La lettre juridique n°439 du 12 mai 2011 : QPC

[Evénement] La question prioritaire de constitutionnalité en matière fiscale

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N1557BSH

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par Vincent Dussart, Professeur à l'Université Toulouse I - Capitole.

le 12 Mai 2011

Dès sa mise en place, il avait été envisagé la question prioritaire de constitutionnalité trouverait de nombreuses applications en droit fiscal. Et, en effet, Marc Guillaume, Secrétaire général du Conseil constitutionnel, constate que le droit fiscal a été, avec le droit pénal, la matière qui a fourni le plus de QPC (1). Ceci tient, d'abord, à une raison essentiellement qualitative, liée à l'importance de la place occupée par le contentieux fiscal dans l'activité des juridictions administratives. Il existe de nombreuses dispositions fiscales qui ont échappé au contrôle de constitutionnalité classique, ab initio, de l'article 61 de la Constitution (N° Lexbase : L0890AHG). Même si depuis 1974, les lois de finances et, dans une moindre mesure, les lois de finances rectificatives font l'objet de saisines quasi systématiques, la totalité des dispositions fiscales n'ont pas été, loin s'en faut, examinées par les juges de la rue Montpensier. A cela s'ajoutent les dispositions fiscales plus anciennes. De plus, quelques lois de finances n'ont, tout simplement, pas fait l'objet d'un tel contrôle. Ainsi, récemment, les lois de finances initiales pour 2007, 2008 et 2009 n'ont pas été soumises au Conseil.

Lors de l'adoption des mesures constitutionnelles (Const., art. 61-1 N° Lexbase : L5160IBQ), puis organiques (ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 32-1 et suivants N° Lexbase : L0276AI3), qui ont permis la mise en oeuvre de la question prioritaire de constitutionnalité, de nombreux observateurs et acteurs entendus lors des auditions parlementaires ont souligné l'utilité et l'intérêt qu'aurait ce nouveau droit ouvert au justiciable. Ainsi, Guy Carcassonne, Professeur à l'Université Paris X-Nanterre, indiquait devant la Commission de l'Assemblée nationale : "[...] il y a sans doute des filons' : le droit fiscal et, surtout, le droit douanier sont très menacés (2)". De même, Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation, précisait, lors de son audition par la même commission : "cette réforme concerne toutes les lois promulguées qui n'ont pas été soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, ce qui pourrait concerner de nombreuses dispositions fiscales ou douanières, mais aussi pénales (3)".

La pratique semble avoir donné raison, en partie, à ces dires. Ainsi, "l'essentiel des questions prioritaires de constitutionnalité enregistrées au Conseil d'Etat concerne la matière fiscale, qui représente environ 35 % du total. [...] La place du contentieux fiscal est encore plus déterminante au niveau des cours et des tribunaux administratifs : 64 % des questions prioritaires de constitutionnalité enregistrées et 54 % des questions transmises au Conseil d'Etat portent sur cette matière (4)". On peut également illustrer ce succès apparent par le constat de Jean-Louis Nadal dès le mois d'octobre 2010 : "Plus de cinquante questions ont porté sur les visites domiciliaires effectuées sur le fondement de l'article L. 16 B du LPF (N° Lexbase : L0549IHS) (5) ". Les saisines des juges du fond sont donc nombreuses en matière fiscale. Au 6 mai 2011, vingt-deux questions prioritaires de constitutionnalité avaient été examinées par le Conseil constitutionnel en matière fiscale, sur un total de cent six questions, représentant un traitement d'environ 20 %. Il y a donc une réelle utilisation de ce contrôle de constitutionnalité en matière fiscale.

Nous vous proposons de tirer un premier bilan de l'application de la nouvelle procédure en matière fiscale. Dans un premier temps, nous rappellerons les principes fondamentaux du droit fiscal constitutionnel sur lesquels s'appuie le Conseil constitutionnel. En effet, les arguments juridiques ne manquent pas aux contribuables et à leurs conseils. Il faudra, ensuite, préciser quels sont les premiers apports de cette nouvelle procédure au droit fiscal au travers l'examen des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. En revanche, nous ne reviendrons pas ici sur les aspects généraux de la procédure qui ont été traités par les autres intervenants.

