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par Gaël Piette, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique des Encyclopédies "Droit des sûretés" et "Droit des contrats spéciaux"
le 17 Septembre 2015
I - Les difficultés intrinsèques à l'article 1169 du projet
L'article 1169 du projet ne cache pas son inspiration. Son alinéa 2 ("L'appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur la définition de l'objet du contrat ni sur l'adéquation du prix à la prestation") constitue une reprise de l'alinéa 7 de l'article L. 132-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L6710IMH), qui prohibe les clauses abusives dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur ou un non-professionnel.
Pourtant, l'article 1169 du projet contient deux différences notables avec l'article L. 132-1, qui suscitent certaines interrogations.
D'une part, l'article 1169 vise la "clause qui crée un déséquilibre significatif" entre les droits et obligations des parties, tandis que l'article L. 132-1 envisage les "clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer [...] un déséquilibre significatif" entre les droits et obligations des parties.
La différence peut sembler ténue. Pourtant, elle est bien réelle. Au contraire du projet, dans le Code de la consommation, il n'est pas nécessaire que la clause crée effectivement un déséquilibre significatif, puisqu'elle peut avoir simplement pour objet de le créer. Le projet de réforme, lui, ne s'intéresse qu'à la clause qui crée un tel déséquilibre. Un pénaliste écrirait ici que le texte ne réprime que l'infraction réussie, et non la tentative...
Il en résulte un affaiblissement de la situation du contractant victime de la clause. En effet, il lui appartiendra de rapporter la preuve de l'existence du déséquilibre significatif entre ses droits et obligations, et ceux de son cocontractant.
D'autre part, la sanction retenue par l'article 1169 du projet est très différente de celle prévue par l'article L. 132-1. Ce dernier, en son alinéa 6, répute les clauses abusives non écrites, tandis que l'article 1169 permet au juge de "supprimer" la clause. Si l'on laisse de côté les interrogations que fait naître l'usage du verbe "supprimer", bien peu juridique, il convient de voir en cette sanction une nullité.
Or, la nullité et le réputé non écrit sont deux sanctions juridiques fortement dissemblables. La différence majeure réside dans l'idée que la nullité, en droit français, est nécessairement judiciaire, c'est-à-dire prononcée par le juge. Le réputé non écrit, au contraire, ne nécessite pas d'intervention judiciaire. Ainsi, sur le fondement de l'article 1169, le contractant victime d'une clause qui crée un déséquilibre significatif sera dans l'obligation de saisir un juge pour la faire déclarer nulle. Le même contractant qui pourrait invoquer le fondement de l'article L. 132-1 n'aura qu'à faire comme si la clause n'existait pas.
Enfin, comment ne pas souligner l'imprécision du vocabulaire utilisé ? Qu'est-ce qu'un déséquilibre significatif ? Certes, la notion est connue du droit français, par l'article L. 132-1 du Code de la consommation, l'article L. 442-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L1769KGM) et l'article L. 313-14-1 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L7547IGM) (4). Pour autant, qui peut prétendre savoir précisément ce qu'est un déséquilibre significatif ? La notion est d'autant plus délicate à cerner que le déséquilibre ne porte pas sur des quantités (cf. l'alinéa 2 de l'article 1169 du projet), mais sur des droits et obligations. Il ne s'agit donc pas de comparer des données quantitativement appréciables, mais des éléments beaucoup plus difficilement estimables.
Il est, en outre, possible de se demander si le juge pourra se référer à l'intégralité du contrat. Le texte ne semble pas l'y inviter, envisageant la seule clause qui crée un déséquilibre significatif. Il semble néanmoins judicieux de prendre le contrat dans son ensemble : une clause peut avantager significativement une partie, mais être contrebalancée par une autre clause qui procure un avantage en sens inverse. L'emploi du verbe "pouvoir" (la clause "peut être supprimée par le juge") devrait permettre une telle pratique.
Il s'agit ainsi une fois encore d'une notion floue, conférant au juge un large pouvoir d'appréciation. Cela en satisfera certains, et en inquiètera d'autres...
