Réf. : CEDH, 3 mai 2011, Req. 56759/08 (N° Lexbase : A2837HQ7)
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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux
le 12 Mai 2011
L'arrêt "Negrepontis-Giannis c/ Grèce" n'est pas la première décision rendue par la Cour de Strasbourg sur cette question délicate. Combiné avec l'arrêt "Wagner et J.M.W.L. c/ Luxembourg" du 28 juin 2007 (2), il permet de considérer qu'il existe désormais, en droit européen, une obligation pour les Etats de reconnaître les effets des jugements étrangers établissant un lien familial, même si ceux-ci sont contraires à l'ordre public national. Cette reconnaissance suppose cependant que le lien établi par le jugement en cause corresponde à une vie familiale effective.
I - L'obligation de reconnaître les jugements étrangers établissant un lien familial
La Cour européenne des droits de l'Homme, comme elle le fait désormais systématiquement dans les affaires dans lesquelles est en cause une filiation adoptive, rappelle au préalable que, si le droit d'adopter ne figure pas en tant que tel au nombre des droits garantis par la Convention, les relations entre un adoptant et un adopté sont en principe de même nature que les relations familiales protégées par l'article 8 (N° Lexbase : L4798AQR), l'adoption conférant à l'adoptant les mêmes droits et obligations que ceux d'un père ou d'une mère à l'égard de son enfant légitime (3).
La Cour note, en outre, que les droits successoraux entre enfants et parents, en cause en l'espèce, sont si étroitement liés à la vie familiale qu'ils tombent sous le coup de l'article 8, comme elle l'affirme depuis l'arrêt "Marckx c/ Belgique" du 13 juin 1979 (4). Elle précise, également, que la question du nom, qui constitue l'un des effets du jugement d'adoption dont le requérant réclamait la reconnaissance en Grèce, entre également dans le champ d'application de l'article 8, au titre du droit à la vie privée et familiale.
L'obligation de reconnaître le jugement d'adoption prononcé à l'étranger est, en réalité, formulée par la Cour européenne de manière négative puisqu'elle se place sur le terrain de l'ingérence. En effet, elle "rappelle que, dans l'arrêt Wagner et J.M.W.L. c/ Luxembourg' du 28 juin 2007, elle a affirmé que le refus par les tribunaux luxembourgeois d'accorder l'exequatur d'un jugement d'adoption constituait une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale". La Cour européenne considère de la même façon dans l'arrêt du 3 mai 2011 qu'"il ne fait pas de doute que la vie privée et familiale du requérant a été perturbée par le refus des juridictions grecques de reconnaître son adoption, ce qui a constitué, de l'avis de la Cour une ingérence incontestable dans le droit protégé par l'article 8".
Dès lors que l'ingérence était qualifiée, il convenait de s'interroger sur le fait de savoir si elle était justifiée. Les autorités judiciaires grecques s'étaient fondées sur les dispositions de leur droit interne qui, comme c'est le cas en droit français, subordonne la force de chose jugée et la force exécutoire d'une décision étrangère à sa conformité à l'ordre public et aux bonnes moeurs. Au regard de ces dispositions, la Cour européenne considère que le refus de reconnaître le jugement d'adoption étranger était à la fois prévue par la loi et justifié par la volonté de protéger l'ordre public.
Il restait à apprécier la proportionnalité de l'atteinte au regard de l'objectif poursuivi. La Cour européenne rappelle d'emblée que, certes, dans le domaine en litige, les Etats jouissent d'une large marge d'appréciation et qu'elle ne saurait se substituer aux autorités grecques compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière d'adoption.
Elle se réfère cependant à l'arrêt "Wagner" dans lequel elle avait condamné le fait, pour les juges nationaux, d'être passés outre le statut juridique créé valablement à l'étranger. Elle conclut de la même manière dans l'arrêt du 3 mai 2011 en affirmant que "les motifs avancés par la Cour de cassation pour refuser de reconnaître l'adoption du requérant ne répond pas à un besoin social impérieux" et qu'en conséquence "ils ne sont donc pas proportionnés au but légitime poursuivi en ce qu'ils ont eu pour effet la négation du statut de fils adoptif du requérant".
La formule de la Cour européenne, se référant à un besoin social impérieux, peut susciter un doute quant à la généralité de la solution de cet arrêt. Dans le corps de celui-ci, la Cour insiste, en effet, sur la nature de la règle à laquelle le jugement d'adoption américain porte atteinte, à savoir l'interdiction faite aux prêtres d'adopter. Cette règle est fondée sur des dispositions de nature ecclésiastique datant, en outre, comme le souligne la Cour elle-même, des septième et neuvième siècle, et dont la portée en droit positif fait l'objet de dissensions. Il est relevé dans l'arrêt que les juges dissidents de la Cour de cassation ont souligné que la question ne se heurtait pas à une règle d'une importance fondamentale majeure et reflétant une conviction sociale et religieuse ferme en Grèce. Il résulte de cette analyse que la contrariété à l'ordre public évoquée par les autorités nationales pour refuser de reconnaître le jugement d'adoption pouvait être contestable aux yeux de la cour. Dans le même sens, la Cour européenne avait, dans l'arrêt "Wagner", mis implicitement en cause la pertinence, au fond, du motif de refus de la reconnaissance du jugement péruvien prononçant l'adoption, lequel résidait dans l'interdiction faite en droit interne à une personne célibataire d'adopter. La Cour avait, en effet, fait observer qu'en la matière, la situation se trouve à un stade avancé d'harmonisation en Europe, une étude de la législation des Etats membres révélant que l'adoption par les célibataires est permise sans limitation dans la majorité des quarante-six pays. Elle avait, en outre, précisé qu'il existait au Luxembourg, avant les faits litigieux, une pratique selon laquelle les jugements péruviens ayant prononcé une adoption plénière étaient reconnus de plein droit au Luxembourg.
