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N3391BYA
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par Antony Taillefait, agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université d’Angers
le 28 Mai 2020
A l’heure d’une judiciarisation accrue de notre société et alors que plus de soixante plaintes ont déjà été déposées contre certains membres du Gouvernement pour que leur responsabilité dans la gestion de la crise du Covid-19 soit engagée, il faut constater que ce phénomène touche également les élus locaux, et particulièrement les maires, dont nombre d’administrés estiment qu’ils doivent être comptables des moindres désagréments, chutes ou accidents advenus sur le territoire de la commune. Si le citoyen doit évidemment pouvoir demander aux personnes investies d’un mandat local de répondre présents lorsqu’il est confronté à un disfonctionnement au niveau communal, on peut néanmoins se demander si cette tendance à vouloir trouver des coupables à tout prix n’est pas de nature à décourager les vocations et les volontés de s’investir au service de ses concitoyens. Pour faire le point sur ce sujet, Lexbase Hebdo – édition publique a rencontré Antony Taillefait, agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université d’Angers, conseiller municipal, communautaire et métropolitain.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler le cadre légal entourant la responsabilité pénale des élus ?
Les élus et les agents publics, comme l’ensemble des citoyens, sont soumis aux règles de droit commun de la procédure pénale ; n’échappent à ce droit commun que les ministres lesquels relèvent de la Cour de justice de la République.
Si on laisse de côté les cas d’improbité des décideurs publics (corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêts, etc.), ce cadre légal ne peut être compris si nous n’avons à l’esprit le malaise qu’éprouvent les élus à son égard. Souvent, trop souvent à mon sens, ils estiment que la responsabilité politique, celle qui est engagée devant les électeurs lors du suffrage ou qui est engagée devant les représentants des électeurs, les députés, épuise leurs responsabilités personnelles de nature juridique. Au surplus, malgré des imperfections, ils observent que les régimes de responsabilité collective devant les juridictions administratives et civiles jouent leur rôle en offrant des possibilités d’indemnisation des victimes des préjudices résultant éventuellement de leurs actions publiques.
De leur côté les victimes de ces dommages ne s’en tiennent plus à un fatalisme qui progressivement atténuerait leurs tourments. La responsabilité de l’auteur du préjudice doit aussi faire une place à la recherche de son éventuelle culpabilité. Il devient de moins en moins supportable au sein de la société des individus qu’il ne soit pas possible de punir un décideur public qui cause même involontairement un dommage et qui se désintéresse des risques que ses actions font courir à autrui. Il s’en déduit assez logiquement que toute règle qui rend plus difficile l’engagement de la responsabilité des élus à raison de leurs actions est assez promptement qualifiée ici ou là de « loi scélérate ».
Au regard de ces considérations assez communes, c’est dire qu’il existe un déficit global de la responsabilité personnelle des décideurs et agents publics. Ce déficit est d’ailleurs plus fort au niveau des gouvernants. Jean-Michel Blanquer, Professeur de droit public spécialiste de ces questions juridiques et actuel ministre de l’Education nationale, démontrait dans une étude publiée par la revue Le Débat [1] les insuffisances de la responsabilité des gouvernants compte tenu de l’irresponsabilité du Président de la République, chef de l’Etat juridiquement le plus puissant des pays occidentaux, et de l’irresponsabilité politique de fait du gouvernement sous la Vème République : compte tenu du fait majoritaire, son action échappe à tout contrôle parlementaire sérieux susceptible de l’amener à démissionner.
Dans le champ répressif, la loi n’a pas répudié la faute même légère. Les défaillances de toutes sortes demeurent punissables lorsqu’elles sont en relation de causalité directe avec le dommage. En cas de causalité indirecte, le législateur en 1996, puis en 2000, a en quelque sorte tordu le bras à certains principes du droit pénal en imaginant des délits non intentionnels dans le champ l’action publique. L’objectif en 1996 comme en 2000 a été de lier la sanction pénale à la gravité de la faute.
Une première loi « Fauchon » du 13 mai 1996 (loi n° 96-393 du 13 mai 1996, relative à la responsabilité pénale pour des faits d'imprudence ou de négligence N° Lexbase : L3097AIK) avait modifié la rédaction de l’article 121-3 du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY) afin d’y inscrire le principe de l’appréciation in concreto de la faute d’imprudence, lequel principe a été maintenu par la seconde « loi Fauchon » du 10 juillet 2000 (loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels N° Lexbase : L0901AI9) et figure à l’article L. 2123-34 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L4860LUK). La loi limite l’étendue de la responsabilité pénale des personnes physiques pour les infractions non intentionnelles.
Pour l’essentiel, les dispositions résultant de cette nouvelle rédaction de l’article 121-3 du Code pénal sont celles de son quatrième alinéa qui agence le critère du lien de causalité avec celui de l’importance de la faute en exigeant que celle-ci soit plus importante lorsque le lien de causalité est indirect. Cet alinéa dispose qu’en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, « les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer ».
