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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 13 Octobre 2011
Nous sommes entrés dans une phase particulière dans le monde du travail, les usages individuels de maîtrise des technologies de la société civile dépassant ceux de la société professionnelle. L'entreprise doit ainsi changer son regard face à l'utilisation des réseaux sociaux (4) et franchir une nouvelle étape vers les réseaux sociaux d'entreprise. Par la mise en place de ces derniers, "on s'affranchit de la relation hiérarchique tout en établissant un nouveau mode de relation avec les supérieurs". Nous sommes réellement dans de la création de richesse et de valeur ajoutée collective. Le mail, pilier central de la communication dans l'entreprise, va-t-il disparaître après seulement quinze ans d'existence, se demande notre intervenante. En effet, le mail entraîne "une perte de productivité énorme dans les organisations" et crée "une pollution interne monstrueuse". Dans certaines entreprises, le réseau social interne deviendrait ainsi le véhicule de communication dans l'entreprise.
Afin de nous donner un exemple concret des apports de ces nouveaux médias, Ziryeb Marouf, Responsable Ressources Humaines 2.0 groupe France Telecom/Orange et Président de l'Observatoire des Réseaux Sociaux d'Entreprise nous présente un réseau social interne. Pour ce dernier, remettre l'humain au coeur des préoccupations de l'entreprise est primordial. Il faut ainsi acquérir une dimension humaine de conversation dans l'entreprise.
La communication au sein des entreprises s'est d'abord développée par le biais d'un intranet, véritable révolution, il y a une quinzaine d'année. Cette "communication descendante", définie par la direction, ne fait aujourd'hui plus adhérer entièrement les salariés. Ces derniers souhaitent désormais participer, être associés à la communication globale de l'entreprise.
L'entreprise doit être ainsi présente, dans un premier temps, sur les réseaux sociaux publics. Pourquoi être présent ? Face à une crise future de l'embauche, la société pourra séduire et attirer les futures recrues. Mais une présence sur la "toile" ne suffit pas, un développement de son propre réseau interne est indispensable, dans un second temps, afin de ne plus simplement réfléchir en organigramme. Ce réseau permettrait ainsi de développer la communication interne dans l'entreprise, l'étendre, par exemple, à différentes sociétés d'un groupe présent sur d'autres continents. Par exemple, une communauté de juristes échangeant entre différents pays sur une problématique commune produirait un meilleur service juridique. Néanmoins, le travail au sein de l'entreprise ne serait plus uniquement le sujet principal d'échange. Des communautés extra-professionnelles permettront à des salariés d'échanger sur des loisirs communs.
Mais l'entreprise peut-elle craindre certains risques ? Monsieur Marouf souligne que la remise en cause de sa stratégie en est un mais, a contrario, l'entreprise gagne l'adhésion de ses salariés. Au sein du réseau social interne de France Telecom lancé depuis neuf mois, près de 26 000 salariés se sont inscrits et aucune dérive n'est à signaler. Il est vrai que des risques de non-respect de la vie privée ou de contournement des règles institutionnelles peuvent être à surveiller.
Comment, cependant, encadrer juridiquement un tel réseau social ? Elise Bruillon, de la direction Juridique groupe France Telecom/Orange tente de clarifier l'aspect juridique de ces nouveaux systèmes. Tout d'abord, il est important de préciser que l'outil est hébergé sur l'intranet du groupe sans accès en dehors des locaux de l'entreprise. L'absence d'externalisation de ce service permet de ne pas être qualifié de service accessible au public en ligne (5). Par ailleurs, par l'utilisation obligatoire de l'annuaire de l'entreprise pour se connecter, il n'est pas possible d'usurper l'identité d'un salarié.
L'usage de ce réseau est libre à la seule initiative des salariés. "Il n'y a pas de pression de l'environnement social pour s'inscrire" souligne Madame Bruillon, un usage imposé entraînant l'application de règles de droit du travail plus contraignantes pour l'employeur et le salarié. L'entreprise a, également, fait le pari de l'auto-régulation où les principes de vie, de civilité gouvernent le réseau social. La politique de sécurité et d'information s'appliquant dans l'entreprise se décline ainsi sur ce nouvel outil. Il n'y aura pas de procédure disciplinaire propre à son utilisation. Des limites classiques sont ainsi posées ; il ne faut pas parler de politiques, de religion ou avoir des activités lucratives. La modération s'effectue essentiellement a posteriori.
