Lecture: 15 min
N1241B3D
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Dovile Satkauskiene (LT), Directeur, Chambre des huissiers de justice de Lituanie, Secrétaire général de l'UEHJ
le 18 Décembre 2024
Mots-clés : Intelligence Artificielle (IA) • Justice automatisée • exécution des décisions • droits humains • éthique et transparence • protection des données • responsabilité algorithmique • déshumanisation • biais algorithmiques • supervision humaine • transformation numérique • huissiers de justice • commissaire de justice • CEPEJ (Commission européenne pour l'efficacité de la justice) • égalité d'accès à la justice • RGPD (Règlement général sur la protection des données)
Cet article est issu d’un dossier spécial consacré à la publication des actes du 3ème Forum mondial sur l’exécution intitulé « L’intelligence artificielle, droits humains et exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale : quelles garanties pour les justiciables ? », organisé par l’Union International des Huissiers de Justice (UIHJ) et par la Commission pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ) et qui s’est tenu le 2 décembre 2024 au Palais de l’Europe de Strasbourg.
Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : N° Lexbase : N1264B39
L’intelligence artificielle (ci-après dénommée l’IA) n’est pas un outil du futur, elle est nécessaire aujourd’hui. À l’époque où la technologie devient de plus en plus intelligente, il est important que les huissiers de justice aient la possibilité d’accéder à la technologie qui peut les aider à accomplir leurs tâches de manière plus efficace. En utilisant les outils appropriés, nous constatons que l’IA est un assistant inestimable pour la productivité. Elle permet de réserver des heures de travail, d’optimiser les flux de travail et d’allouer davantage de ressources aux tâches humaines qui ne peuvent être automatisées.
En Lituanie, dans le cadre de notre engagement à aider les huissiers de justice à améliorer les flux de travail et à accroître la transparence et la confiance avec les parties chargées du recouvrement de créances (créancier/débiteur), nous avons développé une série sur la façon dont l’IA peut aider à résoudre des problèmes existants et à améliorer les procédures quotidiennes du recouvrement de créances et à réaliser des fonctionnalités d’analyse de données.
Le présent article examine les applications de l’intelligence artificielle dans le système du recouvrement des créances en Lituanie, analyse les applications de l’IA actuellement utilisées par les huissiers de justice, observe quelles sont les solutions technologiques créées, fournit des cadres pour évaluer les applications de l’IA, et résume les risques à prendre en compte lors du déploiement des systèmes de l’IA. Aujourd’hui, nous pouvons déjà dire avec confiance que l’importance de la nouvelle loi, que la Commission européenne a déjà approuvée, contribuera à la gestion des risques liés au développement et à l’utilisation de l’intelligence artificielle. Enfin, dans le présent article, on va partager quelques idées sur les possibilités de développement de l’IA à l’avenir.
Comment un huissier de justice utilise-t-il l’IA en Lituanie ?
On peut penser que cela est réservé aux grandes entreprises technologiques, mais l’IA peut être utilisée dans une large gamme d’outils fonctionnels que les huissiers de justice peuvent exploiter pour améliorer l’efficacité et la précision dans leurs bureaux relativement petits. L’IA n’a pas (et n’aura probablement jamais) le pouvoir de remplacer les capacités humaines, mais elle peut effectuer des tâches qui prennent beaucoup de temps et préparer les données pour un examen, une analyse et des interactions humaines.
Dans la présente partie, on va discuter des changements liés à l’utilisation de l’intelligence artificielle observés en Lituanie lorsque nous parlons des activités des huissiers de justice.
Lorsque l’on parle de l’intelligence artificielle dans les procédures d’exécution en Lituanie, on distingue souvent deux grandes catégories : l’IA faible (IA étroite) [1] et l’IA forte (IA générale) [2]. On va explorer comment ces deux types [3] de l’intelligence artificielle sont mis en œuvre dans le cadre des activités des huissiers de justice en Lituanie grâce à des solutions informatiques réelles.
