Réf. : CE contentieux, 12 avril 2013, n° 329570, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0987KCK)
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N6783BTE
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 25 Avril 2013
Résumé
EDF, en tant que responsable d'un service public de l'électricité, peut valablement réglementer l'exercice du droit de grève dans ses centrales nucléaires pour en éviter un usage contraire aux besoins essentiels du pays. |
Commentaire
I - L'application de la jurisprudence "Dehaene" à une entreprise privée en charge d'un service public
Cadre juridique. Le Conseil d'Etat considère, depuis l'arrêt "Dehaene" de 1950, que "la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit comme à tout autre en vue d'en éviter un usage abusif", et "[qu'en l'état actuel de la législation] il appartient au Gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ces services, la nature et l'étendue desdites limitations".
Cette jurisprudence, rendue dans une affaire qui concernait les services de l'Etat (la Préfecture d'Indre-et-Loire) antérieurement aux lois du 11 février 1950 et n° 63-777 du 31 juillet 1963, relative à certaines modalités de la grève dans les services publics (N° Lexbase : L4209HYK), a été confirmée par la suite pour les services de l'Etat (2) et appliquée au personnel d'une commune (3) mais aussi d'un hôpital public (4).
Le Conseil d'Etat a, par ailleurs, considéré que, même après la réforme intervenue en 2007 dans les entreprises de transport terrestre (5), le Parlement n'avait pas épuisé sa compétence pour réaliser les attentes du Constituant de 1946, ce qui justifie le maintien du pouvoir reconnu aux chefs de service en matière d'encadrement du droit de grève (6).
Mais c'est la première fois que la jurisprudence "Dehaene" est appliquée dans une entreprise privée dès lors qu'elle est en charge d'un service public (7).
L'affaire. Au début du printemps 2009, 17 des 58 réacteurs du parc nucléaire géré par EDF ont été mis à l'arrêt afin d'y réaliser diverses opérations de maintenance et de renouvellement du combustible usagé. A partir du 9 avril, des mouvements de grève ont affecté certains réacteurs placés à l'arrêt, entraînant des retards dans la remise en service de certains d'entre eux.
Le 15 juin 2009, le directeur général délégué d'EDF décidait que seraient requis, sous peine de sanctions disciplinaires, certains des salariés chargés de ces opérations perturbées par les mouvements de grève.
En application de cette décision, le même jour, le directeur "optimisation amont aval et trading" d'EDF a demandé la disponibilité au plus tôt à la sollicitation du réseau électrique des réacteurs nucléaires Cattenom 1, Dampierre 1, Dampierre 4, Cruas 1, Paluel 1 et Bugey 3. Par des notes du même jour également, le directeur général adjoint "production et ingénierie" a transmis aux directeurs des centres nucléaires de production d'électricité concernés les décisions du directeur général délégué et du directeur "optimisation amont aval et trading".
Plusieurs syndicats avaient saisi le Conseil d'Etat pour lui demander l'annulation de ces décisions et notes.
L'affaire avait, tout d'abord, été engagée dans le cadre du référé-liberté de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT), mais les demandeurs avaient été déboutés. Pour l'occasion, le Conseil d'Etat avait considéré qu'il y avait lieu d'appliquer la jurisprudence "Dehaene" pour permettre aux "organes de direction d'une société chargée de service public, telle qu'EDF par la loi du 10 février 2000, agissant en vertu des pouvoirs généraux d'organisation des services placés sous leur autorité" de définir "les domaines dans lesquels la sécurité, la continuité du service public doivent être assurées en toute circonstances" et de déterminer "les limitations affectées à l'exercice du droit de grève dans la société en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public" (8).
Validation des réquisitions. C'est cette formule qui se trouve ici confirmée et complétée par l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat qui valide entièrement les décisions et notes dont la légalité était discutée.
