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par Patrick Gielen (BE), Secrétaire de l’Union Internationale des Huissiers de Justice (UIHJ), Membre du comité scientifique de la revue Lexbase Contentieux et Recouvrement
le 18 Décembre 2024
Mots-clés : Intelligence Artificielle (IA) • Justice automatisée • exécution des décisions • droits humains • éthique et transparence • protection des données • responsabilité algorithmique • déshumanisation • biais algorithmiques • supervision humaine • transformation numérique • huissiers de justice • commissaire de justice • CEPEJ (Commission européenne pour l'efficacité de la justice) • égalité d'accès à la justice • RGPD (Règlement général sur la protection des données)
Cet article est issu d’un dossier spécial consacré à la publication des actes du 3ème Forum mondial sur l’exécution intitulé « L’intelligence artificielle, droits humains et exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale : quelles garanties pour les justiciables ? », organisé par l’Union International des Huissiers de Justice (UIHJ) et par la Commission pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ) et qui s’est tenu le 2 décembre 2024 au Palais de l’Europe de Strasbourg.
Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : N° Lexbase : N1264B39
L’intelligence artificielle (IA) s'est imposée comme l'une des avancées technologiques les plus marquantes de notre époque, révolutionnant de nombreux secteurs, y compris celui de la justice. Sa capacité à traiter d'énormes volumes de données et à automatiser des tâches complexes promet d'améliorer l'efficacité des systèmes judiciaires, d'accélérer les procédures et de faciliter l'accès à la justice pour tous.
Toutefois, l'essor de l'IA dans le domaine juridique, en particulier en matière civile et commerciale, soulève des interrogations majeures quant au respect des droits humains et à la protection des justiciables. Plus qu'une simple évolution technologique, l'IA représente un véritable enjeu de société. Il s'agit d'une transformation qui exige l'engagement de tous les acteurs du droit pour garantir que les innovations technologiques servent à renforcer les principes fondamentaux de notre démocratie, tout en construisant un système judiciaire moderne, efficace et respectueux des droits de chacun.
Cette révolution technologique s'appuie sur une quantité exponentielle de données accumulées au cours des vingt dernières années, rendue possible par l'usage généralisé des outils numériques dans tous les secteurs économiques et sociaux. L'IA, aujourd'hui, se montre plus performante que les humains dans de nombreux domaines. Ces nouveaux outils, aussi fonctionnels que l'étaient autrefois la machine à vapeur et l'industrialisation, apportent non seulement des gains de productivité, mais aussi un confort et une attractivité qui accélèrent leur adoption.
Cependant, il est important de prendre en considération les mises en garde de penseurs tels qu'Alexis de Tocqueville [1]. Celui-ci imaginait un pouvoir administratif « immense et tutélaire » dont les « petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » viseraient à « fixer irrévocablement dans l’enfance » des citoyens incapables d'exercer leur libre arbitre. Un tel pouvoir, disait-il, « travaille volontiers au bonheur des hommes, veut en être l’unique agent et le seul arbitre, pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages », mais risque aussi de « leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ». Or ce pouvoir tutélaire « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » qui se combine si bien « avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté » est sans doute en train de se réaliser sous nos yeux sous la forme d’une offre numérique ludique, multiforme, addictive et envahissante, qui instaure petit à petit et sans qu’on y prenne garde cette nouvelle sorte de « servitude réglée, douce et paisible » que redoutait Tocqueville.
Face à ces enjeux, il est de notre responsabilité collective de réfléchir aux implications profondes de l'IA dans le secteur juridique. Notre objectif est de trouver un équilibre entre les promesses offertes par cette technologie et la préservation des libertés fondamentales. Le véritable danger ne réside pas dans l'IA elle-même, mais dans la manière dont elle est contrôlée et utilisée. C'est pourquoi il est crucial que des institutions comme le Conseil de l'Europe et la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) continuent à jouer un rôle central. Leur mission est de veiller à ce que l'utilisation de l'IA respecte les droits humains non seulement dans l'exécution des décisions de justice, mais aussi dans le maintien de l'État de droit. En garantissant ces principes, nous préserverons la liberté de penser et d'agir des justiciables et nous construirons ensemble un système judiciaire qui tire le meilleur parti des avancées technologiques tout en protégeant les droits de chacun.