En développant des solutions de l’intelligence artificielle dans l’activité des huissiers de justice, nous nous sommes fixés comme objectif de résoudre certains problèmes qui prévalent dans la routine des activités quotidiennes des huissiers de justice, et il était particulièrement important de parvenir à une meilleure efficacité globale du recouvrement des créances en automatisant au maximum les processus. La question principale est de savoir quels sont les problèmes que l’IA peut résoudre et comment l’IA peut rendre le recouvrement de créances plus efficace. Il ne fait aucun doute que l’IA peut résoudre un large éventail de problèmes, mais les principaux domaines d’application de l’IA sont les suivantes :
1. l’automatisation des tâches de bureau quotidiennes et répétitives [4] ;
2. l’optimisation des processus et des procédures par l’analyse des données recueillies [5];
3. la consultation des clients par l’intermédiaire de chatbots.
En Lituanie, nous avons créé des systèmes d’information basés sur les principes de l’intelligence artificielle qui permettent aux huissiers de justice d’obtenir de meilleurs résultats dans leur travail quotidien. Dans la présente partie de l’article, on va discuter des principes de fonctionnement de trois systèmes [6] principaux.
Le système dénommé SKOLIS est un système qui fonctionne automatiquement (ci-après dénommé le système), est un outil conçu pour collecter, accélérer les données et fournir de manière pratique à un huissier de justice des informations sur les changements intervenus dans les données personnelles du débiteur, aider à l’analyse des informations [7] collectées et stockées électroniquement.
Le Système analyse les données suivantes :
1) les données reçues du conseil d’administration du fonds national d’assurance sociale près du ministère de la Sécurité sociale et du travail de la République de Lituanie (ci-après dénommé Sodra) ; 2) les données du registre de la population ;
3) les données du Registre des biens immobiliers ;
4) les données relatives aux paiements réels des débiteurs. Sodra fournit des informations sur l’emploi des personnes ou la résiliation du contrat de travail, les périodes de non-assurance, les informations sur les activités individuelles exercées par la personne, les allocations permanentes et temporaires perçues, ainsi que les données sur le nombre de salariés employés par des personnes morales. Le système demande périodiquement et automatiquement à la Sodra des informations sur les personnes et, après les avoir analysées et avoir déterminé qu’un changement s’est produit (par exemple, une personne a obtenu un emploi), il en informe un huissier de justice. Les informations et leurs modifications provenant d’autres registres sont également traitées selon des principes analogues.
L’un des principaux avantages de ce Système est qu’il permet de suivre les paiements des débiteurs. Lorsqu’il gère des événements ou détermine que le débiteur ne paie pas le paiement (ou paie un montant insuffisant), le système définit des statuts pour le débiteur, en fonction desquels un huissier de justice peut sélectionner des débiteurs et prendre des décisions portant sur d’autres mesures d’exécution. Ce processus de contrôle des paiements est conçu pour identifier les débiteurs qui n’ont pas effectué de paiement sur le compte de dépôt d’un huissier de justice dans un délai déterminé (par exemple, la période de deux mois, qui est le choix par défaut du système) ou qui ont payé moins que le montant minimum dû, spécifié par un huissier de justice. Ces débiteurs reçoivent le statut de contrôle des paiements et le statut de débiteur appropriés. Pendant l’exécution du processus, l’action inverse est également effectuée, c’est-à-dire qu’une fois que les paiements des débiteurs précédemment en défaut sont identifiés, les statuts des débiteurs sont effacés. Le processus est initié périodiquement chaque jour.
Les ventes aux enchères annoncées par les huissiers de justice lituaniens se déroulent uniquement sur internet et il n’est possible d’y assister qu’à distance. Cette procédure de vente aux enchères électroniques est entrée en vigueur le 1er janvier 2013. Les huissiers de justice réalisent les biens immobiliers et mobiliers des débiteurs en utilisant le portail internet unifié appelé Evarzytynes [8].