Ainsi, dans les deux arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme condamnant un refus de reconnaissance d'un jugement étranger d'adoption, le motif avancé par les autorités nationales ne fait pas l'objet d'un consensus. Cette limitation de la portée de la condamnation européenne conduit à se demander si le juge européen adopterait la même solution dans l'hypothèse de la filiation d'un enfant né d'une mère porteuse, puisque la prohibition de la maternité de substitution qui motive ce refus est, quant à lui, pour l'instant au moins, objet d'un consensus parmi les Etats du Conseil de l'Europe.
II - La condition de l'effectivité de la vie familiale établie par le jugement
La reconnaissance des effets du jugement étranger en Grèce est subordonnée par le juge de Strasbourg à l'effectivité du lien unissant l'adoptant et l'adopté.
La Cour affirme, tout d'abord, dans l'arrêt du 3 mai 2011 que, "pour les besoins de la présente affaire, il lui suffit de constater que les autorités judiciaires avait émis un acte d'adoption et que cet acte était censé produire des effets dans la vie quotidienne du requérant et de sa famille". Elle ajoute que celui-ci "n'a jamais été remis en cause par le requérant". Par cette formule, la Cour paraît souligner la légalité du jugement étranger et le fait qu'il établissait un lien correspondant à une relation familiale effective.
Selon la Cour européenne, le fait que l'adopté et l'adoptant n'aient pas entrepris, avant le décès de ce dernier, des démarches communes dans le but de voir reconnaître le jugement d'adoption en Grèce, ne peut avoir d'influence sur le lien juridique et effectif qui les unissait, même si ce défaut de reconnaissance impliquait l'ignorance, par les frères et soeurs du défunt, du lien de filiation adoptive.
Surtout, au moment d'apprécier la proportionnalité du refus de l'Etat grec de reconnaître le jugement d'adoption, la Cour relève que l'adoption a duré 24 ans avant que la Cour de cassation n'y mettre un terme par ses arrêts et que "les parties n'ont fourni aucun élément tendant à démontrer que la réalité des liens entre le requérant et son père adoptif ait été mis en cause avant que la question de la succession se pose". Il est précisé, à plusieurs reprises dans l'arrêt, que l'adoption prononcée aux Etats-Unis correspondait à une volonté des deux personnes concernées et particulièrement de l'adoptant d'officialiser une relation affective et effective. Ce dernier avait clairement exprimé sa volonté de faire de son neveu son héritier.
La réalité de la filiation consacrée par le jugement dont la reconnaissance est en cause constitue ainsi une condition de l'obligation de l'Etat de lui faire produire effet sur son territoire. Ce n'est en effet pas seulement le fait de ne pas avoir exécuté une décision de justice, même étrangère, qui est condamné par la Cour européenne ; la cour considère par ailleurs que "compte tenu des textes sur lesquels s'est fondé la Cour de cassation pour refuser de donner effet à la décision d'adoption, et des conclusions de la Cour à cet égard sous l'angle de l'article 8 de la Convention, le principe de proportionnalité n'a pas été non plus respecté sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR)". L'ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale se caractérise, au regard de l'article 8 de la Convention, par le fait que le refus de faire produire des effets au jugement d'adoption empêche le requérant de bénéficier des différents effets juridiques de la vie familiale en cause, en l'espèce les droits successoraux et le droit au nom. La réalité de la vie familiale constitue ainsi, selon la Cour européenne, à la fois une condition de la reconnaissance du jugement étranger mais également l'objectif poursuivi par cette reconnaissance, c'est-à-dire permettre à l'enfant de bénéficier de tous les effets du lien de filiation judiciairement établi.
De ce point de vue, il est possible que la Cour européenne condamne le refus de la France de reconnaître la filiation établie à l'étranger des enfants nés à l'issue d'une convention de mère porteuse, d'autant que, contrairement à l'arrêt "Negrepontis-Giannis c/ Grèce", cette hypothèse concerne des mineurs et est donc également régie par le principe de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant qui a d'ailleurs largement fondé l'arrêt "Wagner c/ Luxembourg".
Toutefois, la Cour européenne pourrait considérer, contrairement à ce qu'elle a fait dans l'arrêt du 3 mai 2011 à propos de l'interdiction d'adopter des prêtres, que le refus de reconnaître les effets d'une convention de mère porteuse constitue un besoin social impérieux...
(1) Cass. civ. 1, 6 avril 2011, trois arrêts, n° 09-66.486 (N° Lexbase : A5705HMA), n° 10-19.053 (N° Lexbase : A5707HMC) et n° 09-17.130 (N° Lexbase : A5704HM9), FP-P+B+R+I ; nos obs., Convention de gestation pour autrui à l'étranger : l'intérêt de l'enfant sacrifié sur l'autel de l'ordre public, Lexbase Hebdo n° 436 du 14 avril 2011 - édition privée (N° Lexbase : N9639BRG).
(2) CEDH, 28 juin 2007, Req. 76240/01 (N° Lexbase : A5260EA3), RTDCiv., 2007, p. 738, obs. J.-P. Marguénaud.
(3) F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, PUF, 5ème éd, GACEDH, p. 523.
(4) CEDH, 13 juin 1979, Req. 6833/74 (N° Lexbase : A8858DMZ), GACEDH, comm. n° 49.
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