La lettre juridique n°439 du 12 mai 2011 : Éditorial

Liberté de la presse et secret de l'instruction : Orphée dit au revoir à Eurydice

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Liberté de la presse et secret de l'instruction : Orphée dit au revoir à Eurydice. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4392465-liberte-de-la-presse-et-secret-de-linstruction-orphee-dit-au-revoir-a-eurydice
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"La liberté de la presse présente des inconvénients. Mais moins que l'absence de liberté" avait pu dire François Mitterrand. Le trait d'esprit semble, bien que de bon sens, sensiblement ironique, lorsque l'on sait qu'un fait relevant de la vie privée du Président, mais aux implications nécessairement institutionnelles et publiques, fut soigneusement tu par la presse et les journalistes durant vingt ans ; ces derniers usant de leur liberté séculaire, comme retrouvée à l'annonce du décès du "promeneur du Champs de mars", à coup de logorrhée scripturale sur son état de santé, jusqu'à la publication obscène de sa photo sur son lit de mort... Certains auteurs ont pu parler d'un recul sensible de la vie privée face à la liberté de la presse ; surtout lorsque le seul remède à l'incontinence médiatique est l'octroi de dommages et intérêts aux victimes de l'atteinte. Mais, que voulez-vous, le mal est fait ! Et, il est même provisionné par certaines sociétés de presse à titre de coût inhérent à leur exploitation de la vie privée des autres (célébrités s'entend).

Alors, que dire de cet arrêt, rendu le 28 avril 2011, par la Cour de cassation qui retient que la publication par un journal hebdomadaire des extraits de procès-verbaux de l'enquête préliminaire diligentée par le Parquet de Nanterre dans l'affaire "Bettencourt", laquelle publication est interdite en vertu de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881, était de nature à causer un préjudice personnel à Mme B. ; et qui, à titre de réparation, confirme la provision de 10 000 euros prononcée par la cour d'appel de Paris au bénéfice de la victime ? Une énième affaire de violation du secret de l'instruction, l'article incriminé, "Affaire Bettencourt : comment gagner un milliard (sans se fatiguer)", publiant des extraits de procès-verbaux de l'enquête préliminaire ?

On pourrait juger, d'ailleurs, sévère la condamnation de l'hebdomadaire, si l'on se souvient du déchaînement médiatique qu'a entraîné l'affaire en cause, impliquant jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat. On pourrait, également, se rappeler que les derniers contentieux afférents au secret de l'instruction et à l'article 11 du Code de procédure pénale sont plutôt laxistes en la matière. Le 5 mai 2008, le Conseil d'Etat estimait que la communication du rapport sur l'effondrement du terminal de l'aéroport de Roissy n'est pas susceptible de porter atteinte au secret de l'instruction ; le 13 octobre 2009, la Cour de cassation a jugé que la prérogative permettant à l'Autorité de la concurrence de demander aux juridictions d'instruction et de jugement la communication des procès-verbaux ou rapports d'enquête ayant un lien direct avec des faits dont elle était saisie, lesquels étaient, à la suite de la notification des griefs, communiqués aux parties et soumis au débat contradictoire, ne constituait pas par elle-même une atteinte au principe de l'égalité des armes ; et le 7 janvier 2010, la même Cour a déclaré que les dispositions des articles 11 et 197 du Code de procédure pénale étaient sans application après la clôture de l'instruction et que la partie civile était en droit de communiquer à des tiers pour les besoins de leur défense dans une procédure commerciale, les copies des pièces de la procédure pénale... Et, se réjouir que la Haute juridiction, tel Orphée, veuille bien ramener le secret de l'instruction des Enfers, en confirmant cette condamnation sur le terrain de l'article 38 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, disposition dérogatoire qui rappelle combien les impératifs d'une bonne administration de la justice interdisent certaines publications faites au cours des différentes étapes de la procédure judiciaire. Et, puisque toute reproduction, même partielle, comme dans l'article déféré, du contenu des actes est incriminée selon une jurisprudence constante, l'affaire était entendue -avant même d'avoir été jugée !-.

Mais, on pourrait également être interpellé par la disparition programmée du secret de l'instruction, du fait, tout simplement, de la disparition annoncée du juge d'instruction. Certains, le Garde des Sceaux en tête, ont pu estimer caduc ce secret, la réforme de la procédure pénale en préparation rendant "effectivement un peu inutile cette idée de secret de l'instruction". Et, certains magistrats de se réjouir, à l'unisson du Président de la République, de la "disparition du secret de Polichinelle" : "Si le secret de l'instruction n'existe plus, si personne ne le respecte, alors il est inutile de maintenir dans le code cette fiction". Le comité "Léger" sur la réforme des procédures pénales souhaite, d'ailleurs, "afin de clarifier la situation", supprimer ce secret, "souvent considéré comme fictif", mais "maintenir le secret professionnel et les sanctions qui s'y attachent".