Les principes de l’IA installés sur le système permettent à l’acheteur de participer à une vente aux enchères électronique en augmentant le prix automatiquement et permettent même à l’acheteur de participer à plusieurs ventes aux enchères en même temps. Le système a donc été créé pour que l’acheteur puisse acheter un bien immobilier à l’aide des technologies de l’information et qu’il ne soit pas nécessaire qu’il se rende en personne au bureau de l’huissier de justice, car le système d’enchères électroniques et le Registre des biens immobiliers échangent des données par l’intermédiaire de réseaux intégrés.
Après avoir déterminé la personne qui a gagné à l’enchère électronique, l’huissier de justice prépare l’accord et l’envoie électroniquement à l’acheteur pour signature, et le transfert au registre pour l’enregistrement de la propriété en utilisant des intégrations de systèmes d’information mutuels.
Les pays européens qui ont modernisé les procédures d’exécution des décisions sont, par exemple, le Portugal, l’Espagne, l’Estonie, l’Autriche, l’Allemagne[9], etc., où la vente aux enchères se déroulait auparavant entièrement ou partiellement en ligne. Contrairement à certains d’entre eux, en Lituanie, toutes les ventes aux enchères ont été transférées exclusivement dans l’espace électronique. En utilisant les technologies de l’information et en transférant les ventes de biens des débiteurs dans l’espace électronique, le législateur lituanien a voulu assurer la transparence et la publicité des ventes aux enchères, attirer un plus grand nombre de participants, activer la vente aux enchères pour le bien vendu et créer les conditions pour réaliser le bien au prix le plus élevé.
Le système d’information sur les restrictions des espèces (ci-après dénommé CRIS) a été lancé en septembre 2015 et a, en principe, remplacé la procédure existant avant cette date, à savoir que les donneurs d’ordre fournissaient des données aux établissements de crédit en utilisant différents systèmes et méthodes (sur papier et par voie électronique).
CRIS est un système d’information à fonctionnement automatique, qui permet à un huissier de justice de donner des ordres aux institutions de crédit pour radier des liquidités et imposer des restrictions d’une manière uniforme. CRIS lit les documents (ordres concernant les exigences monétaires) des huissiers de justice, détermine lequel des comptes bancaires du débiteur dispose de plus de fonds monétaires, envoie l’information à la banque afin que celle-ci exécute l’ordre de l’huissier de justice, c’est-à-dire, plus précisément, transfère certains montants récupérés sur le compte de dépôt de l’huissier de justice.
CRIS [10] assure la séquence des radiations en fonction de la priorité à satisfaire les créances et distribue les fonds du débiteur proportionnellement aux institutions détenant le droit de recouvrement imposé. Le système permet de contrôler les processus liés aux restrictions des espèces du débiteur et/ou aux radiations et garantit un échange de données efficace entre les participants au processus de restrictions des espèces. Les institutions détenant le droit au recouvrement imposé reçoivent rapidement des informations sur l’exécution des créances qu’elles ont présentées.
Les huissiers de justice peuvent donner des ordres au CRIS pour restreindre l’utilisation des fonds sur les comptes des débiteurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tous les jours ouvrables de la semaine. CRIS transmet rapidement les ordres aux établissements de crédit où les comptes du débiteur ont été ouverts. Les établissements de crédit acceptent les ordres passés et les traitent pendant les heures ouvrables (généralement de 7 heures à 16 heures). Tous les ordres de radiation reçus par CRIS au cours d’une journée ouvrable avant 15h30 sont traités le jour ouvrable suivant, de 9 heures à 12 heures, si le compte du débiteur contient suffisamment d’argent et le solde peut être radié et/ou aucune notification du tribunal n’a été reçue concernant la suspension ou la résiliation des ordres de radiation.
Si on examine le programme de travail du système CRIS, on peut dire qu’il remplace non seulement un employé, mais qu’il réduit également la probabilité d’erreurs, car le traitement des données et le transfert de ces fonds monétaires, le calcul, l’acheminement vers la banque concernée sont vraiment compliqués et nécessiteraient beaucoup plus de temps que ce que la technologie de l’IA rend possible aujourd’hui.