La notion de causalité indirecte vise ici deux situations où l’« auteur médiat », soit a créé (action ou omission) ou a contribué à créer la situation à l’origine de la réalisation du dommage, soit n’a pas pris les mesures qui aurait permis d’éviter le dommage. Le tribunal répressif peut donc retenir la responsabilité en cas de pluralité de causes indirectes et certaines et en cas de différentes contributions ayant créé la situation à l’origine du dommage. Tel a été le cas du maire qui s’est abstenu d’ordonner la fermeture d’une piste de ski avant qu’une avalanche prévue par les services de la météorologie nationale n’ensevelisse des skieurs. Tel a été le cas du proviseur et surtout de l’intendant qui n’ont pas pris les précautions indispensables pour assurer la sécurité des personnes, entraînant le décès d’un élève causé par la chute d’un panneau de basket (CAA Bordeaux, 4 mars 2004, n° 00BX02462 N° Lexbase : A6617DBP). En 2000, certaines affaires ont vu leur cours se modifier telle la relaxe en appel de la maire de l’Ile d’Ouessant condamnée en première instance pour ne pas avoir interdit la pratique du vélo sur le chemin des douaniers (CA Rennes, 19 septembre 2000, n° 99-01598 N° Lexbase : A22703MZ) ; un enfant ayant chuté du haut d’une falaise lors d’une sortie scolaire.
Lexbase : De quelle manière les juges judiciaire et administratif ont-il procédé à son application ?
Votre question m’amène à montrer que c’est à propos de la notion de faute exigée en cas de causalité indirecte que le juge était attendu après l’entrée en vigueur de la loi de 2000.
Ainsi donc en cas de causalité indirecte, l’engagement de la responsabilité pénale est possible si le décideur public a eu un comportement consistant, de manière alternative, en l’une des deux fautes suivantes : une faute de mise en danger délibérée ou une faute caractérisée exposant à un risque grave.
La première catégorie de fautes est celle en vérité exigée par l’article 223-1 du Code pénal (N° Lexbase : L3399IQX) relatif à la mise en danger d’autrui : existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, ce qui exclut les obligations générales ; démonstration que le décideur qui a connaissance de cette obligation prudence ou de sécurité a de manière manifestement délibérée choisi de ne pas la respecter. Cette notion de faute délibérée est somme toute assez restrictive et susceptible dans une certaine mesure de laisser échapper du champ de cette responsabilité pénale pas mal d’évènements et de situations. D’où une seconde catégorie de fautes soumises à l’appréciation des juridictions.
Les fautes caractérisées exposent à un risque grave que l’auteur médiat ne pouvait ignorer. De nombreuses conditions ont été prévues par le législateur et mises en œuvre par les juges. La notion de faute caractérisée est une imprudence, une négligence ou le non-respect d’une obligation de sécurité. Elle présente une caractérisation particulière : un certain degré de gravité, une particulière intensité. Caractérisée, la faute doit exposer autrui à un risque d’une particulière gravité, ce qui est différent bien entendu de la gravité du dommage. Cela vise les risques de mort, de blessures graves, de contagion, d’atteintes à l’environnement, etc. Cela vise au surplus une plus ou moins grande probabilité de réalisation du risque. Ce risque enfin ne peut être ignoré du décideur. Le juge tiendra compte de l’expérience « professionnelle » de l’auteur médiat, de la publicité donnée à la situation. Cela nécessite pour la défense de l’auteur indirect - du présumé « délinquant non intentionnel » - de démontrer qu’il avait des motifs légitimes d’ignorer l’existence du risque que j’ai défini auparavant.
Il résulte de cette addition de conditions exigée pour définir la faute caractérisée que seules les situations les plus « pathologiques » sont à l’origine de l’engagement de la responsabilité pénale d’un élu pour délit inintentionnel. En 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation (Cass. crim., 18 juin 2002, n° 01-86.539, F-P+F N° Lexbase : A0935AZN) à propos d’un accident causé lors d’un défilé a considéré que la cour d’appel pouvait retenir la responsabilité du maire de Bonvillers, coupable de blessures involontaires, et que « l'arrêt attaqué retient, par motifs propres et adaptés, que seul un conseiller municipal se trouvait en avant du cortège et a vainement fait signe à l'automobiliste pour qu'il s'arrête, alors que le maire aurait dû interdire la circulation pendant la durée du défilé, ou prescrire la mise en place de barrières de sécurité, ou faire précéder la fanfare par un véhicule muni d'un gyrophare, ou encore poster une personne à l'entrée du village ». Dans cette même affaire, classiquement les juges administratifs (CAA Douai, 8 février 2007, n° 06DA00066 N° Lexbase : A7736DU3) rappellent que la compagnie d’assurances, « qui, en qualité d'assureur, a indemnisé les victimes de l'accident et qui est subrogée dans les droits de [l’automobiliste], ne peut, en tout état de cause, se prévaloir utilement des fautes qu'aurait commises le maire de la commune de Bonvillers, dans l'exercice de ses pouvoirs de police municipale, en s'abstenant de mettre en œuvre les moyens propres à assurer la sécurité des participants et des spectateurs de cette manifestation, pour demander au juge administratif, qui n'est lié que par les constatations de fait du juge pénal, de condamner la commune à lui rembourser, en tout ou en partie, les indemnités versées aux victimes ».
