consultation d'une pluralité de CHSCT et conduit à la désignation d'une pluralité d'experts. On pourrait, certes, avancer que la constitution d'une instance temporaire de coordination des CHSCT, instance prévue par les articles L. 4616-1 et suivants du Code du travail, et dont les prérogatives ont été renforcées par la loi "Rebsamen" (9), permet d'éviter cela. On remarquera, cependant, que le texte précité ne permet la constitution d'une telle instance que lorsqu'est en cause un projet commun à "plusieurs établissements" et non plusieurs entreprises.


(1) Sur ces cas de recours à l'expertise, v. G. Loiseau, L. Pécaut-Rivolier et P.-Y. Verkindt, Le guide du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), Guides D., 2015-2015, pp. 425 et s..
(2) Expertise dont le principe ne saurait être discuté, étant observé que le CHSCT doit pouvoir bénéficier des lumières d'un expert, compte tenu de son domaine d'intervention, intimement lié à des questions pour le moins techniques.
(3) En revanche, l'importance de ce projet n'était pas ici en cause. Sur cette exigence, v. G. Loiseau, L. Pécaut-Rivolier et P.-Y. Verkindt, ouvrage préc., § 422.24.
(4) Encore faut-il que ce projet ne soit pas trop vague. On retrouve là des exigences classiques s'agissant de la consultation du comité d'entreprise.
(5) On doit, cependant, relever que la voie de l'expertise n'est pas totalement fermée lorsque la mesure en cause est entièrement réalisée. V. en ce sens G. Loiseau, L. Pécaut-Rivolier et P.-Y. Verkindt, ouvrage préc., § 422.23, citant, à l'appui de leur assertion, Cass. soc., 24 octobre 2000, n° 98-18.240 (N° Lexbase : A7691AHC) ; Bull. civ. V, n° 345.
(6) Exigences qui rejoignent celles de l'article L. 4612-8 du Code du travail (N° Lexbase : L5581KGS).
(7) Soit dit en passant, il semble que, dans le cas contraire, le recours à un expert aurait été possible alors même que le projet de redéploiement était bien antérieur à la décision du CHSCT.
(8) Il doit en aller de même lorsque le projet de décision est l'oeuvre de la direction de l'entreprise à laquelle l'établissement, au niveau duquel le CHSCT a été mis en place, appartient.
(9) V. notamment, G. Loiseau, Le CHSCT au sortir de la loi "Rebsamen", SSL, 2015, n° 1688, p. 4.

Décision

Cass. soc., 14 octobre 2015, n° 14-17.224, FS-P+B (N° Lexbase : A6031NTK).

Rejet (CA Douai, 27 septembre 2013, n° 11/03298 N° Lexbase : A1534KMR).

Texte concerné : C. trav., art. L. 4612-8-1 (N° Lexbase : L5580KGR) et L. 4614-12 (N° Lexbase : L5577KGN).

Mots-clefs : CHSCT ; recours à un expert ; projet important.

Lien base : (N° Lexbase : E3403ET9).

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