Tout en reprenant l'essentiel de la formule de l'arrêt fondateur, le Conseil d'Etat la fait légèrement évoluer puisqu'aux côtés des motifs "classiques" justifiant la mise en oeuvre d'un encadrement particulier de l'exercice du droit de grève ("éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public"), le Conseil d'Etat ajoute de manière inédite une référence aux "besoins essentiels du pays" et fait une application tout aussi novatrice de la jurisprudence "Dehaene" à une personne morale de droit privé dès lors qu'elle gère un service public.
Une extension logique. L'application nouvelle de la jurisprudence "Dehaene" à une personne morale de droit privé, dès lors qu'elle est en charge d'un service public, ne doit pas surprendre car elle est logique compte tenu du fondement de la solution retenue en 1950. On rappellera, en effet, que la solution était clairement justifiée par la nécessité d'assurer le "bon fonctionnement des services publics" ; que ceux-ci soient assurés par le Gouvernement, par des personnes morales de droit public ou, plus exceptionnellement, par des personnes morales de droit privé, apparaît donc secondaire.
Questions de procédure. Le caractère inédit de la situation mettant en scène une entreprise privée en charge d'un service public présentait une première difficulté, rapidement écartée par le Conseil d'Etat, pour déterminer l'autorité compétente, au sein d'EDF, pour adopter les mesures de réquisition des grévistes (9).
Le syndicat demandeur contestait également la procédure qui avait conduit à l'adoption de ces mesures, et prétendait à cet égard que le comité central d'entreprise, ainsi que le CHSCT, auraient dû être consultés, chacun dans son domaine de compétence, sur les mesures envisagées.
L'argument est rapidement balayé, le Conseil d'Etat relevant que les mesures ne concernaient que certains salariés et ne pouvaient donc pas s'analyser comme intéressant la "marche générale de l'entreprise" au sens de l'article L. 2323-6 du Code du travail (N° Lexbase : L2734H97), et "qu'elles n'affectent pas les conditions d'hygiène et de sécurité ou les conditions de travail des salariés en cause".
Le moins que l'on puisse dire est que la Haute juridiction a souhaité régler rapidement cette question et ne pas invalider les mesures prises pour des questions procédurales. La solution aurait sans doute mérité une motivation plus étoffée.
II - Des restrictions à l'exercice du droit de grève justifiées et proportionnées
L'émergence d'une nouvelle justification : la protection des "besoins essentiels du pays". La référence nouvelle à la volonté de prévenir tout usage du droit de grève qui serait contraire "aux besoins essentiels du pays" traduit également une extension des motifs qui peuvent justifier un encadrement particulier de l'exercice du droit de grève dans des hypothèses qui ne relèvent ni d'un abus du droit de grève, ni des nécessités de l'ordre public au sens classique du terme.
Tel était bien le cas ici car EDF, dont la Haute juridiction nous dit qu'elle est chargée "d'une mission d'intérêt général répondant à un besoin essentiel du pays", voulait hâter la remise en marche de ses réacteurs pour garantir "l'approvisionnement sur l'ensemble du territoire national". Il s'agissait là d'une mission de service public, comme le rappelle le Conseil d'Etat, ainsi que cela ressort expressément de l'article 1er de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité (N° Lexbase : L4327A3N), alors applicable, service "qui doit répondre notamment, dans des considérations de sécurité suffisantes, aux besoins essentiels des consommateurs". Dans la décision, le Conseil d'Etat prend d'ailleurs bien la peine de relever la part prépondérante du nucléaire dans l'approvisionnement national en électricité (§ 6) et le fait que EDF gère seule l'intégralité du parc français des centrales (§ 7). Le Conseil se livre également à une analyse minutieuse des rapports entre EDF et RTE (§ 14) et des conséquences concrètes des grèves sur la production d'électricité (§ 15)
L'affirmation de ce nouveau motif de justification permet d'extrapoler et d'imaginer que d'autres anciennes entreprises publiques, passées dans le secteur privé pour satisfaire les règles du marché européen, pourraient être concernées, comme GDF, ou les sociétés en charge de la gestion de l'eau (10) dans la mesure où elles sont en charge d'un "service public essentiel", même si le Conseil d'Etat ne va pas, dans cette décision, jusqu'à reconnaître cette notion (11). Au-delà de la question de l'alimentation en énergie (12), les secteurs sensibles du transport pourraient être concernés (13), même si de nombreux demeurent aujourd'hui encore aux mains du secteur public (14).
