Réf. : Cass. crim., 28 février 2018, n° 16-85.518, FS-D (N° Lexbase : A0510XGY)
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par François-Xavier Roux-Demare, Doyen de la Faculté de Droit, Maître de conférences, Directeur du Master 2 Droit des personnes vulnérables, Co-Directeur du Master 2 Magistrature, Université de Brest
le 22 Mars 2018
Pour reprendre les éléments factuels de cette affaire, plusieurs personnes avaient été poursuivies pour proxénétisme aggravé, à la suite du recours à des prostituées dans des chambres de l'hôtel Carlton de Lille, hôtel ayant donné son nom à l'affaire. Toutefois, le tribunal correctionnel de Lille n'entrera pas en voie de condamnation sur le fondement du proxénétisme, retenant uniquement des faits d'abus de confiance et d'escroquerie à l'égard de deux prévenus. En raison de cette relaxe sur les faits de proxénétisme aggravé, l'association de lutte contre la prostitution "Mouvement du Nid" (4) est déboutée de ses demandes de dommages-intérêts. Elle va donc faire appel de cette relaxe, uniquement sur les intérêts civils. La cour d'appel de Douai va infirmer partiellement le jugement en retenant une faute civile pour ouvrir droit à réparation à son profit. Pour ce faire, les magistrats retiennent soit la mise à disposition d'un appartement pour permettre aux personnes de s'y livrer à la prostitution, soit l'aide ou l'assistance à la prostitution de plusieurs personnes, soit l'intermédiation entre les prostituées et les autres protagonistes, soit l'embauche des personnes en vue de la prostitution. Sur la base de ces fautes, la cour d'appel condamne les responsables au paiement d'indemnités pour un total de 20 000 euros à l'association.
Les défendeurs se pourvoient donc en cassation. Leur second moyen de cassation critique la reconnaissance d'une faute civile ne découlant pas de faits qui entrent dans les prévisions du texte fondant les poursuites. La Cour de cassation accueille ce moyen, casse et annule en toutes ses dispositions l'arrêt de la cour d'appel.
Au visa des articles 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR), 2 (N° Lexbase : L9908IQZ) et 497 (N° Lexbase : L3893AZ9) du Code de procédure pénale, la Chambre criminelle reprend une solution déjà éprouvée en rappelant sa jurisprudence désormais acquise en la matière : "le dommage dont la partie civile, seule appelante d'un jugement de relaxe, peut obtenir réparation doit résulter d'une faute démontrée à partir et dans les limites des faits objet de la poursuite". Détaillant que le comportement reproché aux protagonistes se limite à avoir fait appel à des prostituées pour leur satisfaction personnelle alors même que ce comportement ne constituait pas un acte infractionnel, la Cour met alors fin à cette affaire médiatique dite "Affaire du Carlton". Au-delà de son aspect politique, cet arrêt soulève deux observations utiles. Il offre l'opportunité d'expliquer la solution de la Cour raisonnant sur une absence d'incrimination rendant sans objet l'action de l'association défendant les intérêts des prostituées. Plus encore, il oblige à critiquer la position de la Cour de cassation sur la caractérisation de la faute civile en cas d'appel de la partie civile à la suite d'une relaxe.
Quant à l'absence d'incrimination rendant sans objet l'action. Après un certain désintéressément de la victime dans le cadre de la procédure pénale, la situation s'est progressivement renversée depuis le début des années 2000. Denis Salas parle du "temps des victimes" (5) et Jean Pradel souligne qu'il "devient impossible de faire une loi sans parler des victimes qui sont l'objet d'un véritable emballement" (6). Si cet intéressement est remarqué, la principale prérogative procédurale de la victime reste son pouvoir de demander au juge répressif la réparation de son préjudice découlant de la commission d'une infraction subie. L'article 2 du Code de procédure pénale précise que cette action civile permet à la victime d'obtenir "réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention". Si la victime peut introduire son action devant son juge naturel, le juge civil, elle bénéficie également d'une exception prévue à l'article 3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9886IQ9), aux fins d'exercer son action civile aux côtés de l'action publique du procureur devant la même juridiction. Cette faculté perdure lorsque les prévenus ont bénéficié d'une décision de relaxe. Toutefois, l'article 497 du Code de procédure pénale souligne que cette "faculté d'appeler appartient [...] à la partie civile, quant à ses intérêts civils seulement", restriction approuvée par le Conseil constitutionnel (7). Ainsi, la partie civile peut faire appel d'une décision de relaxe du prévenu, mais uniquement sur les intérêts civils pour les conséquences de l'acte pour lequel il était poursuivi. La Cour de cassation a souligné cet encadrement à différentes reprises, ce qu'elle réitère en l'espèce, en précisant que la partie civile pourra obtenir réparation de son dommage qui résulte d'une faute démontrée à partir et dans les limites des faits objet de la poursuite. Si les faits n'ont pas été considérés comme constitutifs de l'infraction de proxénétisme -la Cour précisant que les prévenus ont recruté et rémunéré des prostituées pour leur satisfaction personnelle et celle des autres participants sans pour autant en tirer un quelconque profit financier- l'originalité de l'espèce tient au fait que la possible qualification envisageable du comportement des prévenus n'existait pas à l'époque des faits. Effectivement, la cour d'appel a caractérisé un comportement de recours à la prostitution. Toutefois, le recours à la prostitution était illégal à cette époque uniquement lorsque le client recourait à une personne mineure ou particulièrement vulnérable (8), ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. Malgré les débats et les avis partagés, la pénalisation de tous les clients recourant à la prostitution n'intervient qu'à partir de l'adoption de la loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 (9), ceux-ci encourant désormais les sanctions pénales prévues aux articles 225-12-1 (N° Lexbase : L7009K7Q) et suivants. Ainsi, le recours à la prostitution d'une personne majeure est désormais puni de 3 750 euros d'amende. En revanche, le fait de se prostituer n'est pas incriminé (10). Dès lors, la Cour de cassation observe en l'espèce que ce recours à la prostitution était une "infraction non susceptible d'être poursuivie à la date des faits". De fait, il n'y avait pas d'objet à la demande de l'association de lutte contre la prostitution. L'absence d'infraction entraîne l'absence d'indemnisation. Cette solution s'explique par les modalités de qualification de la faute civile qui doivent être nécessairement liées à l'appréciation pénale du comportement reproché.
