Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2015, n° 385634, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9926M9I)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 17 Mars 2015
L'argumentaire de l'entreprise soutenant qu'un même magistrat ne peut pas statuer au stade du référé précontractuel, puis du référé-suspension, sans méconnaître le principe d'impartialité, s'appuyait sur le principe dégagé par le Conseil d'Etat "Communauté des communes de l'Arc mosellan" dans un arrêt rendu le 3 février 2010 (CE 2° et 7° s-s-r., 3 février 2010, n° 330237, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5927ERX). Dans cette décision dont les faits correspondaient classiquement à ceux de l'arrêt rapporté, une communauté de communes avait lancé une procédure d'appel d'offres pour l'attribution d'un marché relatif à l'exploitation du centre de stockage de déchets non dangereux. Saisi par deux sociétés candidates à l'attribution du marché, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Strasbourg, par une première ordonnance du 29 mai 2009, a enjoint à la communauté de communes de différer la signature du marché pendant un délai de vingt jours, comme le lui permettait l'article L. 551-1 du Code de justice administratif. Le problème est venu de ce que ce même juge n'a pas statué dans ce délai de vingt jours, ce qui a permis à l'établissement public de coopération intercommunale de procéder à la signature du marché le 19 juin 2009.
Se prononçant au fond et n'ayant pas eu connaissance de l'intervention de la signature, le juge du référé précontractuel a annulé la procédure de passation par une ordonnance du 22 juin 2009. Il convient de rappeler d'une part, qu'en référé précontractuel, la seule existence matérielle de la signature intervenue avant la saisine contentieuse empêche le juge de statuer puisqu'il n'est pas juge de sa validité et ce, même dans les cas d'inexistence juridique de cette signature ou de son inexactitude matérielle (CE 7° s-s., 17 octobre 2007, n° 300419, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7970DYT). D'autre part et pour le contentieux de fond, la méconnaissance du délai prévu à l'article 80-I du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0165IRK) n'est pas susceptible d'entraîner l'annulation du marché dès lors que le vice n'a trait ni à l'objet même du marché, ni au choix du cocontractant mais aux modalités de publicité des décisions rejetant les offres des candidats (CE 2° et 7° s-s-r., 19 décembre 2007, n° 291487, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1509D3B ; TA Versailles, 12 février 2009, n° 0804414).
Les sociétés candidates à l'attribution du marché ont alors poursuivi leur combat contentieux en exerçant une action en contestation de validité du contrat (recours "Tropic", voir CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4715DXW), et l'ont assortie d'un référé suspension (CJA, art. L. 521-1). Le juge du référé suspension a alors fait droit à leur demande dans une ordonnance du 10 juillet 2009. Saisi d'un recours en cassation dirigé contre cette ordonnance, le Conseil d'Etat l'avait annulée, les juges du Palais-Royal estimant "qu'eu égard aux pouvoirs du juge du référé précontractuel qui s'était prononcé sur la question de la précision de l'objet du marché, le juge des référés, en se prononçant à nouveau, au titre de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative sur cette question, a statué dans des conditions qui méconnaissant les exigences qui découlent du principe d'impartialité". L'on doit donc constater que le revirement est ici complet.
