Lexbase Avocats n°322 du 3 février 2022 : Avocats/Procédure

[Jurisprudence] Force majeure : une appréciation très in concreto, mais avec quelle limite ?

Réf. : Cass. civ. 2, 2 décembre 2021, n° 20-18.732, F-B N° Lexbase : A90947D8

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N0235BZQ

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par Christophe Lhermitte, Avocat Associé, spécialiste en procédure d’appel

le 02 Février 2022


Mots-clés : appel • procédure avec représentation obligatoire • conclusions • caducité • maladie de l’avocat •  force majeure •  article 910-3 du Code de procédure civile •  caractère insurmontable • appréciation in concreto •  appréciation souveraine des juges du fond • confirmation de jurisprudence • précision

La force majeure, qui permet au juge d’écarter les sanctions en cas de non-respect des délais de remise et de notification des conclusions, est constituée en cas de circonstance non imputable au fait de la partie et lorsqu’elle revêt un caractère insurmontable.

Ces conditions ne sont pas réunies, et la sanction est encourue, lorsqu’il n’est pas démontré que les effets de la caducité, pour absence de remise des conclusions dans le délai de trois mois, ne pouvaient pas être évitées par des mesures appropriées.

En l’espèce, compte tenu de la structure d’exercice du cabinet, et des diligences faites par ailleurs, il n’était pas démontré que la maladie de l’avocat constituait un cas de force majeure l’ayant empêché de remettre ses conclusions dans le délai de l’article 908.


 

Ayant été condamné au profit de salariés, dans le cadre d’un licenciement collectif pour motif économique, l’employeur saisit la cour d’appel le 28 février 2019.

Le 3 juin 2019, soit après l’expiration du délai de trois mois de l’article 908 du Code de procédure N° Lexbase : L7239LET, l’avocat de l’appelant remet ses conclusions au greffe de la cour d’appel.

Le conseiller de la mise en état se saisit d’office d’un incident de caducité, pour non-respect du délai de trois mois de remise des conclusions au greffe.

Finalement, la caducité sera écartée.

Les intimés défèrent l’ordonnance de mise en état à la cour d’appel qui réforme les ordonnances et prononcent en conséquence la caducité de la déclaration d’appel.

Les pourvois sont rejetés, l’appelant ne démontrant pas que les conditions pour retenir la force majeure de l’article 910-3 N° Lexbase : L7043LEL étaient réunies.

La force majeure, cet évènement non imputable et insurmontable

Avec le décret du 6 mai 2017 [1], le conseiller de la mise en état, qui ne connaissait jusqu’alors que les sanctions automatiques, s’est vu investi d’une marge d’appréciation dans l’application des sanctions.

C’est l’article 910-3 qui lui a ouvert cette possibilité, qui reste cependant plutôt mesurée.

En effet, cette disposition ne concerne pas toutes les diligences auxquelles les parties doivent procéder en appel. Ne sont visés que les articles 905-2 N° Lexbase : L7036LEC

et 908 à 911, c’est-à-dire la remise et la notification des conclusions, en circuit ordinaire avec désignation d’un conseiller de la mise en état et en bref délai.

Ne sont pas concernées les diligences consistant à notifier l’acte d’appel, et sont exclues les procédures sur renvoi de cassation ou le jour fixe.

Le champ d’application demeure donc restreint.

Même si elle lui ressemble a priori, la force majeure n’est pas la cause étrangère. Cette cause étrangère, introduite dans le Code par le décret du 9 décembre 2009 [2], est limitée aux seuls actes de procédure remis au greffe, sans pouvoir être invoquée lorsqu’il y a eu un « loupé » dans la notification de l’acte, qu’il s’agisse de conclusions ou de la déclaration d’appel. Mais la cause étrangère s’applique en renvoi de cassation, ou en jour fixe.

Même si la cause étrangère et la force majeure semblent proches, il n’en est rien, et les deux notions n’entreront que très rarement en concurrence. Chacun sert sa cause.

Plus précisément, la force majeure permet au magistrat de la mise en état d’écarter la sanction, à la condition toutefois qu’il y ait… force majeure.

Et c’est là tout le nœud du problème.

Si nous avions pu redouter une invocation à tout-va de cette disposition, force est de constater qu’il n’en est rien.

Et il suffit au demeurant de voir les arrêts rendus au visa de cette disposition pour se convaincre qu’il n’en est pas fait un usage abusif.