Quant à l'action civile dépendante de l'infraction pénale. Cette exception accordée à la partie civile d'introduire sa demande devant le juge pénal semble repousser les frontières entre l'action pénale et l'action civile, au profit de cette dernière. Pourtant, en imposant que "le dommage dont la partie civile, seule appelante d'un jugement de relaxe, peut obtenir réparation de la part de la personne relaxée résulte de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite", la Cour de cassation fait au contraire prévaloir une appréhension pénale de la faute civile. Cette formule consacrée dans un arrêt de principe du 5 février 2014 (11), puis réaffirmée par plusieurs arrêts postérieurs (12) dont celui de cette espèce, impose de rejuger le civil à travers la qualification de l'infraction pénale. Elle impose un lien d'identité entre les fautes civiles et pénales. En effet, outre que la faute civile doit nécessairement relever des seuls faits ayant fondé la poursuite pénale, la Cour de cassation impose que la faute civile trouve sa source dans les faits entrant dans l'ensemble des prévisions du texte d'incrimination ayant fondé les poursuites. Plus précisément, il faut que la faute civile réponde aux éléments matériel et moral de l'incrimination. En obligeant à démontrer civilement l'existence des éléments constitutifs d'une infraction ayant fait l'objet d'une relaxe, la Cour de cassation impose un raisonnement schizophrénique à la partie civile et aux juges du fond. S'il est possible de s'étonner d'une telle solution résultant de la seule formule "à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite", le risque de condamnation par la Cour européenne des droits de l'Homme permet d'en comprendre les raisons. En effet, la Cour de cassation se montrait antérieurement beaucoup plus claire sur ses attentes quant à l'identité entre les fautes civile et pénale dans cette situation d'appel sur relaxe. Elle soulignait que les juges d'appel "ne peuvent prononcer une peine, la décision des premiers juges ayant acquis, au regard de l'action publique, force de chose jugée, ils ne sont pas moins tenus d'apprécier les faits et de les qualifier pour vérifier leur compétence et pour condamner, s'il y a lieu, le prévenu relaxé à des dommages-intérêts envers la partie civile" (13). Toutefois, une telle analyse apparaissait en contradiction avec les principes de présomption d'innocence et de respect de l'autorité de la chose jugée pouvant entraîner une condamnation de la Cour européenne (14). La Cour de cassation va simplement modifier sa formulation pour se mettre a priori en conformité avec les attentes de la Cour européenne, sans pour autant changer ses propres attentes. Il faut ainsi observer une évolution sémantique sans pour autant constater une évolution juridique "mis à part qu'il faut désormais recourir à un raisonnement tortueux" (15).
Au-delà d'un travail d'appréciation des juges, la caractérisation de la faute civile en cas d'appel après relaxe par la partie civile dépend essentiellement d'une motivation à l'appui d'une sémantique identifiée.
(1) Article d'Eric Dussard dans La Voix du Nord, paru le 1er mars 2018.
(2) Article paru dans Le Monde, 2 mars 2018.
(3) Article paru dans Ouest France, 1er mars 2018.
(4) Ci-après nommée "l'association".
(5) Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Hachette Littératures, 2005, p. 63.
(6) Jean Pradel, Procédure pénale, Paris, Cujas, Coll. "Référence", 17ème éd., 2013, p. 218 (§ 260).
(7) Cons. const., décision n° 2013-363 QPC, du 31 janvier 2014 (N° Lexbase : A3531MD7).
(8) C. pén. anc., 225-12-1.
(9) Loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées (N° Lexbase : L6858K77).
(10) Notons que l'incrimination de racolage est même abrogée par cette loi d'avril 2016.
(11) Cass. crim., 5 février 2014, n° 12-80.154, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5811MDL).
(12) Par ex. : Cass. crim., 11 mars 2014, n° 12-88.131, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9407MGI) ; Cass. crim., 24 juin 2014, n° 13-84.478, F-P+B+I (N° Lexbase : A7734MRU) ; Cass. crim., 3 novembre 2015, n° 14-80.844, FS-P+B (N° Lexbase : A0309NWD) ; Cass. crim., 17 février 2016, n° 15-80.634, FS-P+B (N° Lexbase : A4639PZT).
(13) Cass. crim., 18 juin 1991, n° 90-85.886 (N° Lexbase : A3519ACC). V. égal. Cass. crim. 6 février 1962, Bull. crim. n° 77.
(14) CEDH, 11 février 2003, Req. 56568/00, § 41. Pour une condamnation de la France pour atteinte à la présomption d'innocence à la suite d'un appel de la partie civile et alors que le prévenu était décédé, v. CEDH, 12 février 2012, Req. 18851/07 (N° Lexbase : A4128IIQ), RSC, 2012.695, obs. Damien Roets.
(15) Sébastien Fucini, Appréciation de la faute civile en cas de relaxe et d'appel de la seule partie civile, Dalloz Actualité, 10 mars 2016.
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