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N3101BYI
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par Maître Fabrice Giletta, avocat au Barreau de Marseille, ancien Bâtonnier de l'Ordre
le 28 Mai 2020
Mots-clés : garde à vue • Bâtonnier • conflit d’intérêts • libre choix de l’avocat • droits de la défense. Résumé : la question du conflit d’intérêts à l’occasion de la garde à vue est sensible à plus d’un titre. Elle est perçue par les enquêteurs comme la possibilité d’élaborer une défense d’opportunité affranchie de l’imperméabilité propre au déroulement de mesures de garde à vue durant la période cruciale de cette phase d’enquête. Elle peut être vue par les avocats comme une entrave pour le justiciable au libre choix de son défenseur et une suspicion à leur endroit les stigmatisant comme de potentiels complices de leurs clients. Dès lors, toute différence d’appréciation à cet égard entre l’avocat et l’OPJ ou le procureur de la République peut être source de tensions. Le rôle du Bâtonnier est alors fondamental pour arbitrer mais quels sont les impératifs qui vont guider sa décision ? Voyage entre droits fondamentaux de la défense et nécessités de l’enquête. |
L’actualité récente, qui a vu un avocat se présenter dans les locaux d'un service de police pour assister l’un de ses clients placé en garde à vue sans cependant être autorisé à accomplir son office, nous conduit à rappeler les règles applicables en la matière et à envisager l’hypothèse d’un désaccord entre le Bâtonnier et le procureur quant à la caractérisation d’un conflit d’intérêts.
L’article 63-3-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4969K8K) qui prévoit les modalités de désignation et d’assistance du gardé à vue par un avocat, règle la problématique liée au conflit d’intérêts de la façon suivante :
« S'il constate un conflit d'intérêts, l'avocat fait demander la désignation d'un autre avocat. En cas de divergence d'appréciation entre l'avocat et l'officier de police judiciaire ou le procureur de la République sur l'existence d'un conflit d'intérêts, l'officier de police judiciaire ou le procureur de la République saisit le bâtonnier qui peut désigner un autre défenseur ».
Ainsi, au terme de l’article précité, la divergence d’appréciation n’est envisagée qu’entre l’avocat et l’OPJ ou le procureur de la République. Dans cette hypothèse, selon le texte, c'est le Bâtonnier qui est le seul habilité, s’il le souhaite (« il peut »), à désigner un autre défenseur.
Il semble donc que le législateur n’ait envisagé que le conflit d’intérêts comme étant susceptible d’entraîner un empêchement à intervenir pour un avocat.
Mais y aurait-il d’autres obstacles à l’intervention d’un conseil ? Et en pareille hypothèse quelle solution ?
Pour répondre à cela, il est nécessaire d’abord de définir le conflit d’intérêts avant d’en dresser les contours, puis d’examiner les autres situations que le Bâtonnier peut être amené à rencontrer.
Définition du conflit d’intérêts
Dès lors qu’il n’existe pas de définition spécifique du conflit d’intérêts à la matière de la garde à vue, il importe de se référer à la notion qu’en donne le RIN en son article 4.2 (N° Lexbase : L4063IP8) :
« Il y a conflit d’intérêts :
Il faut également noter que l’article 4.1 énonce quant à lui :
« L’avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire s’il y a conflit entre les intérêts de ses clients ou, sauf accord des parties, s’il existe un risque sérieux d’un tel conflit.
Sauf accord écrit des parties, il s’abstient de s’occuper des affaires de tous les clients concernés lorsque surgit un conflit d’intérêt, lorsque le secret professionnel risque d’être violé ou lorsque son indépendance risque de ne plus être entière.
Il ne peut accepter l’affaire d’un nouveau client si le secret des informations données par un ancien client risque d’être violé ou lorsque la connaissance par l’avocat des affaires de l’ancien client favoriserait le nouveau client.
Lorsque des avocats sont membres d’un groupement d’exercice, les dispositions des alinéas qui précèdent sont applicables à ce groupement dans son ensemble et à tous ses membres. Elles s’appliquent également aux avocats qui exercent leur profession en mettant en commun des moyens, dès lors qu’il existe un risque de violation du secret professionnel.
Les mêmes règles s’appliquent entre l’avocat collaborateur, pour ses dossiers personnels, et l’avocat ou la structure d’exercice avec lequel ou laquelle il collabore ».
