La lettre juridique n°625 du 17 septembre 2015 : Éditorial

La déontologie au XXIème siècle : pour quoi faire ?

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N8932BUD

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 17 Septembre 2015


"Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de responsabilité ou l'éthique de conviction", à lire Max Weber, dans Le savant et le politique. "Lorsque les conséquences d'un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n'attribuera pas la responsabilité à l'agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l'éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l'homme [...] et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir", poursuit l'auteur.

Même si cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction, c'est tout de même à cette alternative que tentent d'échapper les déontologies professionnelles, pour que l'activité professionnelle puisse paraître vertueuse, c'est-à-dire entre deux "vices", pour paraphraser Aristote.

Même si le terme de "déontologie" est plutôt récent, né justement avec le rétablissement des Ordres des avocats, la question de l'éthique professionnelle est aussi vieille que celle de l'éthique intellectuelle. En effet, le corporatisme -décrié parfois aujourd'hui-, dont l'une des caractéristiques principales est bien de réunir au sein d'une guilde, d'un Ordre, des professionnels régis par un même corpus juridique -et peut-être même avant tout éthique-, se développe à mesure que se fondent les premiers grands regroupements urbains : il y a donc près de 4 000 ans ! Organiser une profession autours de règles permettant d'assurer la compétence, d'asseoir la probité et de conforter la dignité, n'est donc pas chose nouvelle.

Au point de voir se multiplier, à travers les âges, autant de Livres des métiers, que de Codes de déontologie et de Codes de bonne conduite ou de bonnes pratiques, dans tous les domaines d'activité -essentiellement libérale- où il est pressant d'établir la confiance avec le commanditaire, hier, le consommateur, aujourd'hui.

La donne a-t-elle changé, en cette ère numérique, pour que la déontologie ne soit plus perçue comme une digue contre les écueils que craignait Weber, mais, tout au plus, comme "la chose des parties", entendez un corpus éthico-juridique dont la fin est la bonne organisation de la profession ? Alors que cette "bonne organisation" des professions ne constitue, à travers la déontologie ou l'éthique professionnelle, qu'un moyen, au service d'un fin bien plus importante : l'éthique intellectuelle, elle-même ; et donc le bonheur et la joie selon, rien de moins, qu'Aristote -toujours- et Kant -encore-.

"L'uberisation" de la société, la fin des monopoles, des périmètres et autres "protections" dites corporatistes, vus comme des donjons par les pouvoirs publics, quand on croyait qu'ils étaient des remparts pour la sécurité et la confiance, condamnent-elles les déontologies professionnelles aux oubliettes ?

Clairement, le développement d'activités, de prestations de services proches, dans leur existence -pas nécessairement dans leur essence justement-, sur internet ou par l'intermédiaires "d'intermittents", de celles dévolues, dans les règles de l'art, tradionnellement aux professionnels, pose la question de l'utilité d'avoir, puis de respecter et de faire respecter, par des procédures disciplinaires, une déontologie. C'est qu'il faut se convaincre chaque jour qu'il est "vertueux" et donc "source de joie et de bonheur" que de respecter un Code de déontologie, quand le quidam pratique une activité de même nature, sans le cadre éthique qu'il conviendrait d'avoir. En dehors de l'aspect anti-concurrentiel d'une telle pratique, il faut bien comprendre que c'est, in fine, l'éthique intellectuelle, et donc la protection du consommateur qui est, ici, en jeu.

La déontologie n'est pas un donjon corporatiste, mais bien un rempart contre les "incursions immorales" de néo-professionnels au détriment de la sécurité des consommateurs : elle est garante de la liberté, parce qu'indispensable au véritable choix et à la dignité d'une profession.

En effet, dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote souligne que le véritable choix doit être un désir délibératif et qu'il faut par là même qu'à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu'il y ait identité entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit. "Le principe de l'action morale est ainsi le libre choix (principe étant ici le point d'origine du mouvement et non la fin où il tend) et celui du choix est le désir et la règle dirigée vers quelque fin. C'est pourquoi le choix ne peut exister ni sans intellect et pensée, ni sans une disposition morale, la bonne conduite et son contraire dans le domaine de l'action n'existant pas sans pensée et sans caractère". Ou encore "dans l'action, ce qu'on fait : est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse est une fin, et le désir a cette fin pour objet". Pour le philosophe grec, il ne peut y avoir de pensée fondée sur un véritable choix, la liberté, que si elle s'inscrit dans un cadre vertueux, disons moral. Or, c'est ce "véritable choix" qui constitue l'essence de la prestation de service que proposent le plus souvent ces professionnels... libéraux : un choix éclairé et éthique au regard des principes essentiels que se donne une profession.

Dans son Ethique, Spinoza va plus loin encore en conjuguant déterminisme absolu et libre-artbitre et en montrant que passions et "idées inadéquates" doivent céder devant la puissance de l'entendement.

Enfin, pour Kant, l'éthique est la dignité de l'Homme ! "La moralité est l'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle" : telle est la fin vers laquelle doit tendre tout moyen.

Il n'est donc pas de choix véritable, de liberté d'agir, sans éthique, d'abord intellectuelle et, pour certaines activités, naturellement professionnelle. Penser la relation médicale, juridique, journalistique, et aujourd'hui immobilière, à la suite de la publication, le 30 août 2015, d'un Code de déontologie applicable à certaines personnes exerçant les activités de transaction et de gestion des immeubles et des fonds de commerce, ne peut se concevoir sans offrir aux clients, consommateurs, les garanties nécessaires à l'établissement d'une relation de confiance, au regard de la profusion hétéroclite, dispersée et disparate de l'offre de prestations de services.

Pour Weber, "aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses" : c'est sans doute un début de réponse qu'apportent les déontologies professionnelles.

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