Lexbase Droit privé - Archive n°525 du 25 avril 2013 : Droit rural

[Jurisprudence] Cessation de l'indivisibilité du bail et notion de reprise partielle : les solutions rappelées par la Cour de cassation

Réf. : Cass. civ. 3, 10 avril 2013, n° 12-14.837, FS-P+B (N° Lexbase : A0829KCP)

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 1138, Nancy), Présidente de l'AFDR Section Lorraine

le 25 Avril 2013

L'indivisibilité du bail cesse à son expiration. Telle est la solution prononcée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 10 avril 2013. Bien qu'ayant les honneurs de la publication au bulletin des arrêts, celle-ci n'est pas nouvelle (1). Elle permet toutefois de faire le point sur l'indivisibilité du bail rural. Les faits sont simples. Par acte du 1er octobre 1993, un couple de propriétaires a donné à bail à un couple de preneurs diverses parcelles d'une superficie totale de 25 hectares environ pour une durée de 18 ans, du 29 septembre 1993 au 29 septembre 2011. Le 20 juin 2009, les bailleurs ont consenti à leurs fils la donation de la nue-propriété d'une partie des parcelles louées, pour une superficie d'un peu plus de 16 hectares. Ce dernier est devenu propriétaire à la suite d'un acte de renonciation à l'usufruit. Ainsi à compter de cette date, il y a juridiquement deux bailleurs différents, les parents, d'une part, pour un peu moins de 9 hectares, et le fils, d'autre part, pour les 16 hectares objet de la donation. Par acte du 8 mars 2010, le fils a donné congé aux preneurs aux fins de reprise des parcelles en vue d'exploiter personnellement certaines d'entre elles, pour le 29 septembre 2011. Les preneurs ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux d'une demande de nullité du congé. Leur demande ayant été rejetée, ils ont interjeté appel. Par décision du 1er décembre 2011, la cour d'appel de Rennes (2), considère que le bail de 18 ans ne s'étant pas renouvelé, il n'était pas possible pour le fils bailleur de pourvoir exercer son droit de reprise en application de l'article L. 411-58 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L0865HPQ). Par ailleurs, la cour d'appel a également retenu que la reprise des parcelles litigieuses mettrait en cause la survie du GAEC (3) exploitant les terres louées, et qu'en raison de la forte pression foncière existant dans les communes où sont situées ces dernières, il serait difficile pour les preneurs de retrouver des terres à proximité du GAEC, conformément à l'article L. 411-62 du code précité. Ce second point sera abordé dans le pourvoi rédigé par le bailleur, mais n'est pas au coeur de l'arrêt rendu le 19 avril 2013. Par conséquent, il ne sera pas évoqué davantage dans les présentes observations. Critiquant plus spécialement la cour d'appel qui lui avait refusé le droit de pouvoir donner congé aux preneurs, le bailleur rappelle que la reprise est totale pour le preneur lorsque le bailleur reprend l'ensemble des biens donnés à bail, même si cette opération constitue, pour le preneur, une reprise partielle (II). En outre, l'indivisibilité du bail cessant à son expiration, il pouvait valablement donner congé aux preneurs. Sur le visa des articles L. 411-62 (N° Lexbase : L5738IMH) et L 411-58 du Code rural et de la pêche maritime, la Cour de cassation censure les juges du fond pour violation de la loi, le bailleur ayant donné congé pour la totalité des terres données à bail dont il était devenu propriétaire avant la date d'effet du congé (I).

I - L'indivisibilité du bail rural

Afin de ne pas subir la reprise des terres qu'ils exploitent, les preneurs invoquent souvent l'indivisibilité du bail rural lorsque la propriété des parcelles est morcelée. Malheureusement, ils n'obtiennent que très rarement gain de cause en justice, en raison du caractère très limité du champ d'application de la règle d'origine prétorienne de l'indivisibilité du bail.

L'indivisibilité est définie par le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu comme "l'état de ce qui ne peut être divisé sous un rapport donné (spécialement de ce qui ne peut être admis ou fourni en partie) et qui doit être considéré ou payé globalement comme un tout même (s'il s'agit d'une dette) par les héritiers du débiteur" (4). Ainsi, la notion d'indivisibilité est particulièrement imprécise, ce qui explique pourquoi certains auteurs de la doctrine classique ont mis en garde contre les effets d'usage abusif. Boulanger écrivait que "le terme d'indivisibilité ne se charge de signification juridique que s'il s'applique à un objet qui est matière de droit. C'est là précisément le secret de sa réussite : il est pour le juriste en état de disponibilité constante" (5). De même, Carbonnier ajoute que "l'indivisibilité se présente aisément à l'esprit, mais c'est user du mot par impression plutôt que techniquement" (6). Tout ceci démontre bien la nécessité de manipuler la notion d'indivisibilité avec parcimonie. Pour autant, elle est utilisée tant en droit public (7) qu'en droit privé (8).