I - Les arguments susceptibles d'être invoqués en matière fiscale

Le droit fiscal repose sur des sources constitutionnelles nombreuses et variées (6). Le Conseil constitutionnel doit faire application de nombreux principes, dégagés par sa propre jurisprudence, en plus des textes constitutionnels qui sont, finalement, très généraux. Trois grandes séries de règles ont valeur constitutionnelle : le principe de la légalité de l'impôt, le principe de la nécessité de l'impôt et le principe d'égalité des contribuables devant l'impôt. L'ensemble de ces principes est fondé sur l'interprétation parfois audacieuse des articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (N° Lexbase : L6813BHS). Le droit fiscal est moins sensible que d'autres domaines du droit à l'influence du droit communautaire. Dès lors, tout l'intérêt de la question prioritaire de constitutionnalité apparaît. De plus, la révision constitutionnelle de 2008 (loi n° 2008-103 du 4 février 2008, modifiant le titre XV de la Constitution N° Lexbase : L7923H3T) n'a pas transféré le contrôle de la conventionalité des lois au Conseil constitutionnel, même si, comme l'indiquent les Professeurs Jean et Jean-Eric Gicquel, "la symétrie avec le contrôle de conventionalité est rétablie (7)". Ce contrôle reste de la compétence du juge judiciaire ou du juge administratif, même lorsque la loi concerne des droits fondamentaux. Par conséquent, l'intérêt pour la question prioritaire de constitutionnalité ne peut qu'être renforcé pour les praticiens du droit fiscal par ce fait.

L'article 61-1 de la Constitution dispose que la question prioritaire de constitutionnalité ne peut porter que sur "les droits et libertés que la Constitution garantit". Ainsi, il ne saurait être question d'invoquer l'inconstitutionnalité d'une question directement liée aux mesures d'adoption de la norme législative. On sait que. Même si la législation fiscale se trouve essentiellement contenue dans les lois de finances, il n'est pas possible de soulever la question des principes budgétaires de sincérité, de spécialité, d'unité ou encore d'universalité budgétaire, comme le rappelle Florence Deboissy. De même, il apparaît impossible de soulever la constitutionnalité des éventuels "cavaliers budgétaires" contenus dans les lois de finances (8). En effet, il s'agit de principes et de règles qui ne concernent que les relations entre les deux assemblées et le Gouvernement, et qui ne mettent pas en cause les droits et libertés fondamentaux.

L'impossibilité de soulever des questions relatives au principe de la légalité de l'impôt est le premier point qu'il convient d'évoquer. Dès l'adoption du nouveau dispositif, la possibilité, pour les contribuables, d'utiliser le principe de la légalité fiscale a été écarté. En effet, le champ d'application de la question prioritaire de constitutionnalité est limité au respect des droits et libertés garantis par la Constitution. Or, le principe de légalité découle de l'article 14 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, repris par l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 (N° Lexbase : L0860AHC) qui donne compétence quasi exclusive au législateur qui prévoit que la matière fiscale est réservée au pouvoir législatif. Ce principe est solidement établi, même si le Gouvernement est à l'origine de la législation fiscale. En effet, comme il a déjà été indiqué plus haut, l'essentiel de cette législation se trouve dans les lois de finances (initiale ou rectificative), dont l'initiative appartient exclusivement au pouvoir exécutif, en application de l'article 38 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (loi n° 2001-692 N° Lexbase : L1295AXA), mais aussi des articles 39 (N° Lexbase : L0865AHI) et 47 (N° Lexbase : L0873AHS) de la Constitution (9). Il n'en demeure pas moins que le principe de la légalité de l'impôt reste un principe à valeur constitutionnelle que le Conseil constitutionnel fait respecter dans son contrôle a priori. La Haute juridiction constitutionnelle a eu l'occasion, dans la première question prioritaire de constitutionnalité en matière fiscale dont elle eut à connaître, de se prononcer sur le principe de légalité (10). La question portait sur la conformité à la Constitution de l'article 273-I alinéa 1-3° du CGI (N° Lexbase : L5384HLY). Le justiciable a soulevé deux griefs relatifs au problème de l'incompétence négative du législateur. Le premier touchait à la méconnaissance par celui-ci de l'étendue de ses attributions, le second à la délégation inconstitutionnelle de sa compétence au pouvoir réglementaire. Reprenant le sens des travaux parlementaires opérés lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Conseil a fixé une règle de principe, applicable à tout litige : "la méconnaissance du législateur ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit". Le Conseil constitutionnel a fait application de cette règle générale à la matière fiscale. Il a jugé que les dispositions de l'article 14 de la Déclaration de 1789, relatives au consentement à l'impôt, mises en oeuvre par l'article 34 de la Constitution, "n'instituent pas un droit ou une liberté qui puisse être invoqué, à l'occasion d'une instance devant une juridiction, à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution".