Vérification du caractère proportionné des atteintes. Le Conseil d'Etat prend également soin, dans sa décision, d'observer que le recours aux mesures de réquisition n'a été envisagé qu'après l'échec des tentatives de dialogue avec les syndicats pour les convaincre de faire cesser au moins partiellement le mouvement (§ 16). Ce faisant, le Conseil d'Etat rejoint la jurisprudence classique de la Cour de cassation en matière de "ripostes patronales" à la grève (notamment s'agissant de l'expulsion ou de la mise en "chômage technique") où les magistrats vérifient que l'employeur n'a pas pu parvenir à ses fins (légitimes) par la voie du dialogue (15).
Par ailleurs, et comme le vérifie le juge administratif depuis 1950, les mesures de restriction à l'exercice du droit de grève n'étaient pas générales et seuls les salariés "dont l'intervention était strictement nécessaire à la bonne exécution, pour six des huit réacteurs encore affectés par les mouvements de grève, dix semaines après leur déclenchement et alors qu'ils étaient périodiquement reconduits, des opérations destinées à permettre le redémarrage de ces réacteurs dans les meilleurs délais", ont été réquisitionnés (16). Cette exigence de proportionnalité est d'ailleurs également présente dans les réformes intervenues en 2007 et 2012 s'agissant des agents visés dans les accords de prévisibilité et qui se trouvent soumis à une obligation personnelle d'information de leur employeur sur leurs décisions de participer à la grève et/ou de reprendre le travail.
(1) CE Contentieux, 7 juillet 1950, n° 01645, publié (N° Lexbase : A5106B7A), JCP 1950, II, 5681, concl. Gazier ; D., 1950, p. 538, note Gervais.(2) CE Contentieux, 4 février 1966, n° 63050 (N° Lexbase : A2670B7Z). L'affaire concernait la RTF, alors service de l'Etat chargé de la radio et de la télévision ; CE, 1° et 6° s-s-r., 15 mai 2006, n° 270171, inédit (service des douanes) (N° Lexbase : A6511DPT).
(3) CAA Marseille, 2ème ch., 13 décembre 2005, n° 01MA00258 (N° Lexbase : A0605DMD).
(4) CE Contentieux, 30 novembre 1998, n° 183359 (N° Lexbase : A9134AS4).
(5) Loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs (N° Lexbase : L2418HY9) ; sur laquelle : F. Melleray, La loi du 21 août 2007 sur le dialogue social ou l'introuvable service minimum, AFDA, 2007, p. 1755 ; J.-E. Ray, A propos de la loi sur la grève dans les transports publics, Dr. soc., 2007, p. 1205 ; V. Bernaud, La "nature particulière" du droit de grève n'implique pas une protection constitutionnel amoindrie, Dr. soc., 2007, p. 1221 ; R. Vatinet, Sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres de voyageurs, JCP éd. S, 2007, p. 9 ; A. Sauret, LPA, 2007, n° 193, p. 8. Circ. DGT, n° 2007/11, du 30 novembre 2007, relative à la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs (N° Lexbase : L7335H33).
(6) CE, 8° et 3° s-s-r., 1er décembre 2004, n° 260551, publié (N° Lexbase : A1094DEA) ; CE 4° et 5° s-s-r., 8 mars 2006, n° 278999, publié (N° Lexbase : A4919DNI), v. nos obs., La RATP n'est pas obligée de mettre en place un service minimum pour assurer la continuité du service public, Lexbase Hebdo n° 206 du 16 mars 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5761AKL) ; CE, 2° et 7° s-s-r., 11 juin 2010, n° 333262, mentionné (N° Lexbase : A9262EYP), à propos de la RATP et pour les "établissements publics".
(7) Dans ses deux décisions, en référé, dans cette même affaire (citées note 8), le Conseil d'Etat avait déjà fait application de la jurisprudence "Dehaene", mais n'avait pas fait référence aux besoins essentiels du pays.