II - La difficile confrontation de l'article 1169 au droit des contrats spéciaux
Puisque l'article 1169 s'est très clairement inspiré de l'article L. 132-1 du Code de la consommation, il peut être utile, pour identifier les cas possibles de clauses abusives, de se référer aux listes que fournit ce code, dans ses articles R. 132-1 (N° Lexbase : L0488IDG) et suivants. Les deux premiers de ces textes égrènent chacun une liste de clauses irréfragablement ou simplement présumées abusives (liste "noire" et liste "grise").
La lecture de ces textes révèle que certaines clauses, perçues comme abusives dans les relations entre professionnel et consommateur (ou non-professionnel), sont relativement fréquentes dans les relations entre professionnels. Quelques exemples suffiront à s'en convaincre.
Le 3° de l'article R. 132-1 dispose qu'est irréfragablement présumée abusive la clause qui réserve "au professionnel le droit de modifier unilatéralement les clauses du contrat relatives à sa durée, aux caractéristiques ou au prix du bien à livrer ou du service à rendre". De telles clauses sont relativement courantes dans les relations entre professionnels, notamment dans les contrats cadre. Depuis les grandes avancées jurisprudentielles des années 1990, le droit français est beaucoup plus souple en ce qui concerne la détermination du prix dans les relations d'affaires (5). En particulier, est valable la clause dite "prix catalogue", clause faisant référence au tarif en vigueur au jour des commandes à intervenir. Or, une telle clause permet bien à l'un des contractants de modifier unilatéralement le prix du bien à livrer...
Le 6° de l'article R. 132-1 voit une clause abusive dans celle qui supprime ou réduit "le droit à réparation du préjudice subi par le non-professionnel ou le consommateur en cas de manquement par le professionnel à l'une quelconque de ses obligations". Cette disposition interdit ainsi les clauses limitatives ou élusives de responsabilité dans les contrats de consommation. Il est évident qu'elle ne saurait être étendue aux contrats conclus entre professionnels. Les clauses limitatives de responsabilité y sont fréquentes (6). La possibilité de limiter sa responsabilité est souvent un procédé incitatif pour l'entrepreneur, un vecteur d'initiative économique.
Le 7° de l'article R. 132-2 (N° Lexbase : L0512IDC) présume simplement abusive la clause qui stipule "une date indicative d'exécution du contrat, hors les cas où la loi l'autorise". Justifiée dans les contrats de consommation, cette disposition serait gênante dans les contrats entre professionnels si elle venait à s'y appliquer. Certaines opérations sont soumises à des particularités qui rendent délicate la détermination d'une date précise d'exécution de l'obligation. Il suffit de songer, à titre d'exemple, au contrat d'affrètement maritime. Dans un tel contrat, le fréteur assume, entre autres, une obligation de mise à disposition du navire affrété. Mais, en raison des aléas de la navigation maritime, il lui est difficile de savoir avec précision à quelle date le navire convenu sera revenu de sa précédente expédition, et donc à quelle date il sera disponible. Pour s'accorder davantage de souplesse, nombre de fréteurs stipulent un estimated time arrival, c'est-à-dire une date estimée d'arrivée. Une telle stipulation a pour effet d'admettre un certain retard dans la présentation du navire, tant que ce retard demeure raisonnable (7). Une telle clause, fort usitée en pratique, serait menacée si l'article R. 132-2, 7°, du Code de la consommation était généralisé. Il convient d'ailleurs de remarquer que l'estimated time arrival est généralement contrebalancé par la stipulation, dans la charte-partie, d'une cancelling date, qui permet à l'affréteur de résilier le contrat d'affrètement lorsque le navire n'est pas présenté avant cette date (8). La plupart des chartes types contiennent une cancelling clause (clause 9 de la Gencon, clause 6 de la Synacomex 2000, par exemple).