Et il ne devrait pas y avoir une prolifération de cet usage au regard de la jurisprudence qui se dégage sur cette disposition, la Cour de cassation veillant au grain, et refusant en outre d’admettre largement qu’il soit dérogé à des sanctions dont nous savons bien qu’elles ne constituent pas une sanction disproportionnée au but poursuivi, qui est d’assurer la célérité et l’efficacité de la procédure d’appel[3]. À défaut de convaincre, c’est l’argument que la Cour de cassation sort de manière assez systématique.

Il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation que cette disposition, qui déroge au principe de l’automaticité de la sanction, n’est admise que dans des circonstances exceptionnelles. La Cour de cassation, qui semble s’en défendre, vérifiera que tel est bien le cas, même si elle rappelle qu’il appartient au seul juge le soin d’apprécier souverainement qu’il y a effectivement force majeure.

Comme l’avait déjà jugé la Cour de cassation, la force majeure est constituée par la circonstance non imputable au fait de la partie et qui revêt un caractère insurmontable [4].

Ici, la Cour de cassation ne retient pas une autre définition de la force majeure, et elle confirme sa jurisprudence.

Et nous pouvons constater que cette force majeure n’est pas aisée à démontrer.

Qu’est-ce qu’une circonstance non imputable au fait de la partie qui revêt un caractère insurmontable ?

Une fois la définition donnée, l’avocat n’est pas beaucoup plus avancé pour savoir s’il remplit les cases lui permettant d’échapper à la sanction encourue et par voie de conséquence à la déclaration de sinistre.

Il est difficile de déterminer précisément ce qu’est une force majeure, autrement qu’en prenant des cas concrets. Et même alors, l’exercice reste délicat.

En effet, par exemple, il est impossible d’affirmer que la maladie ou l’hospitalisation d’une partie, ou une panne informatique, constitue en elle-même une force majeure.

Tout est affaire de circonstances, et dépend d’autres éléments, à partir desquels il sera décidé s’il faut ou non écarter la sanction. Et toujours sous l’œil vigilant d’une Cour de cassation qui souhaite probablement éviter que l’article 910-3 devienne la carte joker pour gommer les effets d’une erreur de procédure.

Ainsi, s’il est concevable que la partie hospitalisée n’est pas en mesure de faire diligence, il en est autrement si cette même partie, alors qu’elle était hospitalisée, a formé appel puis conclu tardivement.

La question qui est à se poser pour savoir s’il y a force majeure est celle-ci : aurait-il pu en être autrement, soit parce que la partie s’est elle-même mise dans cette situation, soit parce qu’au regard des circonstances, il était possible de faire autrement ?

Ainsi, pour la partie malade, la Cour de cassation ne s’est pas laissée convaincre de l’existence d’une force majeure dès lors que cette hospitalisation ne l’avait pas empêchée d’exercer son recours, et que lorsqu’elle a conclu, tardivement, elle était toujours hospitalisée [5].

La partie, nonobstant cette hospitalisation, pouvait bien conclure puisqu’elle a conclu alors qu’elle était hospitalisée. Elle pouvait donc faire autrement pour conclure plus tôt, dans son délai. Si l’hospitalisation n’est pas de son fait, a priori, la situation n’était pas insurmontable, puisqu’elle l’a surmontée par ailleurs.

N’est pas davantage retenue comme constituant un cas de force majeure une panne informatique empêchant l’avocat de remettre ses conclusions par voie électronique au greffe de la cour d’appel, dès lors que l’avocat pouvait remettre ses conclusions sur support papier le lendemain du délai, comme le prévoit l’article 930-1 [6]. Il appartenait donc à l’appelant de surmonter la difficulté, en procédant à une remise des conclusions sur support papier.

De même est écartée la force majeure lorsque la partie s’est mise dans l’impossibilité de remettre ses conclusions au greffe dans le délai imparti, au motif qu’elle attendait un rapport d’expertise non judiciaire pour conclure au fond [7].

Il ne dépendait que de l’appelant que les conclusions soient remises au greffe dans le délai de l’article 908. La circonstance lui est donc imputable.

En l’espèce, c’est la maladie de l’avocat qui était invoquée comme constituant une force majeure.

De prime abord, on peut admettre que l’avocat malade n’est pas en mesure de conclure, et ne doit pas être soumis à des délais pour la remise et la notification de conclusions.