(8) CE référé, 7 juillet 2009, n° 329284 (N° Lexbase : A9235EIU) ; CE référé, 15 juillet 2009, n° 329526 (N° Lexbase : A1163EKB).
(9) On se souviendra que la question avait fait difficulté à la RATP lorsque le refus de mise en place d'un service minimum avait été annulé par le Conseil d'Etat précisément pour un motif d'incompétence : CE, 8° et 3° s-s-r., 1er décembre 2004, n° 260551, publié (N° Lexbase : A1094DEA).
(10) On comprend aussitôt les liens qui peuvent être établis entre "besoins essentiels du Pays" et "service public essentiel", même si le choix de la formule dans cette décision montre bien que le Conseil d'Etat n'a précisément pas souhaité hiérarchiser les services publics en consacrant la notion de service essentiel. Sur le "service public essentiel de l'eau", lire Claire Demunck dans Dalloz actu., 18 février 2013, à propos de la Première initiative citoyenne européenne à recueillir 1 million de signatures concernant l'accès à l'eau.
(11) Pour GDF : loi n° 46-628 du 8 avril 1946, sur la nationalisation de l'électricité et du gaz (N° Lexbase : L9920HIA), la loi n° 2003-8 du 3 janvier 2003, relative aux marchés du gaz et de l'électricité et au service public de l'énergie (N° Lexbase : L7950BB3), la loi n° 2004-803 du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières (N° Lexbase : L0813GTB), ainsi que la loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006, relative au secteur de l'énergie (N° Lexbase : L6723HT8).
(12) Sur la réquisition préfectorale de salariés d'entreprises de transport assurant le ravitaillement de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle : CE Contentieux, 27 octobre 2010, n° 343966 (N° Lexbase : A8011GCP), D., 2010, p. 2585, note R. Grand ; Dr. ouvr., 2011, p. 153, chron. G. Koubi et G. Guglielmi ; JCP éd. S, 2011, n° 4, p. 40, note A. Martinon.
(13) La santé est généralement considérée comme service public essentiel, ce qui justifie d'ailleurs les mesures de réquisition préfectorales. Dernièrement CE 1° et 2° s-s-r., 9 décembre 2003, n° 262186 (N° Lexbase : A4691DAY). Lire Y. Struillou, Conflits sociaux et réquisition : Finalité et modalités du contrôle exercé par le juge administratif, Dr. ouvr., 2011, p. 485 ; F. Leconte, Conflits sociaux et réquisitions : la défense syndicale face aux réquisitions préfectorales, Dr. ouvr., 2011, p. 499 ; A. Braun et A. Gentilhomme, Réquisitoires contre les réquisitions : le Conseil d'Etat face aux normes de l'OIT, Dr. ouvr., 2011, p. 507 ; N. Guillet, Après les réquisitions de personnels grévistes de l'automne 2010. Réflexions sur la portée du droit de grève dans une France en crise, Dr. soc., 2012, p. 152.
(14) La SNCF demeure un EPIC, le contrôle aérien un service de la DGAC, etc..
(15) Cass. soc. 6 octobre 1971, n° 71-40.105, publié (N° Lexbase : A3464ABW) : Dr. soc., 1972, p. 124, obs. J. Savatier (échec de l'expulsion pour fermer) ; Cass. soc. 26 janvier 1972, n° 70-40.513, publié (N° Lexbase : A6735AGK), Dr. soc., 1972, p. 395 (échec du dialogue pour fermer).
(16) Le Conseil d'Etat relève que le dispositif mis en place "n'a eu ni pour objet ni pour effet de contraindre l'ensemble des personnels concernés à remplir un service normal" (§ 16).
Décision
CE contentieux, 12 avril 2013, n° 329570, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0987KCK) Texte visé : décision de réquisition de grévistes prise le 15 juin 2009 par le directeur général délégué d'EDF Mots-clés : grève, services publics, réglementation Liens base : (N° Lexbase : E2546ETH) |
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