Le principe d'égalité devant l'impôt sera largement utilisé dans les années à venir au soutien des recours. Ce principe est essentiellement fondé sur l'article 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (11), mais aussi l'article 6 : "pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés". Sous cet angle, le traitement fiscal différencié des contribuables peut faire l'objet de contestations, même si le Conseil a précisé que le principe d'égalité ne s'opposait pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes. De plus, il est admis que déroger au principe d'égalité au nom de l'intérêt général, est valable et peut résulter d'un intérêt budgétaire ! Dans tous les cas, la différence de traitement doit être en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit (12).

En troisième lieu, la question de la rétroactivité en matière fiscale pourrait être soumise au juge constitutionnel. Cette question entre, on le sait, dans le cadre plus général de la sécurité juridique. Il n'existe pas d'interdiction constitutionnelle de principe de la rétroactivité en matière fiscale. Cependant, le Conseil a posé certaines limites : le législateur peut adopter des dispositions rétroactives en considération d'un motif d'intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles (13). Le caractère disproportionné d'une disposition légale rétroactive pourrait, ainsi, être mis en cause dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité.

Un quatrième angle d'attaque pour les justiciables réside dans la problématique de la proportionnalité des sanctions fiscales. Dans une décision du 30 décembre 1997, le Conseil constitutionnel avait jugé que : "nonobstant les garanties de procédure dont il est ainsi assorti, ce nouvel article pourrait, dans nombre de cas, donner lieu à l'application de sanctions manifestement hors de proportion avec la gravité de l'omission ou de l'inexactitude constatée, comme d'ailleurs avec l'avantage qui en a été retiré (14)". Dès lors, il ne serait pas étonnant de voir des sanctions contestées sur ce fondement.

Il est, à l'heure actuelle, impossible d'invoquer des objectifs à valeur constitutionnelle à l'appui des questions prioritaires de constitutionnalité. Cependant, certains pourraient s'avérer intéressants à terme. On peut notamment évoquer l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Ainsi, dans la décision n° 2003-473 DC, le Conseil constitutionnel a jugé que "l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen et la garantie des droits requise par son article 16 ne seraient pas effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables et si ces règles présentaient une complexité inutile". Il n'a, toutefois, prononcé aucune censure sur ce fondement. De plus, le Conseil a instauré une exigence complémentaire : la nécessité pour une loi de ne pas être rédigée de façon excessivement complexe. La loi de finances pour 2006 prévoyait un plafonnement global des avantages fiscaux (appelés couramment "niches fiscales"). L'article 78 de cette loi de finances pour 2006 a été censuré au titre de la complexité excessive de la loi, et ce sans se référer explicitement au principe de clarté ou à l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité, même si cette exigence de non-complexité excessive concrétise l'un des aspects de l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi. Impossible de l'utiliser pour l'instant, mais nous espérons une inflexion de la politique du Conseil constitutionnel pour l'avenir.