Dans le cadre de la présente affaire, il s'agit plus spécialement de l'indivisibilité d'une obligation, consacrée par le Code civil aux articles 1217 (N° Lexbase : L1319ABH) à 1225. Ces derniers visent un domaine bien précis, celui des obligations plurales par leurs sujets. Dans cette hypothèse, en principe, on considère que l'obligation est conjointe, c'est-à-dire que la dette ou la créance se partage en autant de fractions qu'il y a de débiteurs ou de créanciers. Cette division n'aura pas lieu si l'obligation est indivisible. L'obligation indivisible est donc celle qui ne peut être exécutée que globalement : elle interdit alors à toute exécution fractionnée, permettant ainsi à chaque créancier d'obtenir de chaque débiteur l'intégralité de la prestation due (9). Plus spécialement, c'est l'impossibilité juridique d'exécution partielle du bail rural qui justifie l'existence d'une obligation indivisible, qu'il y ait plusieurs preneurs (10) ou plusieurs bailleurs (11), comme dans la présente affaire. En effet, à la suite de la donation-partage et de la renonciation à l'usufruit, le fils a recueilli la pleine propriété des terres objet de la donation réalisée à son profit par ses parents. Ainsi, lors de la conclusion du bail, seul le couple parental était bailleur ; à la suite de cette opération patrimoniale, il y avait deux bailleurs, les parents et le fils.

Ainsi, en application de cette règle, les preneurs jouissent de la totalité des biens loués jusqu'à l'expiration du bail, paralysant la mise en oeuvre par un bailleur seulement des droits dont il dispose en vertu du statut du fermage. Il en va ainsi de la modification du loyer (12) tout comme de l'exercice du droit de reprise (13), et ce, tant que l'indivisibilité du bail subsiste. Ceci explique pourquoi, la détermination de la date de la fin de l'indivisibilité du bail est importante en pratique, comme le démontre la présente affaire. En effet, soit l'indivisibilité subsiste, dans ce cas, le fils ne peut exercer son droit de reprise qu'il détient conformément à l'article L. 411-58 du Code rural et de la pêche maritime (14), soit celle-ci a cessé, et sa demande peut prospérer.

En l'occurrence, le fils a donné congé aux preneurs pour la date d'expiration du bail. Afin de s'opposer à cette demande, ces derniers prétendent que le bail n'ayant pas été renouvelé, l'indivisibilité du bail initial subsiste. Toutefois, comme l'avait à juste titre rappelé la cour d'appel, l'indivisibilité du bail cesse à son expiration. De plus, afin apprécier la validité du congé pour reprise, il convient de se placer à la date d'effet du congé, et non à la date de sa délivrance. Ainsi, le bailleur a délivré congé le 8 mars 2010 à effet du 29 septembre, soit à la date initialement prévue d'expiration du bail de 18 ans. Ainsi, le congé était délivré pour la date d'expiration du bail conformément à la solution formulée en jurisprudence (15). N'ayant pas appliqué cette solution, la censure prononcée était prévisible et conforme au régime juridique d'origine prétorienne de l'indivisibilité du bail rural (16).

Par ailleurs, afin de paralyser la reprise du bailleur, les preneurs ont prétendu que la reprise litigieuse était une reprise partielle de nature à porter atteinte gravement à l'équilibre économique de l'ensemble de leur exploitation.

II - La qualification de la reprise du bailleur

En effet, le droit de reprise du bailleur évoqué à l'article L. 411-58 du Code rural et de la pêche maritime peut être limité ou remis en cause, en cas de reprise partielle du bien loué et lorsque cette opération met en péril l'équilibre économique de l'exploitation des preneurs, selon l'article L. 411-62 du même code. Afin de faire prospérer leur argumentation, et obtenir gain de cause, les preneurs, à l'appui de leur demande, ont joint un rapport établi par un organisme d'expertise comptable, démontrant les conséquences économiques et financières de la reprise des terres appartenant au fils, bailleur.

Or, il ne faut confondre reprise partielle et reprise d'une partie des biens loués : tout est relatif et dépend de la partie au contrat concernée afin d'éviter les confusions. En effet, la reprise "d'une partie des biens" loués au sens de l'article L. 411-62, alinéa premier, précité est une reprise d'une partie seulement des parcelles données en location dans le cadre d'un même contrat par le bailleur. Or, telle n'est pas la situation dans la présente affaire, car le bailleur souhaitait exercer son droit de reprise sur la totalité des terres louées, en vue d'en exploiter personnellement seulement une partie. Juridiquement la situation est différente. En effet, la Cour de cassation a eu l'opportunité (17) de préciser la notion de reprise partielle de l'article L 411-62 précité. Ainsi, la reprise est totale lorsque le bailleur reprend la totalité des parcelles louées, même si cela constitue pour le preneur, une reprise d'une partie seulement des terres qu'il exploite, ce qui correspond à la situation évoquée lors de l'arrêt du 10 avril 2013. Par conséquent, les preneurs ne peuvent invoquer cette disposition légale pour critiquer le congé délivré par le bailleur, pour exercer son droit de reprise en vue d'exploiter personnellement.