Afin de réguler ce système, il fallait néanmoins établir des thématiques juridiques communes aux diverses systèmes juridiques (common-law, droit coutumier) telles que le respect du droit de la vie privée, les relations employeurs/salariés, la protection des données personnelles, l'ordre public et les bonnes moeurs ou encore la culture. La déclinaison de ces thématiques permet ainsi d'avoir une meilleure adaptabilité du réseau au sein des différents pays dans lesquels le groupe est implanté.
Pour conclure, Elise Bruillon doute réellement de l'utilité d'imposer l'utilisation d'un réseau social interne aux salariés, entraînant des questions compliquées de droit disciplinaire (faute grave, faute lourde) et de modification du contrat de travail.
En analysant l'actualité juridique, Christine Baudoin, Spécialiste en droit social, avocat associé du Cabinet Lmt Avocats, souligne qu'il n'y a aucune décision jurisprudentielle stricte sur ces questions et s'interroge sur les contentieux émergents. Si un réseau social interne est imposé à l'entreprise, comment s'organiseront l'action et les discussions avec les représentants du personnel ? La consultation du comité d'entreprise et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail paraît impérative. Une charte du réseau social intégrée dans le règlement intérieur semble, également, indispensable (6). Il faut, également, réfléchir aux manquements dans l'exécution de son contrat de travail qui pourraient résulter de l'utilisation par le salarié du réseau social interne. Comment définir la notion d'imprudence, de faute grave ?
Enfin, au regard de l'arrêt rendu par la Chambre sociale le 21 septembre 2011, précédemment énoncé, autorisant l'accès à l'intranet d'une entreprise à tous les syndicats constitués en section syndicale, le réseau social interne pourrait devenir un moyen de communication très efficace pour les syndicats, spécialement ceux non représentatifs. Quelle sera la réaction d'un employeur face à un appel à la grève donné sur le réseau social de l'entreprise ?
Les questions restent nombreuses face à ces nouveaux systèmes de communication...
(1) L'entreprise ATOS s'est donnée, par exemple, pour objectif de ne plus échanger de courriels entre collaborateurs et de se transformer en entreprise zéro e-mails d'ici trois ans.
(2) Cass. soc., 21 septembre 2011, n° 10-19.017 et n° 10-23.247, FS-P+B (N° Lexbase : A9598HXR), v. les obs. de Ch. Radé, A propos du droit d'affichage et de diffusion des communications syndicales à l'intérieur de l'entreprise : question d'égalité ou de légalité ?, Lexbase Hebdo n° 456 du 6 octobre 2011 (N° Lexbase : N7962BSP).
(3) Sur ces questions, v. Diffamation de la hiérarchie professionnelle sur Facebook : des sanctions (pour l'instant) plus clémentes pour les fonctionnaires que pour les salariés - Questions à Anthony Bem, avocat au barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 439 du 12 mai 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N0690BSD) ; Facebook m'a licencié ! - Questions à Maître Grégory Saint Michel, avocat au Barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N6896BQH) ; Licenciés pour avoir "critiqué" leur employeur via Facebook... Droit du travail versus réseaux sociaux... Questions à Maître Yves Nicol, Avocat en droit social, Cabinet Rambaud et Associés, Lexbase Hebdo n° 397 du 3 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2896BPX).
(4) Il est à noter, notamment, que France Télévision a mis en place un guide des bonnes pratiques des collaborateurs sur les réseaux sociaux.
(5) Sur ces questions, notamment les relations avec la Cnil, v. Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (N° Lexbase : L8794AGS) et loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique (N° Lexbase : L2600DZC).
(6)Sur cette question, voir Cass. soc., 15 décembre 2010, n° 09-42.691, F-D (N° Lexbase : A2507GN8).
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