II - Réflexions sur les vingt-trois questions prioritaires de constitutionnalité rendues en matière fiscale depuis le 1er mars 2010

Depuis le 1er mars 2010, le Conseil a rendu vingt-trois décisions en matière fiscale (15). Cinq d'entre elles ont abouti à des déclarations d'inconstitutionnalité : la première est issue de la décision n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 (N° Lexbase : A7696GBN), dans laquelle le Conseil a invalidé des dispositions sur la base du principe d'égalité devant les charges publiques. Elle concernait la Compagnie agricole de la Crau, qui était soumise à un prélèvement fiscal dérogatoire issu d'une loi de 1941. La seconde décision n° 2010-78 QPC, en date du 10 décembre 2010 (N° Lexbase : A7113GME), a remis en cause le principe de l'intangibilité du bilan d'ouverture. La troisième décision a mis fin à la publication et l'affichage automatique des jugements de fraude fiscale en application du quatrième alinéa de l'article 1741 du CGI (N° Lexbase : L1670IPK) ; Cons. const., décision n° 2010-72/75/82 QPC, 10 décembre 2010 N° Lexbase : A7111GMC). Le 21 janvier 2011, la décision n° 2010-88 QPC a invalidé une partie de l'article 168 du CGI (N° Lexbase : L2378IPR), relatif à la taxation des éléments du train de vie. Enfin, la dernière déclaration d'inconstitutionnalité n° 2010-97 QPC du 4 février 2011 (N° Lexbase : A1690GRZ), est relative à la taxe sur l'électricité. Cette dernière décision devrait voir un effet limité puisque les taxes sur l'électricité ont été réformées dans la loi de finances initiale pour 2011.

La première décision du 14 septembre 2010 concernait, en pratique, une seule société agricole et a, par conséquent, eu un effet également limité. Seules les trois autres décisions d'annulation ont une portée plus large et, pour tout dire, plus intéressante. La décision n° 2010-78 a montré que le Conseil pouvait s'attaquer à la question complexe de l'intangibilité du bilan d'ouverture. On rappellera que toute société doit établir un bilan à l'ouverture d'un exercice. Celui-ci doit être identique à celui établi à la clôture de l'exercice précédent, en application de l'article L. 123-19 du Code de commerce (N° Lexbase : L5577AIE). Si une erreur a été commise, elle doit être corrigée selon la règle de la "correction symétrique des bilans" et remontée jusqu'au bilan de l'exercice au cours duquel lequel l'erreur a été commise. Depuis une décision du Conseil d'Etat du 7 juillet 2004 (16), les erreurs pouvaient être corrigées sans que s'applique la limitation dans le temps au dernier exercice prescrit. Par l'article 43 de la loi de finances rectificative pour 2004 (17), le législateur a rétabli, sous certaines conditions, le principe d'intangibilité. Pour les impositions établies avant le 1er janvier 2005, l'article 43-IV de la loi de finances rectificative pour 2004 (loi n° 2004-1485, 30 décembre 2004, de finances rectificative pour 2004 N° Lexbase : L5204GUB) a maintenu, au profit de l'Etat uniquement, et à l'exclusion du contribuable, le bénéfice des conséquences de la jurisprudence du Conseil d'Etat du 7 juillet 2004. La société requérante contestait le fait que seul le contribuable soit privé du bénéfice de cette jurisprudence. Le Conseil constitutionnel a annulé la disposition litigieuse après avoir constaté qu'elle portait atteinte à l'équilibre des droits des parties. Il s'est fondé sur la violation de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

La décision n° 2010-72/75/82 qui a invalidé les dispositions du quatrième alinéa de l'article 1741 a sanctionné une peine obligatoire qui consistait dans l'affichage d'un jugement de fraude fiscale en mairie et sur la porte des locaux professionnels du condamné. Plusieurs requérants avaient soulevé cette question. Il s'est agit à la fois de faire disparaître une peine non modulable et ressentie comme infamante par les contribuables.

A la lecture de ces décisions d'inconstitutionnalité, on peut constater que ce sont des décisions qui n'impactent pas fondamentalement le droit fiscal matériel, et donc le calcul de l'impôt. Elles concernent surtout le droit fiscal formel, et portent sur des points particuliers. Il n'y a pour l'instant pas eu de révolution fiscale majeure, contrairement à ce que pouvaient espérer certains contribuables et leurs conseils.

Ainsi, le Conseil n'a pas souhaité se substituer au législateur, dans ce domaine comme dans d'autres, ni initier de réformes fiscales d'ampleur.

