La lettre juridique n°630 du 22 octobre 2015 : Fonction publique

[Jurisprudence] Le Conseil d'Etat conforte les mesures d'ordre intérieur en droit de la fonction publique en considérant uniquement leurs effets sur la situation des agents publics

Réf. : CE, Sect., 25 septembre 2015, n° 372624, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8495NPC)

Lecture: 10 min

N9531BUK

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Le Conseil d'Etat conforte les mesures d'ordre intérieur en droit de la fonction publique en considérant uniquement leurs effets sur la situation des agents publics. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/26687064-jurisprudenceleconseildetatconfortelesmesuresdordreinterieurendroitdelafonctionpubliqu
Copier

par Olivier Dord, Professeur agrégé de droit public, Université Paris Ouest - Nanterre La Défense (CRDP-EA n° 381)

le 22 Octobre 2015

Dans un arrêt de Section rendu le 25 septembre 2015, le Conseil d'Etat précise la catégorie des mesures d'ordre intérieur en contentieux de la fonction publique. Il affirme d'abord que les mesures prises à l'égard d'agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief, constituent de simples mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours. Il en va ainsi des mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération. Il précise ensuite que le recours contre une telle mesure, à moins qu'elle ne traduise une discrimination, est irrecevable, alors même que la mesure de changement d'affectation aurait été prise pour des motifs tenant au comportement de l'agent public concerné. Par une décision du 23 août 2011, Mme B., contrôleur du travail en fonction dans une section parisienne de l'inspection du travail de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) d'Ile-de-France, est affectée dans une autre section de cette même direction. Cette mesure est prise dans l'intérêt du service afin de mettre fin aux difficultés relationnelles de Mme B. avec plusieurs de ses collègues. L'intéressée, qui considère ce changement d'affectation comme une sanction déguisée, saisit le tribunal administratif de Paris. Elle demande, en vain, l'annulation de cette décision et que soit enjoint, sous astreinte, au ministre du travail de la réintégrer dans son ancienne affection. Contestant le rejet de sa requête, elle saisit la cour administrative d'appel de Paris. Par une ordonnance du 27 septembre 2013, le président de la cour transmet en application de l'article R. 351-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2998ALM) son pourvoi au Conseil d'Etat. Dans son pourvoi et deux mémoires complémentaires, Mme B. demande à ce dernier d'annuler le jugement du 28 mars 2013 du tribunal administratif de Paris ; de régler l'affaire au fond en faisant droit à sa demande de première instance et de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4). Dans une décision du 25 septembre 2015, la Section du contentieux du Conseil d'Etat rejette le pourvoi de Mme B.

Ce rejet s'explique au plan juridique par la réaffirmation des effets d'une décision d'ordre intérieur comme unique critère de sa qualification (I) et la confirmation de l'existence d'une discrimination illégale comme nouvelle cause de requalification d'une telle mesure (II). Ce rejet permet aussi, de façon plus stratégique, de préserver la liberté de gestion de l'employeur public et l'accessibilité du prétoire du juge de la légalité (III).

I - La qualification de mesure d'ordre intérieur au regard de ses seuls effets sur la situation de l'agent

La catégorie des mesures d'ordre intérieur répond à un régime juridique bien connu : il s'agit de la qualification donnée par le juge administratif à une décision individuelle de l'administration qui, dès lors, est insusceptible de tout recours contentieux. Il en va de même pour le refus de l'édicter (1) ou de la retirer (2). Elle ne saurait pas davantage être contestée par voie d'exception (3) ni engager la responsabilité de l'administration (4). En droit de la fonction publique civile, figurent au premier rang de ces mesures le simple changement d'affectation ou le changement de tâche d'un agent public (5), mais aussi des remontrances faites à un fonctionnaire non portées à son dossier (6) ou encore le refus d'une autorisation d'absence d'une journée demandée pour convenance personnelle (7).

Si leur régime contentieux est clair, l'identification des mesures d'ordre intérieur est plus délicate (8). Parmi les critères traditionnellement invoqués pour fonder cette catégorie (9), seule l'importance des effets, juridiques ou matériels, d'une telle mesure sur la situation de l'intéressé paraît aujourd'hui pertinente. C'est ce que réaffirme de façon solennelle l'arrêt rapporté à propos du contentieux de la fonction publique. Au début d'un considérant de principe, le Conseil d'Etat énonce en effet que "les mesures prises à l'égard d'agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief, constituent de simples mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours [...]". Cette phrase appelle deux remarques. D'une part, les mesures d'ordre intérieur sont bien des décisions administratives exécutoires et non des actes dépourvus de tout effet juridique comme les actes préparatoires. D'autre part, il revient au juge administratif de décider au cas par cas, compte tenu de l'importance des effets d'une telle mesure sur la situation de l'agent concerné, si elles font grief ou pas. L'adage De minimis non curat praetor est confirmé comme devise de la catégorie des mesures d'ordre intérieur.