La référence à l’accord des parties comme susceptible d’autoriser l’intervention de l’avocat en cas de risque de conflits d’intérêts est ici intéressante puisqu’en matière de garde à vue, cela aurait précisément pour effet de permettre ce que le législateur souhaitait éviter, à savoir une porosité de la garde à vue.
Ainsi, un seul et même avocat qui interviendrait concomitamment dans la défense de plusieurs individus placés au même moment en garde à vue pourrait être soupçonné de favoriser la coordination des positions de chacun.
Certes, raisonner ainsi est problématique (mais symptomatique de la méfiance que l’avocat a générée chez le législateur de 2011) car cela fait peser sur l’avocat un soupçon d’irrespect du secret professionnel et des règles applicables à la garde à vue.
Ainsi, pour la propre protection de l’avocat, et présumant que cet homme de loi ne serait pas capable de la respecter, il faudrait par principe, lui interdire d’intervenir en cas de conflit d’intérêts potentiel.
Mais de plus, la perspective d’une intervention commune en cas d’accord des parties pourrait aller à l’encontre de l’objectif visé par le législateur de 2011, à savoir, trouver un point d’équilibre entre les droits du gardé à vue (mais sans accès au dossier cependant…) et l’efficacité de cette phase d’enquête.
L’étude des travaux préparatoires de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue (N° Lexbase : L9584IPN) est édifiante quant aux craintes du législateur.
Ainsi, lors de l’examen du rapport et des textes de la commission du 16 février 2011, à l’occasion de la discussion relative à l’amendement n° 7, le rapporteur M. François Zocchetto indiquait (répondant à M. Hyest, président qui admettait que lorsque plusieurs personnes sont mises en cause, il peut y avoir conflit d’intérêts) : « dans ces cas-là, les petits sont chargés, et le gros s’en sort ».
Une telle vision des choses est choquante pour l’avocat car elle suppose que le conseil commun n’aurait à cœur que de défendre les intérêts du gros en sacrifiant ceux plus minimes du petit.
Pour autant, cette appréhension illustre assez bien la difficulté à laquelle pourrait être confronté un avocat, non en ce qu’il participerait à l’élaboration d’un scénario visant à dédouaner tel ou tel participant, mais en ce qu’il serait placé dans une situation insoluble ne pouvant plus en définitive accomplir son office, étant pris en tenailles entre les positions possiblement divergentes des uns et des autres.
Ce risque doit, à mon sens, conduire l’avocat, en pareille hypothèse, à se désister de lui-même de la défense de plusieurs gardés à vue.
Ce n’est évidemment que s’il n’entend pas le faire alors que l’OPJ ou le procureur de la République le lui demande que le Bâtonnier doit intervenir.
Les travaux préparatoires donnent (et le texte le reprend d’ailleurs) une compétence exclusive et en dernier ressort au Bâtonnier, manifestement seul juge alors du conflit d’intérêts.
Mais que se passerait-il en cas de désaccord entre le Bâtonnier et le procureur de la République ?
Pour répondre à cette question, il faut avoir à l’esprit le principe du libre choix de l’avocat.
Ce principe est considéré comme sacré puisqu’il interdit notamment aux règlements intérieurs des barreaux de prévoir une interdiction pour un avocat de plaider contre un confrère de son même barreau.
De même, il a entraîné logiquement le bannissement de ce qui avait été un temps envisagé en matière de terrorisme : l’établissement de liste d’avocats agréés.
En effet, en matière de terrorisme, la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue (N° Lexbase : L9584IPN) avait prévu que le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur à la demande de l'officier de police judiciaire ou du juge d'instruction, pouvait décider que le suspect serait assisté par un avocat désigné par le Bâtonnier sur une liste d'avocats habilités établie par le bureau du Conseil national des barreaux sur proposition des conseils de l'Ordre de chaque barreau (C. proc. pén., art. 706-88-2 N° Lexbase : L9641IPR).
Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il eût fallu apporter plus de précisions sur les conditions et les modalités selon lesquelles l'atteinte aux conditions d'exercice des droits de la défense pouvait être mise en œuvre (Cons. const., 17 février 2012, n° 2011-223 QPC N° Lexbase : A9100MWX). Le législateur a tiré les conséquences de cette abrogation et a lui-même abrogé le décret d'application de l'article 706-88-2 du Code de procédure pénale en date du 14 novembre 2011 par celui du 13 avril 2012.