Le Conseil constitutionnel a d'abord fermé tout un angle d'attaque qui aurait pu s'avérer redoutable pour la stabilité de la législation fiscale : l'incompétence négative du législateur (Cons. const., décision n° 2010-5 QPC,18 juin 2010 N° Lexbase : A9571EZI). Dans cette affaire était en cause la conformité à la Constitution de l'article 273 I alinéa 1 du CGI (N° Lexbase : L5384HLY). Les requérants avaient soulevé deux griefs relatifs à la méconnaissance, par le législateur, de l'étendue de ses propres attributions, et à la délégation de sa compétence au pouvoir réglementaire. Le Conseil a validé, en quelque sorte, les travaux parlementaires de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. L'incompétence négative ne peut donc être invoquée, sauf si un droit ou une liberté que la Constitution garantit est mis en jeu. Partant, le Conseil a jugé que l'article 14 de la Déclaration des droits de l'Homme, relatif au consentement à l'impôt "n'institue pas un droit ou une liberté qui puisse être invoqué, à l'occasion d'une instance devant une juridiction, à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution". Cette décision est importante par son ampleur : de nombreuses dispositions fiscales auraient pu être contestées sur cette base.

Initialement, la Cour de cassation a été saisie de plus de cinquante questions relatives à l'article L. 16 B du LPF. Il était donc logique que la question des "perquisitions fiscales" prévues dans cet article arrive devant la juridiction constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation de plusieurs questions auxquelles il a répondu par deux décisions. Dans la première décision, en date du 30 juillet 2010, le Conseil a d'abord relevé que certaines des dispositions renvoyées par le juge a quo avaient déjà été jugées conformes à la Constitution. En effet, peuvent reparaître devant lui des dispositions déjà jugées conformes si un changement de circonstances de droit a eu lieu depuis. Ce n'était pas le cas ici. Cette décision a donc contribué, avec d'autres, à forger la politique des juges de la rue Montpensier sur cette question épineuse des changements de circonstances. Sur le fond, le Conseil n'a pas remis en cause le dispositif modifié de l'article L. 16 B du LPF, en jugeant que les dispositions introduites par la loi du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (loi n° 2008-776 N° Lexbase : L7358IAR) ne sont pas contraires au droit à un recours juridictionnel effectif protégé par l'interprétation de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen. Il faut ajouter que le Conseil a prononcé un non-lieu à statuer dans une deuxième décision du 6 août 2010 : "considérant que, par sa décision susvisée du 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les 1° et 3° du paragraphe IV de l'article 164 de la loi du 4 août 2008 susvisée ; que, par suite, il n'y a pas lieu d'examiner la question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions". La jurisprudence concernant l'article L. 16 B du LPF semble donc bien verrouillée par le Conseil.

Des saisines en matière d'impôt de solidarité de la fortune étaient attendues en raison des contestations nombreuses, portant tant sur le principe que sur les modalités de cette imposition (18). La première question prioritaire de constitutionnalité en la matière est venue, non de la Cour de cassation comme on aurait pu le penser, mais du Conseil d'Etat. En effet, ce dernier a été saisi d'un recours pour excès de pouvoir contre une instruction fiscale. A l'occasion de ce recours, une question prioritaire de constitutionnalité a été posée. Trois griefs ont été soulevés à propos de l'impôt de solidarité sur la fortune. Le principe d'égalité devant l'impôt a été invoqué contre la différence de traitement entre les contribuables mariés et les concubins notoires, d'une part, et les personnes ne vivant pas en concubinage notoire, d'autre part. Le Conseil a répondu à cet argument que ces dernières personnes bénéficient chacune de la franchise d'imposition dont les premières ne bénéficient, ensemble, qu'une seule fois. En fait, déjà examiné cette question avait déjà été examinée par lui dans la décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981 (N° Lexbase : A8033ACI). Le fait que la décision concernait l'impôt sur les grandes fortunes et non l'impôt de solidarité sur la fortune ne marque pas un changement de circonstances majeures impliquant la reconsidération de la constitutionnalité de la notion de foyer fiscal pour cet impôt. Toujours en ce qui concerne le foyer fiscal, le fait qu'il n'existe pas de personnalisation de l'impôt par le biais d'un système de quotient familial, comme pour l'impôt sur le revenu, n'est pas contraire au principe d'égalité. Selon les requérants, l'impôt de solidarité sur la fortune frapperait des biens non productifs de revenus et serait dès lors inconstitutionnel. Le Conseil a rappelé que cet impôt frappait le patrimoine même improductif de revenus. Il n'y aura donc pas de grand soir fiscal en ce qui concerne l'impôt de solidarité sur la fortune !