Au final, les arguments des preneurs ne sont pas juridiquement fondés, le bailleur pourra ainsi reprendre les terres louées, sous réserve de la validation du congé par la cour de renvoi.


(1) Cass. civ. 3, 19 octobre 1983, n° 82-13.338 (N° Lexbase : A1798CIG), Bull. civ. III, n° 191.
(2) CA Rennes, 1er décembre 2011, n° 11/02546 ([LXB=A305H3G]).
(3) Groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC), société civile à objet agricole régie par les articles L. 323-1 et s. du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L3826AEG).
(4) Vocabulaire Juridique, PUF, 2004.
(5) J. Boulanger, Usage et abus de la notion d'indivisibilité des actes juridiques, RTDCiv., 1950, p. 1, n° 1.
(6) J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, Les biens, les obligations : PUF, coll. Quadrige, 2004, n° 1026.
(7) J.-P. Payre, Recherches sur la notion d'indivisibilité du contrat administratif, Mél. Montané de la Roque, 1986, t. 1, p. 505. M. Staub, L'indivisibilité en droit administratif, LGDJ, 1999, t. 197.
(8) En droit privé, les manifestations de l'indivisibilité sont tout aussi nombreuses, cf. C. Tirvaudey-Bourdin, L'indivisibilité en droit privé, Thèse Dijon, 2003. Pour cette raison, un auteur a considéré que l'indivisibilité était une "sorte d'institution caméléon" (S. Pellé, La notion d'interdépendance contractuelle, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque des thèses, 2007, Préf. J. Foyer et M.-L. Demeester, n° 90).
(9) J-Cl. Civil Code, Art. 1217 à 1225, Fasc. Unique, Contrats et obligations, Indivisibilité, par J.-B. Seube, spé. n° 5.
(10) Ch. Dupeyron, J.-P. Théron et J.-J. Barbiéri, Droit agraire, vol. 1 : Economica, 1985, n° 248 ; CA Paris, 23 septembre 1987, D., 1987, inf. rap. p. 217.
(11) Ch. Dupeyron et alli., op. cit., n° 662 ; Cass. soc., 23 juin 1960, n° 57-12.839 (N° Lexbase : A5207KCT), Bull. civ. V, n° 685 ; Cass. civ. 3, 3 juillet 1974, n° 73-11.008 (N° Lexbase : A8979CEB), Bull. civ. III, 1974, n° 290 ; Cass. civ. 3, 4 décembre 1979, n° 78-13.615 (N° Lexbase : A5208KCU), Bull. civ. III, 1979, n° 217 ; Cass. civ. 3, 19 octobre 1983, n° 82-13.338 (N° Lexbase : A1798CIG), Bull. civ. III, 1983, n° 191.
(12) Cass. civ. 3, 4 décembre 1979, préc..
(13) Cass. civ. 3, 19 octobre 1983, préc..
(14) Cass. civ. 3, 22 mai 2012, n° 11-17.184, F-D (N° Lexbase : A0713IMD), RD rur., 2012, comm. 67, note S. Crevel.
(15) Cass. civ. 3, 4 décembre 1979, et Cass. civ. 3, 19 octobre 1983, préc.. ; Cass civ. 3, 1er octobre 2008, n° 07-17.959 (N° Lexbase : A5939EA9), Bull civ. III, n° 142, RD rur., 2008, comm. 368, note S. Crevel, Rev. Loyers, 2008, p. 557, note B. Peignot ; Cass. civ. 3, 18 février 2009, n° 08-14.160, FS-P+B (N° Lexbase : A4041EDZ), Rev. loyers 2009, p. 234, note B. Peignot, AJDI, 2009, p. 638, obs. S. Prigent.
(16) Cette solution s'applique également en matière de bail d'habitation et en bail commercial, cf. J.-B. Seube précité, spéc. n° 69.
(17) Cass. civ. 3, 30 novembre 1988, n° 87-11.549 (N° Lexbase : A2709AHS), Bull. civ. III, n° 170.
(18) Cass. civ. 3, 12 décembre 1972, n° 71-14.349 (N° Lexbase : A2304CHS), Bull. civ. III, n° 671.

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