Cependant, il faut noter que la Cour européenne des droits de l’Homme a admis qu'il était possible de passer outre le choix effectué par le suspect s'il existe des motifs pertinents et suffisants de juger que les intérêts de la justice le commande (CEDH, 25 septembre 1992, Req. 13611/88, Croissant c/ Allemagne N° Lexbase : A6435AWA)
En matière de garde à vue, l’intérêt peut paraître assez évident...
Mais l’intérêt réside-t-il toujours exclusivement dans le fonctionnement de la justice ?
Assurément, le Bâtonnier prendra également en considération les intérêts de l’avocat.
En effet, même si le texte n’envisage que le conflit d’intérêts entre les gardés à vue, le Bâtonnier aura également le souci de préserver son confrère ainsi que l’image de la profession.
Récemment, l’actualité a mis en évidence, dans le cadre d’une affaire au fort retentissement médiatique, qu’un avocat n’avait pu intervenir pour assister son client à l’occasion d’une garde à vue. En l’état d’une certaine confusion régnant autour des informations ayant présidé à ce refus, seules des hypothèses seront formulées ; on a en effet entendu tour à tour que l’avocat n’avait pas été désigné par le mis en cause, ou qu’il existait un conflit d’intérêts donnant lieu à enquête déontologique mais alors entre quelles personnes puisqu’il n’aurait de toutes façons assisté qu’un seul client…
L’absence de désignation sera volontairement laissée de côté n’appelant aucun commentaire.
Reste donc l’hypothèse d’un conflit d’intérêts envisagé alors entre le client et son conseil… ce que n’a pas manqué de relayer une certaine presse, une journaliste allant même jusqu’à formuler, à l’occasion de l’interview de l’avocat en question (devrait-on dire l’interrogatoire...) des accusations à peine voilées quant au rôle qu’il aurait pu jouer s’agissant des faits eux-mêmes…
Cela provoque l’indignation de l’ancien Bâtonnier que je suis :
En effet, soit il existe des raisons plausibles de soupçonner l’avocat quant à la perpétration même des faits objets de l’enquête et il peut faire l’objet d’une audition libre ou d’une garde à vue,
Soit il n’en existe pas, et alors il ne saurait être empêché d’accomplir son office au profit de son client.
Il reste une dernière question à envisager : quelle est la valeur contraignante de la décision du Bâtonnier ?
Cette question présente un intérêt purement théorique car compte tenu de la durée assez réduite de la GAV, et de la quasi-impossibilité (hors cas particulier de l’article 63-4-2, alinéa 3, du Code de procédure pénale N° Lexbase : L4968K8I) de différer l’intervention de l’avocat, la décision du Bâtonnier de désigner (ou pas) un autre conseil sera en pratique sans appel.
Mais par analogie avec la matière civile, on doit rappeler qu’en cette matière, le Bâtonnier en cas de conflit d’intérêts ne peut qu’inviter l’avocat à se déporter sans cependant pouvoir l’y contraindre. Il n’émet donc qu’un avis insusceptible de recours.
En matière de garde à vue la valeur contraignante semble différer car le Bâtonnier se voit investi de l’autorité de désigner un avocat pour assister le gardé à vue.
Cela permettra aux enquêteurs en pareille hypothèse de refuser à l’avocat initialement désigné d’intervenir.
Mais dans le cadre de la suite de la procédure (instruction ou jugement en cas de CI, COPJ ou CPPV), le mis en cause pourra être tenté de soulever une exception de nullité de la mesure et des actes subséquents au motif qu’une atteinte a été portée à la liberté dont il disposait de choisir son défenseur et de l’entrave causée à sa défense.
Le juge sera alors immanquablement saisi, a posteriori, de la question de l’existence d’un conflit d’intérêts.
Peut-on en déduire qu’in fine, c’est le juge qui dispose d’un pouvoir d’appréciation souverain sur l’existence ou pas d’un conflit d’intérêts ?
Sans doute, et la comparaison avec la matière civile se révèle ici encore intéressante :
En effet, la Cour de cassation (Cass. civ. 1, 27 mars 2001, n° 98-16.508, FS-P+B+R N° Lexbase : A1113ATE) a estimé qu'en l'état de carence du Conseil de l'Ordre, le juge compétent pour statuer sur le conflit d'intérêts qui lui était soumis ne peut être que le juge des référés eu égard aux dispositions de l'article 809 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9113LTP).
Cette décision concerne un contentieux civil et vise le cas d’une carence ordinale, mais il est certain qu’à l’occasion d’un contentieux de la nullité, c’est au juge qu’il appartiendrait de dire si le conflit était ou non caractérisé.
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