Mais ici encore, l’évènement est remis dans son contexte, de manière à apprécier s’il suffit d’être malade pour se dispenser de respecter les délais.

Tout est affaire d’espèce…

On comprend que la Cour de cassation souhaite éviter que l’article 910-3 ne devienne l’article de la dernière chance, celui que l’on invoque pour gommer une erreur, avec une réécriture des faits pour tenter d’activer la corde sensible d’un magistrat qui décide de vie ou de mort d’un appel.

La cour d’appel se livre à un véritable examen des faits de l’espèce pour trancher. Et alors, tout y passe, et tous les moyens sont bons pour apprécier si la circonstance n’est pas imputable à la partie, ou si l’évènement était insurmontable.

L’avocat de l’appelant était en mesure de justifier, d’un point de vue médical, un empêchement physique de travailler.

Mais cela ne suffit pas, en soi, et les juges vérifient en quelque sorte la véracité de l’affirmation, en se fondant sur des indices.

Du côté de celui qui invoque la force majeure, il ne peut se contenter d’un certificat médical qui ne constitue qu’un commencement de preuve. Il doit en outre démontrer le caractère insurmontable de l’évènement, et si des « mesures appropriées » n’auraient pas permis d’éviter la caducité encourue pour absence de remise des conclusions au greffe.

Et il apparaît que tel était le cas puisque l’avocat n’exerçait pas en cabinet individuel, mais dans le cadre d’une structure importante d’une trentaine de personnes, dont une équipe en droit social. L’avocat n’exerce pas seul, mais est entouré de collaborateurs.

Et partant du principe que ces collaborateurs pouvaient traiter des dossiers en l’absence de l’avocat en charge du dossier, c’est à ce dernier de démontrer que tel n’était pas le cas.

La Cour de cassation fait peser une lourde charge de la preuve sur celui qui invoque la force majeure, car nous imaginons la difficulté qui peut exister pour démontrer que seul l’avocat était en mesure de conclure, alors que le cabinet est composé de nombreux avocats.

N’est-il pas exigé la preuve impossible ?

Au surplus, pour rejeter d’autant l’argument, il est retenu que deux jours après l’empêchement physique de travailler, l’avocat a été en mesure de communiquer un décompte des condamnations.

À ce propos, il aurait pu être répondu que c’est le collaborateur en charge de l’exécution qui a adressé ce décompte. Mais l’argument est à double tranchant, puisqu’il alimente le premier moyen de rejet quant au fait que l’avocat est entouré d’une équipe qui œuvre en son absence.

D’autre part, et l’argument devient alors beaucoup plus pertinent, c’est le jour de son rétablissement, soit le 3 juin 2019, que l’avocat a remis (tardivement) ses conclusions d’appel.

Et la cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, a pu constater que ce n’était pas des conclusions quelconques. Elles contenaient une trentaine de pages, et exploitaient 269 pièces comme visées dans le bordereau.

Manifestement, sans être entouré d’une équipe, un avocat ne pouvait pas, en un jour, produire de telles conclusions.

Le moyen de la force majeure perd toute crédibilité.

De là à penser que la solution aurait pu être différente si l’avocat avait attendu quelques jours pour remettre ses conclusions, il n’y a qu’un pas. Toutefois, même si cela aurait été préférable, il n’en demeurait pas moins que l’avocat exerce dans une structure, et que l’avocat était entouré de collaborateurs.

Dans un tel cas de figure, il apparaît illusoire de convaincre un juge qu’un cabinet d’avocats très organisé, avec des pôles constitués de plusieurs avocats, puisse se trouver dans l’incapacité de rédiger des conclusions pour les remettre à la cour d’appel dans le délai imparti.

Nous le devinions, considérant déjà que « si l’accident peut constituer une force majeure pour un avocat exerçant seul, il sera plus difficile de le soutenir lorsqu’il s’agit d’une cabinet dans lequel exercent plusieurs dizaines d’avocats » (Procédures d’appel, Dalloz coll. Delmas express, n° 1219).

Et cela est somme toute assez logique.

Le rejet, en l’espèce, de la force majeure, semble cohérent et correspond à une réalité.

Une appréciation sans limites ?

Si l’article 910-3 a fait une entrée salutaire dans le Code de procédure civile, nous constatons qu’il est et reste l’exception à la sanction automatique.