Les autres questions en matière fiscale semblent plus circonscrites dans leur objet mais n'en présentent pas moins un indéniable intérêt. Ainsi, par exemple, la décision "taxe sur les salaires", du 17 septembre 2010 (décision n° 2010-28 QPC N° Lexbase : A4759E97), a provoqué l'ire de certains praticiens. Le Conseil constitutionnel avait été saisi, le 24 juin 2010, par le Conseil d'Etat (CE, 8° et 3° s-s-r., 24 juin 2010, n° 338581 N° Lexbase : A2809E3G), d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par l'Association sportive Football Club de Metz sur la constitutionnalité de l'article 231 du CGI (N° Lexbase : L5250IME), relatif à la taxe sur les salaires. A nouveau était invoqué le principe d'égalité : le Conseil a estimé que le législateur pouvait assujettir de manière différente à la taxe sur les salaires des entreprises qui sont dans une situation différente. Il a ainsi pu ne soumettre à la taxe sur les salaires que les entreprises exonérées de TVA ou non soumises à cette taxe sur au moins 90 % de leur chiffre d'affaires. D'autre part, le montant de la taxe sur les salaires est calculé à partir d'un barème progressif, appliqué à la masse salariale imposable. En retenant ce critère, le législateur n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation. Ce dernier point est intéressant. Le Conseil a rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle "pour l'application du principe d'égalité devant l'impôt, la situation des redevables s'apprécie au regard de chaque imposition prise isolément". Dès lors, il a refusé de comparer la situation des entreprises soumises à la taxe sur les salaires et à la taxe sur la valeur ajoutée. A partir de là, il se contente d'un simple contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation. Le refus de comparer deux impositions pourtant liées a été très contesté en doctrine (19).

Une autre décision intéressante est celle relative aux centres de gestion agréés du 23 juillet 2010 (décision n° 2010-16 QPC N° Lexbase : A9194E4B). Le Conseil a été amené à se prononcer sur la conformité du 1° du 7 de l'article 158 du CGI (N° Lexbase : L1667IPG), qui institue une majoration de 25 % des bénéfices professionnels imposables à l'impôt sur le revenu pour les contribuables soumis au régime réel d'imposition qui n'adhèrent pas à un centre ou à une association de gestion agréé. Le Conseil a, d'abord, dû se prononcer sur le fait que la question prioritaire de constitutionnalité portait sur une disposition qui a, ensuite, été modifiée par le législateur. Mais cette disposition a été reconnue applicable au litige par le Conseil d'Etat. Pour le Conseil constitutionnel, le justiciable a, malgré tout, le droit de voir examinée la conformité de cette disposition à la Constitution. Le cas échéant, la décision d'inconstitutionnalité doit pouvoir, logiquement, lui bénéficier. La procédure doit ainsi conserver un "effet utile". Le Conseil a examiné la conformité du texte litigieux au regard du principe d'égalité devant les charges publiques. Le Conseil a rejeté ce grief de manière laconique : "qu'ainsi, la différence de traitement entre adhérents et non adhérents demeure justifiée à l'instar du régime antérieur et ne crée donc pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ; que le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité doit être rejeté". On peut, ici, indiquer que le Conseil motive ses décisions de manière très limitée. Les décisions apparaissent très courtes. Il serait appréciable que le Conseil puisse aller plus loin dans la motivation de ses décisions.