La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a mis en lumière les opportunités offertes par l’IA pour moderniser les systèmes judiciaires, tout en reconnaissant les risques inhérents à son déploiement. Dans sa vision, l’IA doit être utilisée en conformité avec les principes de respect des droits de l’homme, de démocratie et de l’État de droit. Le Conseil de l’Europe, dans sa Convention-cadre sur l'intelligence artificielle, insiste sur la nécessité de définir des règles et des principes clairs pour régir le cycle de vie des systèmes d’IA afin d’exploiter ses avantages sans compromettre les valeurs fondamentales de nos sociétés.
En matière d’exécution des décisions de justice civile et commerciale, l’IA présente des potentialités considérables. Elle peut, par exemple, automatiser l’analyse de documents, faciliter les recherches juridiques complexes, prédire les issues des litiges, et même assister les professionnels dans la gestion des dossiers. Selon une étude menée par des chercheurs de l’Université de Berkeley, les outils d’IA générative pourraient permettre aux avocats et aux professionnels du droit d’accroître leur productivité de manière significative. Cette étude démontre notamment que 90 % des participants ont signalé une augmentation de leur efficacité grâce à ces outils, et 75 % envisagent de continuer à les utiliser dans leur pratique quotidienne [2].
Cependant, ces progrès s’accompagnent de défis majeurs. L’un de ces défis concerne la garantie des droits des justiciables. Les systèmes d’IA, bien qu’efficaces, ne sont pas infaillibles. Leurs erreurs, ou "hallucinations", peuvent entraîner des conséquences graves, en particulier lorsqu'ils sont utilisés pour automatiser des décisions ou des recommandations ayant un impact direct sur les droits des individus. La transparence des algorithmes, l'obligation d’une vérification systématique des résultats générés par l'IA, et la protection des données personnelles sont autant de préoccupations soulevées par l’utilisation de l’IA dans le domaine juridique.
Les chercheurs et les professionnels du droit insistent sur la nécessité de maintenir un contrôle humain sur les outils d’IA, en particulier dans les tâches à haut risque, telles que l’analyse des contrats ou les décisions judiciaires.
Le domaine de l'exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale est particulièrement concerné par ces enjeux. L'IA pourrait, par exemple, aider les huissiers de justice (commissaires de justice) à automatiser certaines tâches, comme la recherche de biens ou la gestion des documents de procédure. Mais cette automatisation, si elle est mal encadrée, peut comporter des risques pour les droits des débiteurs et des créanciers. Ainsi, il est essentiel de s’interroger sur la manière dont l’IA peut être intégrée dans les procédures d’exécution tout en respectant les garanties fondamentales des justiciables.
Face à ces défis, le monde judiciaire, et particulièrement les huissiers de justice (commissaires de justice) en tant que tiers de confiance, ont un rôle fondamental à jouer. Ils doivent se positionner comme les garants d’un État de droit afin de préserver les libertés individuelles de chaque justiciable. Le véritable danger ne réside pas dans l’IA elle-même, mais dans ceux qui la contrôlent. Il est donc essentiel que des institutions telles que le Conseil de l’Europe et la CEPEJ continuent à jouer un rôle central pour assurer le respect des droits humains dans l’utilisation de l’IA, non seulement dans l’exécution des décisions de justice, mais aussi dans la préservation des fondements de l’État de droit. Ainsi, les citoyens pourront conserver leur liberté de penser et d’agir, même dans un environnement de plus en plus automatisé.
[1] Voy. A. De Tocqueville, « De la démocratie en Amérique », tome II, 1840. Tocqueville décrit une forme de despotisme moderne où un pouvoir centralisé, bienveillant en apparence, administre les affaires des citoyens en les entourant d'un réseau de "petites règles compliquées, minutieuses et uniformes." Il compare ce pouvoir à une force qui, au lieu de tyranniser, tend à rendre les individus dociles et dépendants, réduisant progressivement leur capacité à penser et agir librement. Il évoque une "servitude réglée, douce et paisible" qui pourrait se développer, même sous la souveraineté populaire, en combinant centralisation administrative et souveraineté du peuple. Ce passage illustre les craintes de Tocqueville quant à l'impact de l'égalité sur la liberté, et les dangers de l'asservissement progressif par des mesures administratives.
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