Ce n’est pas une faveur accordée à la partie, mais une exception qui se mérite, le principe étant l’application (automatique) de la sanction.

Cette approche est la même que pour le relevé de forclusion de l’article 540 du Code de procédure N° Lexbase : L2321LUI. La partie est irrecevable, pour forclusion, mais on lui accorde la possibilité de passer outre cette tardiveté si les circonstances le justifient. Et ce relevé, qui est une exception, il se mérite.

La force majeure est bien souvent écartée, et celui qui entend en profiter doit avoir de sérieux arguments à faire valoir. Les juges d’appel, dont il est dit qu’ils procèdent à une appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve, ce dont nous pouvons douter quelque peu, devront passer à la loupe les arguments soumis au soutien de ce moyen.

Et l’investigation pourra aller loin.

En l’espèce, les juges n’ont regardé que le côté insurmontable. Nous ne voulons penser au caractère non imputable, car cela peut devenir délicat, et nous ignorons jusqu’où le juge d’appel peut aller. Ainsi, le juge d’appel peut-il considérer, pour écarter la force majeure, que l’avocat aurait pu éviter d’être alité pour cause de grippe s’il s’était fait vacciner ?

La difficulté, dans cette jurisprudence, est la fixation de la limite au-delà de laquelle le juge d’appel ne doit pas aller.

Et cette limite, nous ne la devinons pas.

Un avocat peut être empêché de travailler, par exemple parce qu’il a contracté un virus tel le Covid-19 qui l’empêche à tout le moins de se rendre au cabinet. Mais le confinement pourrait ne pas constituer un motif suffisant pour se prévaloir de la force majeure de l’article 910-3. Ainsi, au regard de l’arrêt rendu, l’avocat ne devra-t-il pas démontrer que les symptômes dont il souffrait l’empêchaient effectivement de travailler de son domicile ? Ne devra-t-il pas en outre démontrer qu’il n’était pas en possession de la clé lui permettant de signer numériquement les actes de procédure remis au greffe, et qu’il ne disposait pas d’un ou plusieurs assistants à qui il pouvait transmettre les conclusions pour une remise au greffe par voie électronique ?

Le caractère insurmontable reste une notion relativement subjective, et floue. Surtout, l’exigence peut aller très loin et nous ne voyons pas où l’investigation doit s’arrêter.

C’est là, nous semble-t-il, toute la difficulté de cet article 910-3.

À retenir : Compte tenu de la difficulté à la démonter, la force majeure restera l’exception, et il ne faut pas trop compter sur cette notion pour échapper à la sanction, qu’il s’agisse de la caducité ou de l’irrecevabilité des conclusions.

Il faut garder à l’esprit que le filet a été enlevé et que tout mauvais pas entraîne la chute, l’article 910-3 ne constituant qu’une faible branche à laquelle il sera difficile de se raccrocher.

 

[1] Décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 relatif aux exceptions d'incompétence et à l'appel en matière civile N° Lexbase : L2696LEL.

[2] Décret n° 2009-1524 du 9 décembre 2009 relatif à la procédure d'appel avec représentation obligatoire en matière civile N° Lexbase : L0292IGW.

[3] P. ex. Cass. civ. 2, 24 septembre 2015, n° 13-28.017, F-P+B N° Lexbase : A8173NPE - Cass. civ. 2, 5 décembre 2019, n° 18-17.867, FS-P+B+I N° Lexbase : A9839Z48 - Cass. civ. 2, 1er juin 2017, n° 16-18.212, F-P+B N° Lexbase : A2584WGS - Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-21.978, F-P+B+I, N° Lexbase : A88773YG - Cass. civ. 2, 4 novembre 2021, n° 20-15.757, F-B N° Lexbase : A07267BI.

[4] Cass. civ. 2, 25 mars 2021, n° 20-10.654, F-P N° Lexbase : A67324MB, D. actu., 12 avril 2021, obs. Ch. Lhermitte.

[5] Cass. civ. 2, 14 novembre 2019, n° 18-17.839, FS-P+B+I N° Lexbase : A6543ZYY, D. actu., 6 déc. 2019, note Laffly ; D., 2019, 2255 ; ibid. 2020. 576, obs. Fricero ; JCP, 2019, 1386, obs. Veyre; Gaz. Pal. 28 janv. 2020, p. 59, obs. Guez

[6] Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-17.137, F-D N° Lexbase : A88843YP.

[7] Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-17.137, F-D, précité.

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