Enfin, le 10° de l'article R. 132-2 considère comme abusive la clause qui supprime ou entrave "l'exercice d'actions en justice ou des voies de recours par le consommateur, notamment en obligeant le consommateur à saisir exclusivement une juridiction d'arbitrage non couverte par des dispositions légales ou à passer exclusivement par un mode alternatif de règlement des litiges". Ici encore, l'idée est justifiée en matière de relations B to C, mais difficilement transposable aux relations B to B. De nombreux secteurs d'activité économique ont fréquemment recours à l'arbitrage, autant à l'occasion de relations internes que dans les relations internationales (contrats de distribution, contrats maritimes, propriété intellectuelle, etc.). La clause compromissoire serait-elle menacée si l'article 1169 du projet était adopté ? Nous ne le pensons, et surtout nous ne l'espérons, pas. Mais il conviendra de rester vigilant sur ce point.
Même en dehors des listes fournies par les textes consuméristes, certaines clauses prisées de la pratique risquent fort de devenir douteuses si l'article 1169 du projet aboutit. Il en est ainsi, par exemple, de la clause d'exclusion de la garantie des vices cachés dans la vente immobilière. Un professionnel ne peut s'exonérer de la garantie lorsqu'il contracte avec un particulier. En revanche, un particulier peut parfaitement s'exonérer de la garantie de l'article 1641 du Code civil (N° Lexbase : L1743AB8) lorsqu'il vend son immeuble. Cette clause est même très répandue. Mais ne crée-t-elle pas un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties ? Il en est de même, par exemple, de la clause de fret acquis à tout événement, qui oblige l'affréteur ou le chargeur à payer le fret quoiqu'il arrive, même lorsque la marchandise n'a pas été acheminée à bon port (pour cause de naufrage du navire, par exemple), ou encore des clauses attributives de juridiction. Ces diverses clauses sont très fréquentes entre professionnels, et seraient directement menacées par l'article 1169 du projet.
Ces diverses illustrations montrent à quel point l'article 1169 du projet de réforme du droit des obligations peut s'avérer dangereux. Le droit de la consommation est un droit éminemment spécifique, dont les mécanismes ne peuvent pas toujours être étendus aux autres relations contractuelles. Les relations d'affaires, en particulier, n'ont pas besoin d'une législation sur les clauses abusives autre que celle figurant à l'article L. 442-6 du Code de commerce. L'introduction des clauses abusives dans les relations B to B présente un risque : inquiéter les opérateurs du commerce international, et donc réduire l'attractivité du droit français (9).
Le texte projeté est au final une manifestation supplémentaire de l'aphorisme selon lequel l'enfer est pavé de bonnes intentions.
(1) Habilitation pour ce faire lui a été donnée par le législateur : loi n° 2015-177 du 16 février 2015, art. 8 (N° Lexbase : L9386I7R).
(2) L'article 1384 projeté est consacré au serment. Il y a fort à parier que ce texte suscitera beaucoup moins de jurisprudence que l'actuel article 1384 (N° Lexbase : L1490ABS)...
(3) Pour un panorama pratique et rapide, v. not. Ph. Delebecque, La réforme du droit des contrats, du pour et du contre, Gazette CAMP n° 37, p. 1.
(4) En faisant remarquer que ce dernier texte restreint le déséquilibre, en envisageant seulement le "déséquilibre financier significatif".
(5) Ass. Plén., 1er décembre 1995, n° 91-15.999 (N° Lexbase : A5967AHH), n° 91-15.578 (N° Lexbase : A1731AAD), n° 91-19.653 (N° Lexbase : A5344ABK) et n° 93-13.688 (N° Lexbase : A8251AB9) ; JCP éd. G, 1995, II, 22565, concl. Jéol et note J. Ghestin ; D., 1996, 13, concl. Jéol et note L. Aynès.
(6) Quand la limitation ne résulte pas de la loi elle-même, comme par exemple pour le propriétaire de navire : Convention de Londres du 19 novembre 1976, sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, et C. transports, art. L. 5121-3 (N° Lexbase : L7236INC).
(7) CAMP, sentence n° 1070 du 15 novembre 2002, DMF, 2003, p. 388.
(8) P. Bonassies et Ch. Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, 2ème éd., 2010, n° 767.
(9) En ce sens, v. Ph. Stoffel-Munck, Les clauses abusives, on attendait Grouchy..., Droit & Patrimoine, octobre 2014, p. 56.
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