Réf. : Cass. civ. 3, 10 avril 2013, n° 12-14.837, FS-P+B (N° Lexbase : A0829KCP)
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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 1138, Nancy), Présidente de l'AFDR Section Lorraine
le 25 Avril 2013
I - L'indivisibilité du bail rural
Afin de ne pas subir la reprise des terres qu'ils exploitent, les preneurs invoquent souvent l'indivisibilité du bail rural lorsque la propriété des parcelles est morcelée. Malheureusement, ils n'obtiennent que très rarement gain de cause en justice, en raison du caractère très limité du champ d'application de la règle d'origine prétorienne de l'indivisibilité du bail.
L'indivisibilité est définie par le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu comme "l'état de ce qui ne peut être divisé sous un rapport donné (spécialement de ce qui ne peut être admis ou fourni en partie) et qui doit être considéré ou payé globalement comme un tout même (s'il s'agit d'une dette) par les héritiers du débiteur" (4). Ainsi, la notion d'indivisibilité est particulièrement imprécise, ce qui explique pourquoi certains auteurs de la doctrine classique ont mis en garde contre les effets d'usage abusif. Boulanger écrivait que "le terme d'indivisibilité ne se charge de signification juridique que s'il s'applique à un objet qui est matière de droit. C'est là précisément le secret de sa réussite : il est pour le juriste en état de disponibilité constante" (5). De même, Carbonnier ajoute que "l'indivisibilité se présente aisément à l'esprit, mais c'est user du mot par impression plutôt que techniquement" (6). Tout ceci démontre bien la nécessité de manipuler la notion d'indivisibilité avec parcimonie. Pour autant, elle est utilisée tant en droit public (7) qu'en droit privé (8).
Dans le cadre de la présente affaire, il s'agit plus spécialement de l'indivisibilité d'une obligation, consacrée par le Code civil aux articles 1217 (N° Lexbase : L1319ABH) à 1225. Ces derniers visent un domaine bien précis, celui des obligations plurales par leurs sujets. Dans cette hypothèse, en principe, on considère que l'obligation est conjointe, c'est-à-dire que la dette ou la créance se partage en autant de fractions qu'il y a de débiteurs ou de créanciers. Cette division n'aura pas lieu si l'obligation est indivisible. L'obligation indivisible est donc celle qui ne peut être exécutée que globalement : elle interdit alors à toute exécution fractionnée, permettant ainsi à chaque créancier d'obtenir de chaque débiteur l'intégralité de la prestation due (9). Plus spécialement, c'est l'impossibilité juridique d'exécution partielle du bail rural qui justifie l'existence d'une obligation indivisible, qu'il y ait plusieurs preneurs (10) ou plusieurs bailleurs (11), comme dans la présente affaire. En effet, à la suite de la donation-partage et de la renonciation à l'usufruit, le fils a recueilli la pleine propriété des terres objet de la donation réalisée à son profit par ses parents. Ainsi, lors de la conclusion du bail, seul le couple parental était bailleur ; à la suite de cette opération patrimoniale, il y avait deux bailleurs, les parents et le fils.
Ainsi, en application de cette règle, les preneurs jouissent de la totalité des biens loués jusqu'à l'expiration du bail, paralysant la mise en oeuvre par un bailleur seulement des droits dont il dispose en vertu du statut du fermage. Il en va ainsi de la modification du loyer (12) tout comme de l'exercice du droit de reprise (13), et ce, tant que l'indivisibilité du bail subsiste. Ceci explique pourquoi, la détermination de la date de la fin de l'indivisibilité du bail est importante en pratique, comme le démontre la présente affaire. En effet, soit l'indivisibilité subsiste, dans ce cas, le fils ne peut exercer son droit de reprise qu'il détient conformément à l'article L. 411-58 du Code rural et de la pêche maritime (14), soit celle-ci a cessé, et sa demande peut prospérer.
En l'occurrence, le fils a donné congé aux preneurs pour la date d'expiration du bail. Afin de s'opposer à cette demande, ces derniers prétendent que le bail n'ayant pas été renouvelé, l'indivisibilité du bail initial subsiste. Toutefois, comme l'avait à juste titre rappelé la cour d'appel, l'indivisibilité du bail cesse à son expiration. De plus, afin apprécier la validité du congé pour reprise, il convient de se placer à la date d'effet du congé, et non à la date de sa délivrance. Ainsi, le bailleur a délivré congé le 8 mars 2010 à effet du 29 septembre, soit à la date initialement prévue d'expiration du bail de 18 ans. Ainsi, le congé était délivré pour la date d'expiration du bail conformément à la solution formulée en jurisprudence (15). N'ayant pas appliqué cette solution, la censure prononcée était prévisible et conforme au régime juridique d'origine prétorienne de l'indivisibilité du bail rural (16).
Par ailleurs, afin de paralyser la reprise du bailleur, les preneurs ont prétendu que la reprise litigieuse était une reprise partielle de nature à porter atteinte gravement à l'équilibre économique de l'ensemble de leur exploitation.
II - La qualification de la reprise du bailleur
En effet, le droit de reprise du bailleur évoqué à l'article L. 411-58 du Code rural et de la pêche maritime peut être limité ou remis en cause, en cas de reprise partielle du bien loué et lorsque cette opération met en péril l'équilibre économique de l'exploitation des preneurs, selon l'article L. 411-62 du même code. Afin de faire prospérer leur argumentation, et obtenir gain de cause, les preneurs, à l'appui de leur demande, ont joint un rapport établi par un organisme d'expertise comptable, démontrant les conséquences économiques et financières de la reprise des terres appartenant au fils, bailleur.
Or, il ne faut confondre reprise partielle et reprise d'une partie des biens loués : tout est relatif et dépend de la partie au contrat concernée afin d'éviter les confusions. En effet, la reprise "d'une partie des biens" loués au sens de l'article L. 411-62, alinéa premier, précité est une reprise d'une partie seulement des parcelles données en location dans le cadre d'un même contrat par le bailleur. Or, telle n'est pas la situation dans la présente affaire, car le bailleur souhaitait exercer son droit de reprise sur la totalité des terres louées, en vue d'en exploiter personnellement seulement une partie. Juridiquement la situation est différente. En effet, la Cour de cassation a eu l'opportunité (17) de préciser la notion de reprise partielle de l'article L 411-62 précité. Ainsi, la reprise est totale lorsque le bailleur reprend la totalité des parcelles louées, même si cela constitue pour le preneur, une reprise d'une partie seulement des terres qu'il exploite, ce qui correspond à la situation évoquée lors de l'arrêt du 10 avril 2013. Par conséquent, les preneurs ne peuvent invoquer cette disposition légale pour critiquer le congé délivré par le bailleur, pour exercer son droit de reprise en vue d'exploiter personnellement.
Au final, les arguments des preneurs ne sont pas juridiquement fondés, le bailleur pourra ainsi reprendre les terres louées, sous réserve de la validation du congé par la cour de renvoi.
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