La question prioritaire de constitutionnalité est donc très utilisée en matière fiscale. Il apparaît, cependant, que le Conseil d'Etat, comme la Cour de cassation, jouent leur rôle de filtre avec une grande efficacité. Certains renvois sont encore en instance de jugement mais, malgré tout, les résultats ne sont, pour l'instant, pas à la hauteur de l'attente des praticiens de la fiscalité. L'enthousiasme est peut être en train de retomber en matière fiscale. Il n'y aura, sans doute, pas de décisions susceptibles d'entraîner des remboursements massifs d'impôt. Le Conseil constitutionnel pourra-t-il s'affranchir totalement du contexte économique de la France ? Comment sera appliquée la question prioritaire de constitutionnalité dans un contexte budgétaire difficile ? Pourrait-on imaginer qu'une décision puisse venir priver l'Etat de ressources fiscales importantes ? Cela est peu probable.


(1) Marc Guillaume, La question prioritaire de constitutionnalité et le droit fiscal, Revue de droit fiscal, 7 avril 2011, n° 14.
(2) Jean-Louis Warsmann, Rapport d'information n° 2838 sur l'évaluation de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, Assemblée nationale, Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, octobre 2010, p. 144.
(3) Ibid, p. 168.
(4) Ibid, p. 42, audition de Jean-Marc Sauvé.
(5) Ibid, p. 91, audition de Jean-Louis Nadal.
(6) Sur la question des sources, lire, notamment, Jean Lamarque, Olivier Négrin et Ludovic Ayrault, Droit fiscal général, Litec, 2010, pp. 286 à 329 ; Stéphane Caporal et Anne Jussiaume, Droit constitutionnel fiscal, Jurisclasseur administratif, Fascicule 1464.
(7) Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, 24ème édition, 2010, p. 748.
(8) Florence Deboissy, Question prioritaire de constitutionnalité : la fin d'un angle mort, Revue de droit fiscal 18 février 2010, n° 7, act. 42.
(9) Sur cette compétence exclusive, lire Jean-Luc Saidj et Luc Saidj, Finances publiques, 6ème édition, Editions Dalloz, 2009, p. 315.
(10) Décision n° 2010-5 QPC, du 18 juin 2010 (N° Lexbase : A9571EZI ; lire Laurence Ladoux, Question prioritaire de constitutionnalité : le principe du consentement à l'impôt n'est pas invocable, Les nouvelles fiscales n° 1051, 1er septembre 2010, p. 3 ; RJF, octobre 2010, n° 940).
(11) Sur ce principe, lire, notamment, Didier Ribes, Le principe d'égalité fiscale, Revue juridique de l'entreprise publique, 2008, n° 650, pp. 3-9 ; Eric Meier et Guillaume-Henri Boucheron, Les droits et libertés constitutionnels en matière fiscale, Revue de droit fiscal, 2010, n° 12, pp. 14-34.
(12) Cons. const., décision n° 87-232 DC, 7 janvier 1988 (N° Lexbase : A8176ACS) ; Cons. const., décision n° 2001-456 DC, 27 décembre 2001 (N° Lexbase : A7029AXM) ; et Cons. const., décision n° 2002-464 DC, 27 décembre 2002 (N° Lexbase : A2081DIW).
(13) Cons. const., décision n° 2001-453 DC, 18 décembre 2001 (N° Lexbase : A6598AXN).
(14) Cons. const., décision n° 97-395 DC, 30 décembre 1997 (N° Lexbase : A8445ACR).
(15) Toutes ces décisions sont disponibles en ligne sur le site internet du Conseil constitutionnel, accompagnées d'un dossier documentaire.
(16) CE Assemblée, 7 juillet 2004, n° 230169, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0698DD9).
(17) Loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004, de finances rectificative pour 2004.
(18) Lire, notamment, sur cette question, Wanda Mastor, L'impôt de solidarité sur la fortune à l'épreuve de la Constitution, Recueil Dalloz, 12 mai 2005, n° 19, pp. 1257-1260.
(19) Dominique Villemot, L'erreur manifeste d'appréciation. A propos de Cons. const., décision n° 2010-28 QPC, 17 septembre 2010. Feuillet Rapide, 2010, n° 40, p. 31-32.

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