Un autre exemple de l’IA étroite c’est que nous utilisons est le Chatbot qui génère des réponses écrites. Tout d’abord, nous testons cette solution dans le fonctionnement du bureau de la Chambre des huissiers de justice de Lituanie (ci-après dénommée la chambre), puis nous envisagerons la possibilité de l’offrir aux huissiers de justice pour qu’ils la mettent en œuvre dans leurs bureaux. La Chambre reçoit de nombreuses demandes de renseignements de la part de clients (créanciers et débiteurs) concernant le dossier d’exécution électronique, ainsi que l’application et l’interprétation de divers actes juridiques. Nous commençons donc à utiliser des réponses générées par l’IA qui nous aident à établir un contact personnel avec des clients sans avoir recours à des représentants humains, ce qui nous permet de gagner du temps et nous donne les moyens de réagir plus vite dans la fourniture des informations initiales.
Perspectives futures
L’intelligence artificielle peut contribuer à une économie plus innovante, plus efficace, plus durable et plus compétitive [11]. Tout en soutenant le développement de la technologie de l’IA, après des mois de négociations, le Conseil et le Parlement européen sont parvenus, le 9 décembre 2023, à un accord provisoire sur la loi. Le texte final a été approuvé par le Parlement et le Conseil, respectivement le 23 avril et le 21 mai 2024. La loi sur l’IA doit s’appliquer à partir de 2026. Elle est la première loi de ce genre dans le monde et peut établir une norme mondiale pour la réglementation de l’IA.
Le Parlement européen souligne que des obligations claires sont également prévues pour d’autres systèmes de l’IA à haut risque. Parmi les exemples d’utilisation de l’IA à haut risque, on peut citer [...] les services privés et publics essentiels (par exemple, les soins de santé, les services bancaires), certains systèmes de maintien de l’ordre, de gestion des migrations et des frontières, de justice et de processus démocratiques (par exemple, influencer les élections) [12].
Ce court article ne présente que quelques-unes des nombreuses incursions des huissiers de justice dans le domaine de l’IA en Lituanie. Alors que les projections mondiales [13] indiquent que l’IA est susceptible d’ajouter un montant stupéfiant de 15,7 millions de dollars à l’économie mondiale avant 2030, il est clair que la technologie est là pour durer.
En même temps, dans différents domaines, les experts s’accordent que la technologie et ses applications sont seulement au stage initial. On prédit que l’IA générative sera beaucoup plus puissante qu’aujourd'hui et sera associée à des robots puissants dont la taille pourrait aller de celle d’un insecte à celle d’un béhémot d’une tonne. Si nous injectons un cerveau intelligent dans un robot physiquement puissant, nous pouvons imaginer un avenir passionnant mais plein de défis.
[1] L'intelligence artificielle (IA) faible - également appelée IA restreinte - est un type d'IA qui se limite à un domaine spécifique ou restreint. Elle a le potentiel de profiter aux consommateurs en automatisant les tâches fastidieuses et en analysant les données d'une manière que les humains ne peuvent parfois pas [...] [en ligne].
[2] L'IA forte, également connue sous le nom d'IA générale, fait référence aux systèmes d'IA qui possèdent une intelligence de niveau humain, voire qui dépassent l'intelligence humaine dans un large éventail de tâches. L'IA forte serait capable de comprendre, de raisonner, d'apprendre et d'appliquer des connaissances pour résoudre des problèmes complexes d'une manière similaire à la cognition humaine [...] [en ligne].
[3] Malgré ces différences subtiles, les termes sont utilisés de manière interchangeable dans de nombreuses discussions sur l’IA.
[4] Le système SKOLIS (skolis.lt) est utilisé ; Diverses données liées au lieu de travail du débiteur, aux revenus, aux avantages sociaux, à l'immobilier, aux changements de résidence ou à l'état civil sont analysées.
[5] À cette effect, le système d'information sur les restrictions en espèces (CRIS) et le système d'enchères électroniques sont utilisés ;
[6] SKOLIS, CRIS, Enchères électroniques
[7] Différentes données relatives au lieu de travail du débiteur, à ses revenus, à ses avantages, à ses biens immobiliers, à ses changements de résidence ou à son état matrimonial sont analysées.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491241