Compte tenu de la clarification ainsi opérée, le Conseil d'Etat abandonne une veine jurisprudentielle qui s'écarte de cette position de principe en faisant obstacle à ce qu'une décision administrative individuelle prise en considération de la personne puisse être qualifiée de mesure d'ordre intérieur (10). Dans ses conclusions conformes sous la décision commentée (11), le rapporteur public plaide pour cet abandon en insistant sur la différence de finalité qui caractérise, d'une part, les mesures d'ordre intérieur et, d'autre part, les mesures prises en considération de la personne. Les premières constituent selon M. Pellissier "l'un des points d'équilibre entre les exigences de la légalité et celles d'une bonne administration des services publics et de la justice". Quant aux secondes, elles ont pour objet d'assurer aux agents publics le respect d'une garantie procédurale qui est l'accès au dossier. Croiser les deux catégories en acceptant de généraliser la recevabilité d'un recours contre toute mesure d'ordre intérieur prise en considération de la personne conduirait, toujours selon le rapporteur public, à "un changement radical de logique". La notion de décision faisant grief ne viserait plus alors à filtrer les recours en fonction de l'impact des décisions sur leurs destinataires, mais bien à assurer les conditions du contrôle de leur légalité. Ce contrôle ne manquerait pas, en outre, de s'étendre aux motifs de la décision menaçant ainsi l'autre objet de la catégorie des mesures d'ordre intérieur, qui est de garantir à l'administration une certaine liberté dans l'organisation de ses services. Dans l'espèce commentée, le Conseil d'Etat suit son rapporteur public en confirmant l'autonomie contentieuse des deux catégories juridiques en cause. Il qualifie donc de mesure d'ordre intérieur le simple changement d'affectation de la requérante d'une résidence administrative à une autre au sein de la même commune, nonobstant les motifs tenant à son comportement qui l'ont motivé. La demande est donc rejetée pour irrecevabilité.

II - La requalification confirmée d'une mesure d'ordre intérieur en cas de discrimination illégale d'un agent

Comme dans d'autres secteurs de l'activité administrative (école, armée et prisons), le juge administratif opère une restriction du champ des mesures d'ordre intérieur en matière de fonction publique civile. Il fixe les bornes au-delà desquelles un recours contentieux devient recevable en raison de l'importance des effets d'une telle mesure sur la situation de l'agent public. Dégagée progressivement par une jurisprudence déjà ancienne (12), ce cadre est rappelé dans la deuxième partie du considérant de principe de l'arrêt commenté. Selon le Conseil d'Etat, constituent en effet des mesures d'ordre intérieur pour les fonctionnaires requérants "les mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération". Si une mesure d'ordre intérieur porte atteinte aux droits professionnels ou aux droits fondamentaux de l'agent public concerné, un recours formé à son encontre est alors recevable. Cette grille d'analyse permet aussi de rendre compte des mesures d'ordre intérieur qui constituent des sanctions disciplinaires déguisées (13). Selon les conclusions du président Genevois sous l'arrêt "Spire" du 9 juin 1978 (14), une telle décision suppose la présence à la fois d'un élément objectif relatif aux effets de la mesure sur la situation professionnelle de l'agent, et un élément subjectif tenant à l'intention de la hiérarchie de punir le subordonné. Il revient alors au juge d'apprécier les conséquences de la mesure sur la situation de l'agent. En présence d'une décision aux effets négligeables qui pourrait être qualifiée de mesure d'ordre intérieur, le premier élément manque en fait et il n'est pas besoin de s'interroger sur l'existence du second. Donc, si l'on est conduit à rechercher l'élément subjectif, c'est que la décision en cause fait déjà grief au regard de ses effets sur l'agent public.

Dans l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat confirme en outre une avancée jurisprudentielle récente qui résulte de son arrêt du 15 avril 2015 rendu dans l'affaire "Pôle Emploi" (15). Il existe désormais une nouvelle limite à l'injusticiabilité des mesures d'ordre intérieur : leur éventuel caractère discriminatoire. Dans cet arrêt, le Conseil d'Etat juge qu'une mesure qui ne porte atteinte ni aux perspectives de carrière, ni à la rémunération d'un agent, mais traduit une discrimination illégale est susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Parce qu'elle porte atteinte au droit à la non-discrimination en fonction de certains critères (opinion, origine...) que le fonctionnaire tient de l'article 6, alinéa 2 de la loi statutaire du 13 juillet 1983 (loi n° 83-634, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3), la mesure d'ordre intérieur peut être requalifiée en mesure faisant grief. Sur le terrain de la charge de la preuve, il revient toutefois au requérant de soumettre au juge, selon les termes de l'arrêt "Pôle emploi" précité, "des éléments de faits précis et concordants" permettant d'établir que la décision repose sur des motifs discriminatoires. La première étape de l'administration de la preuve telle que dégagée de façon générale par l'arrêt d'Assemblée "Mme Perreux" du 30 octobre 2009 (16), intervient alors au stade de la recevabilité du recours. Dans l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat, après avoir affirmé que le recours contre les mesures d'ordre intérieur, "à moins qu'elles ne traduisent une discrimination, est irrecevable", juge, qu'en l'espèce, il n'est ni démontré ni même soutenu que le changement d'affectation de l'intéressée traduirait une discrimination.