Pourtant, quelque symbolique puisse paraître le maintien du secret de l'instruction, au regard de la pratique et du large champ d'application du secret professionnel, au point que Christophe Régnard, secrétaire général de l'Union syndicale des magistrats et juge d'instruction, prévienne que "si l'on fait sauter ce verrou, même intellectuel, ça va être la porte ouverte à la divulgation de tout et n'importe quoi dans la presse", c'est nécessairement le régime d'indemnisation des victimes qui pourrait bien également en pâtir.

En effet, l'atteinte au secret de l'instruction par voie de presse est directement sanctionnée par l'article 38 de la loi de 1881. Il faut, et il suffit, que le juge constate la violation du secret de l'instruction, pour qu'il retienne, dès lors, un préjudice à l'encontre de la victime et prononce une indemnisation. L'arrêt du 28 avril 2011 ne procède pas autrement quand il estime que, faisant une exacte application de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, la cour d'appel avait, sans se contredire, pu en déduire, dès lors que des actes dressés par les services de police au cours d'une enquête sont des actes de procédure au sens de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881, que Mme B. était fondée à invoquer, du seul fait de cette publication, un préjudice personnel.

Or, la loi relative à la liberté de la presse ne recèle aucune réserve à l'égard de la violation du secret professionnel. Certes, l'article 226-13 du Code pénal, auquel renvoie pourtant l'article 11 du Code de procédure pénale pour le quantum des sanctions pénales, incrimine la violation du secret professionnel ; mais, il appartient à la victime supposée préjudiciée d'apporter le preuve d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité... sans compter la question épineuse de l'évaluation du préjudice qui, dans le cadre du secret de l'instruction, est souvent moral. En clair, toute la charge de la preuve pèse sur la victime de la violation et, contrairement à ce qu'avait pu affirmer Christophe Régnard, "les mêmes personnes se plaindront quand il y aura divulgation dans la presse et les mêmes poursuites auront lieu", mais le fondement de l'action diffèrera et les conséquences pécuniaires ne seront pas a fortiori les mêmes.

Par ailleurs, la Cour de cassation a pu reconnaître, notamment en 2004, que le caractère absolu du secret professionnel ne saurait contrevenir aux dispositions de l'article 6 § 1 (procès équitable) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme -disposition fourre tout s'il en est-... Et, si l'on ajoute les prescriptions de Tracfin, les atteintes légales au secret médical et les difficultés croissantes pour un avocat, notamment, à assurer le secret de ses correspondances, le moins que l'on puisse dire est que la protection du secret de l'instruction placée sous l'égide du secret professionnel pourrait être aussi poreuse que la protection de ce dernier.

Et, qu'on se le dise, le secret de l'instruction n'est en rien un "secret de Polichinelle" ! Seuls les protagonistes de l'affaire sont au courant du secret en cause et chacun d'entre eux sait ce que l'autre sait : c'est le propre d'un débat contradictoire et d'un procès équitable. En revanche, porter sur la place publique un tel secret, au risque de violer également, et bien souvent, la présomption d'innocence fausse, nécessairement, le débat. Qu'y a-t-il de commun entre le secret de l'instruction et celui qui est confié à ce roi qui ignorait tout de l'infirmité d'un seigneur à l'adresse duquel Polichinelle vouait une détestation (une infirmité fantoche -ce seigneur aurait le corps couvert de plumes- et divulguée à chacun des courtisans, sous le sceau du secret à chaque fois, si bien que tous étaient au courant, mais ne savaient pas que l'autre avait également connaissance du même secret) ?

Mais que voulez-vous : la révélation est légitime lorsqu'elle porte sur des faits appartenant à l'Histoire (CA Paris, 30 juin 1961) ou relevant de l'actualité judiciaire (TGI Paris, 6 décembre 1979). Et, assurément l'affaire "Bettencourt", affaire d'Etat, relève désormais tant de l'Histoire que de l'actualité judiciaire ; actualité judiciaire qui fit les choux gras d'une presse du XIXème siècle consacrée par la loi de 1881. Ainsi, défaire le lien intime entre la presse et l'actualité judiciaire relève, peut-être tout simplement, de l'onirisme. Comme Orphée remontant les limbes de l'Hadès avec Eurydice, la Cour de cassation contemplant, une dernière fois, le secret de l'instruction pourrait bien ne plus jamais le revoir... sous quelque forme que ce soit.

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