II - Du point de vue de la succession d'un référé précontractuel et d'un référé suspension au regard du principe d'impartialité, le Conseil d'Etat censurait ce qu'il considérait alors comme une violation grossière du principe d'impartialité : le juge ayant prononcé la suspension du contrat sur le fondement de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative était celui-là même qui avait annulé, quelques semaines plus tôt, la procédure de passation du marché sur le fondement de l'article L. 551-1. Les juges du Palais-Royal faisaient ici une application classique du principe d'impartialité dans sa version objective en la justifiant, néanmoins, par le fait que le même juge a conclu la première fois à l'annulation (référé précontractuel) et la seconde fois à la suspension (référé suspension), en se fondant sur le même motif tiré de ce que l'objet du marché litigieux n'était pas suffisamment défini. Le Conseil d'Etat ne condamnait donc pas le principe même de la succession, mais se réservait le droit de la sanctionner si la première décision du juge impliquait, en réalité, un "pré-jugement" de l'affaire. Il y a là une solution qui rappelle celle par laquelle le juge administratif avait déjà admis en 2004, dans l'avis "Commune de Rogerville" (CE, Sect., 12 mai 2004, n° 265184, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2214DCY), que le juge du référé suspension pouvait statuer ultérieurement sur le fond, à condition de respecter les limites de son office. L'année suivante, était jugé qu'eu égard à la nature de l'office du juge des référés appelé à statuer sur une demande de suspension d'une décision administrative, la circonstance que le même magistrat se trouve ultérieurement amené à se prononcer sur une nouvelle demande de suspension de la même décision est, par elle-même, sans incidence sur la régularité de l'ordonnance statuant sur cette requête, sous réserve du cas où il apparaîtrait qu'allant au-delà de ce qu'implique nécessairement cet office, il aurait préjugé l'issue du litige (CE 9° et 10° s-s-r., 2 novembre 2005, n° 279660, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2809DLM).
Cette tendance jurisprudentielle s'était poursuivie avec l'arrêt "M. Sene" (CE 3° et 8° s-s-r., 7 décembre 2006, n° 294218, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8931DSL), dans lequel la Haute juridiction estimait qu'un juge des référés qui a rejeté une requête tendant au versement d'une provision sur des sommes dues au titre d'une convention d'occupation du domaine public, au motif que cette convention avait pris fin et ne pouvait dès lors donner lieu au versement d'une redevance domaniale par l'occupant sans titre, ne pouvait, sans méconnaître les exigences qui découlent du principe d'impartialité, ordonner ensuite l'expulsion de cet occupant en relevant que, depuis l'expiration de la convention dont il a bénéficié, il occupe sans titre le domaine public, dès lors que ce faisant, il tranche la question de l'existence d'un titre d'occupation, à laquelle il a déjà donné une réponse dans sa précédente ordonnance. En 2008, dans un arrêt "Caisse des dépôts et consignations" (CE 3° et 8° s-s-r., 17 avril 2008, n° 307866, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9554D7Y), elle jugeait que le fait quel le magistrat ait statué sur une demande tendant à la suspension de l'exécution d'une décision administrative ne faisait pas obstacle à ce qu'il se prononce, en cette même qualité, sur une deuxième demande du même requérant tendant à la suspension d'une décision ultérieure prise sur la même demande.
Il est à noter, dans l'arrêt rapporté, que le Conseil d'Etat, à l'inverse de sa position développée dans l'arrêt du 3 février 2010 "Communauté des communes de l'Arc mosellan" reprenant un arrêt "Biomérieux" de 2009 (CE 2° et 7° s-s-r., 6 mars 2009, n° 324064, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5824ED3) énonçant que la condition d'urgence est, "en principe", remplie lorsque l'administration a signé un contrat en méconnaissance d'une décision du juge du référé précontractuel lui enjoignant de suspendre cette signature, pose ici une position relativement restrictive quant à la condition d'urgence afférente au référé suspension : "la société X soutenait que le marché litigieux représentait jusqu'à 36,7 % de son chiffre d'affaires et que l'intérêt pour elle de conclure un tel marché constituait en soi une situation d'urgence ; que, toutefois, en jugeant que la perte de chance d'obtenir ce marché, dont cette société n'était pas l'ancien titulaire, n'était pas de nature, dans les circonstances de l'espèce, à établir l'urgence, le juge des référés s'est livré à une appréciation souveraine des faits de l'espèce, exempte de dénaturation [...]". La société requérante perd donc sur les deux tableaux, à savoir sur la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance attaquée.
Le contentieux des contrats administratifs connaît une période de mutation importante dans laquelle les arrêts se succèdent de manière contradictoire, ce qui amène les praticiens de la commande publique à naviguer à vue dans un maquis de solutions instables. La présente décision illustre une nouvelle fois combien la profusion des recours contentieux susceptibles d'être enclenchés en matière contractuelle est source de complexité et d'insécurité.
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