Lexbase : Quelles sont les modifications apportées en ce domaine par la nouvelle loi du 11 mai 2020 ?
De mai 1995 au mois d’avril 1999, tandis que la France compte environ 500 000 élus, 48 avaient été mis en cause pour des infractions non intentionnelles et 14 ont été condamnés. De 2000 à 2019, 139 ont été poursuivis et 31 ont vu ce type de responsabilité pénale engagée à leur encontre. Le nombre des précédents est donc très limité. Les élus n’ont pas, on l’a compris, d’obligation de résultats qui devrait les conduire à empêcher la propagation de la Covid 19. Ils ont seulement une obligation de moyens compte tenu de l’état des connaissances et des prescriptions des lois et règlements. La « loi Fauchon » de 1996 a malgré tout été jugée insuffisamment protectrice des élus. Les effets de sensibilité ont éludé les données statistiques d’où la seconde « loi Fauchon » de 2000, d’où une nouvelle fois l’article 1er de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020, prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions (N° Lexbase : L8351LW9).
Au prétexte de protéger les maires des petites communes de l’engagement de leur responsabilité pénale pour manquement à une obligation de sécurité, le Sénat a proposé une modification législative qui flirte avec l’irresponsabilité juridique. A tout le moins on pouvait se demander si cette solution n’était pas déséquilibrée au détriment des victimes. Un remaniement de la faute pénale sous l’effet de l’émotion consistait à poser le principe selon lequel « nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire […] soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination ». Grace à cette rédaction, l’article 121-3, alinéa 4, du Code pénal aurait permis, pendant le temps de l’état d’urgence, d’anesthésier la responsabilité pénale pour infraction non intentionnelle, de mettre en sommeil la responsabilité pénale pour faute caractérisée. Il aurait interdit de trouver une faute dans l’exposition d’autrui à la contamination ou dans le fait d’avoir causé ou contribué à cette contamination. Il aurait sinon supprimé mais atténué la responsabilité pénale des gouvernants. Il faut bien entendu ajouter, qu’à titre d’exception, cette responsabilité était toujours engagée en particulier lors de la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par les lois ou les règlements. L’épais protocole sanitaire de sortie du confinement ou d’ouverture des écoles n’a ni valeur légale, ni valeur règlementaire de sorte que son inobservation, a priori, aurait échappé au champ des règles susceptibles d’être violées. Les réseaux sociaux, mais pas seulement, n’ont pas manqué de dénoncer, souvent violemment, cette forme d’immunité pénale en matière d’infractions non intentionnelles.
Après la commission mixte paritaire du Parlement, le texte final est revenu à davantage de sérénité. L’absence d’évaluation préalable de la mesure proposée par le Sénat a amené la loi à créer un nouvel article L. 3136-2 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L8575LWI) qui précise que l’article L. 121-3 du Code pénal, qui n’est donc pas modifié, « est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur ». Les faits à prendre en considération sont donc ceux commis pendant le temps de l’état d’urgence. Ni avant. Ni après. Les actions publiques concernées sont celles qui mettent en œuvre les précautions sanitaires (organisation de la distanciation physique, distribution effective de masques, etc.) et non celles qui définissent ces mêmes actions au moyen de textes et par le truchement de la mise à disposition de moyens. Les membres du gouvernement ne devraient pas être concernés par ces dispositions. Cela dit un doute subsiste, lequel doute a conduit une partie de l’opposition parlementaire à ne pas voter ce texte.
Lexbase : Les critiques relatives à une volonté d'"amnistier" en toute circonstance les élus locaux vous semblent-elles justifiées ?
D’un point de vue politique il n’est jamais souhaitable d’envisager d’alléger la responsabilité des élus, notamment juridique. La sanctuarisation d’un contentieux particulier aux décideurs, publics ou privés, a mauvaise presse. En Europe, la France est le seul pays, je crois, où la méfiance, voire la défiance vis-à-vis du personnel politique est forte. Il est vrai qu’à l’égard des élus locaux ce (re)sentiment des français est moins intense mais il demeure plus fort que dans le reste de l’Europe. Modifier le droit de la responsabilité pénale des décideurs publics dans l’urgence, après un débat national atrophié et dans ce contexte de faible confiance ne permet pas une analyse sereine des dispositions adoptées.
Cela dit, la loi du 11 mai 2020 formalise le mode de raisonnement in concreto adopté par le juge pénal dans ces affaires de délinquance inintentionnelle. Elle ne semble pas constituer une amnistie par anticipation des élus locaux et encore moins des membres du Gouvernement. Seulement les juridictions devront examiner les recours effectués par les citoyens, les parents d’élèves, les salariés, les fonctionnaires, etc. à l’aune de cet article du Code de la santé publique et démontrer que les décideurs publics ont pris en considération les circonstances extraordinaires de la période de l’état d’urgence sanitaire. Il demeure que la réalité dépassant l’imagination, on ne peut pas assurer qu’aucun élu local, qu’aucun directeur d’école par exemple, ne verra pas sa responsabilité personnelle pour infraction non intentionnelle en période d’état d’urgence sanitaire ne pas être engagée.
* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
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