III - La préservation de la liberté de gestion de l'administration et de l'accessibilité du prétoire du juge

De façon plus stratégique, la solution retenue dans l'arrêt rendu le 25 septembre 2015 contribue à alléger les contraintes qui pèsent tant sur l'administration que sur le juge de la légalité. S'agissant de l'administration, elle voit ainsi sa liberté de gestion des agents confortée. Dans le cadre de la distinction cardinale qu'opère le statut général des fonctionnaires entre le grade et l'emploi, l'employeur public bénéficie d'un pouvoir d'organisation des services que traduit à titre principal l'affectation des agents. Conforter la qualification de mesures d'ordre intérieur des simples changements d'affectation ou de tâche, qu'ils soient ou non pris en considération de la personne, renforce à l'évidence ce pouvoir d'organisation en le préservant contre les recours excessifs des agents ou de leurs groupements. Les circonstances de l'espèce commentée le soulignent suffisamment. S'agissant du juge de la légalité, qualifier une décision individuelle de mesure d'ordre intérieur lui permet d'opposer au requérant l'irrecevabilité de sa requête qui n'est pas régularisable et souvent manifeste. Le recours peut alors être rejeté sans examen au fond par simple ordonnance au titre des articles R. 122-12 (N° Lexbase : L5968IG7) et R. 222-1 (N° Lexbase : L7258KHB) du Code de justice administrative. La décision rapportée conduit ainsi à relativiser les avancées introduites par le décret n° 2013-730 du 13 août 2013, portant modification du Code de justice administrative (N° Lexbase : L7180IX9), en matière de contentieux de la fonction publique. Le rétablissement, sauf exception (17), de l'examen en formation collégiale et de l'appel des jugements dans ce secteur devient en effet bien théorique face à cet instrument efficace de régulation des flux que constitue le rejet par voie d'ordonnance.

A titre de conclusion, nous souscrivons sans réserve à l'affirmation de M. Gilles Pellissier selon laquelle : "imposer aux agents publics qui peuvent sans grand risque saisir le juge administratif d'une décision relative à l'organisation du service qu'elle doit avoir un certain impact sur leur situation nous semble une juste contrepartie de la protection que leur offre leur situation juridique et de la garantie que représente l'existence d'une voie de droit d'accès facile telle que le recours pour excès de pouvoir pour la défendre lorsqu'elle est sérieusement compromise".


(1) CE, 17 octobre 1986, n° 59536 (N° Lexbase : A5130AMX), Rec. p. 650.
(2) CE, 20 octobre 1954, Chapon, Rec. p. 541.
(3) CE, Ass, 6 mai 1966, n° 57452 (N° Lexbase : A4227B7P), Rec. p. 305.
(4) CE, 10 mars 1982, n° 24010 (N° Lexbase : A7124B7Y), Rec. p. 534.
(5) CE, 4 janvier 1946, Amiel, Rec. p. 2 ; CE, 23 novembre 1951, Hartmann, Rec. p. 548.
(6) CE, 25 janvier 2006, n° 275070 (N° Lexbase : A5411DMD), Rec. p. 29.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 11 mai 2011, n° 337280, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8761HQK), p. 981.
(8) C. Chauvet, Que reste-t-il de la "théorie" des mesures d'ordre intérieur ?, AJDA, 2015, p. 793.
(9) R. Odent invoque ainsi leur caractère exclusivement interne à l'administration, l'absence d'effet sur la situation juridique des intéressés ou encore leur caractère discrétionnaire (v. Contentieux administratif, rééd. Dalloz, 2007, t. 1, p. 784).
(10) V. notamment CE, 13 mars 1985, n° 48365 (N° Lexbase : A3425AMS), T. pp. 664 et 778.
(11) L'auteur remercie sincèrement M. Gilles Pellissier, maître des requêtes au Conseil d'Etat, pour lui avoir permis d'accéder à ses conclusions.
(12) V. CE, Sect. 4 mars 1977, n° 02014 (N° Lexbase : A2784B7A), Rec. p. 126, RA, 1977, p. 267, concl. Labetoulle.
(13) CE 2° et 6° s-s-r., 18 mars 1996, n° 141089, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8134ANL) ; CE 2° et 6° s-s-r., 14 avril 1999, n° 199721, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3814AXK).
(14) CE, Sect., 9 juin 1978, n° 8397, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4887AIT).
(15) CE, 15 avril 2015, n° 373893, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9522NGR).
(16) CE, Ass., 30 octobre 2009, n° 298348 (N° Lexbase : A6040EMN), Rec. p. 407, concl. Guyomar.
(17) Selon le 2° de l'article R. 222-13 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L0863IYM), ne sont plus jugés par un juge unique que les litiges relatifs à la notation ou à l'évaluation professionnelle des fonctionnaires ou agents publics ainsi qu'aux sanctions disciplinaires prononcées à leur encontre qui ne requièrent pas l'intervention d'un organe disciplinaire collégial.

newsid:449531