La lettre juridique n°660 du 23 juin 2016 : Domaine public

[Jurisprudence] L'admission sous conditions du bail à construction sur le domaine public (à propos de l'incinérateur de Fos-sur-Mer)

Réf. : CE 2° et 7° ch-r., 11 mai 2016, n° 390118, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6849RNY)

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N3279BWD

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par Pierre Bourdon, Maître de conférences, Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

le 23 Juin 2016

Dans une décision rendue le 11 mai 2016, le Conseil d'Etat reconnaît la faculté pour une personne publique de conclure sur le domaine public un bail à construction de l'article L. 251-1 du Code de la construction et de l'habitation (N° Lexbase : L1055HPR). Il a toutefois constaté l'irrégularité dans la présente affaire du bail relatif à l'incinérateur de Fos-sur-Mer, dans le département des Bouches-du-Rhône. La décision laisse cependant une voie ouverte à la régularisation dudit bail, ce qui devrait satisfaire la métropole d'Aix-Marseille-Provence qui a tout récemment remplacé la communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole dans le paysage administratif local. La métropole d'Aix-Marseille-Provence (AMP) a été officiellement créée le 1er janvier 2016. Elle regroupe 92 communes et compte à peu près 1,8 million d'habitants, ce qui représente déjà 37 % de la population de la région PACA (4,965 millions), et même 93 % de celle du département des Bouches-du-Rhône (1,993 million). Les jours de ce département semblent donc comptés tant ses limites territoriales et sa population sont proches de celles de la toute nouvelle métropole.

Mais avec la création de la métropole AMP en 2016, ce sont avant tout six intercommunalités qui ont disparu de la carte au profit de ce nouvel établissement public de coopération intercommunale (EPCI) (1). Les compétences des anciennes intercommunalités vont être progressivement prises en charge par la métropole AMP. L'une de ces compétences, la gestion des déchets ménagers, a d'ailleurs été tout récemment l'objet d'un litige -et même, peut-on dire, d'un énième litige.

Ce conflit prend sa source dans le grand port maritime de Marseille, au niveau des dépendances du port situées sur le territoire de la commune de Fos-sur-Mer. C'est là qu'à la fin de l'année 2003, le conseil de la communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole (MPM) (l'une des six intercommunalités fusionnées) a décidé d'implanter un nouveau centre de traitement des déchets par incinération. La délibération, prise le 20 décembre 2003, prévoyait également de déléguer à un tiers la gestion du nouvel équipement.

Les habitants de la commune de Fos-sur-Mer et les autorités communales elles-mêmes n'ont pas vu d'un bon oeil cette décision d'implantation. D'autant plus que la commune n'était pas membre de la communauté urbaine MPM, mais d'une autre intercommunalité, le syndicat d'agglomération nouvelle Ouest Provence. Autrement dit, MPM donnait l'impression de venir brûler ses déchets à Fos, petite ville d'à peine 16 000 habitants, située à une cinquantaine de kilomètres à l'est du Vieux-Port de Marseille (2). Un recours devant la juridiction administrative a été déposé contre la délibération du 20 décembre 2003. Ce recours a finalement été rejeté (3).

Une délibération du 9 juillet 2004 est allée plus loin. Elle a autorisé la conclusion d'un bail à construction de l'article L. 251-1 du Code de la construction et de l'habitation (ci-après, le "Code de la construction") entre la communauté urbaine MPM et le grand port maritime de Marseille. L'une des clauses de ce bail, signé en 2005, prévoit la possibilité d'une cession temporaire dudit bail par MPM au tiers gestionnaire de l'incinérateur. Il semble qu'aucun recours n'avait été dirigé contre la délibération de 2004, ce qui est pour le moins surprenant.

L'identité du gestionnaire de l'incinérateur -un groupement d'entreprises- et la cession du bail à ce dernier ont été approuvées par une délibération du 13 mai 2005. Des recours ont été déposés contre cette délibération. Ils ont conduit à une annulation par le tribunal administratif de Marseille. La cause d'irrégularité de la délibération était le défaut d'information des conseillers communautaires au moment du vote de celle-ci (4).

La communauté urbaine MPM n'a pas interjeté appel. Le conseil de la communauté a préféré reprendre une délibération le 19 février 2009 en tentant de ne pas réitérer les vices dont était entachée la délibération précédemment annulée par le tribunal administratif. Par une seconde délibération du même jour, des modifications ont aussi été apportées au contrat de délégation de service public liant MPM et le gestionnaire de l'incinérateur. Des recours ont été déposés par la commune de Fos-sur-Mer, deux associations et même deux contribuables marseillais contre ces délibérations. Par un jugement du 4 juillet 2014, le tribunal administratif de Marseille a annulé les deux délibérations du 19 février 2009.

Cette fois, la communauté urbaine MPM a interjeté appel devant la cour administrative d'appel de Marseille. Mais par un arrêt du 12 mars 2015, tout en annulant le jugement du tribunal administratif pour un vice de procédure, la cour administrative d'appel a annulé la première délibération du 19 février 2009 et estimé que la seconde délibération était inapplicable (5).

La communauté urbaine MPM a persisté. Elle s'est pourvue en cassation devant le Conseil d'Etat. Mais par la décision rapportée, la Haute juridiction administrative a, elle aussi, annulé la première délibération du 19 février 2009 et estimé que la seconde délibération était inapplicable.

Dans la présente affaire, parmi les questions de droit soulevées aux membres du Conseil d'Etat, l'une d'entre elles mérite une attention particulière. Il s'agit de la question de savoir si la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public est légale. Le Conseil d'Etat a répondu positivement à cette question tout en assortissant la conclusion d'un tel bail de certaines conditions, à savoir le respect des règles de la domanialité publique.

Ainsi, la décision commentée reconnaît la faculté pour une personne publique de conclure un bail à construction sur le domaine public (I). Elle constate toutefois l'irrégularité dans la présente affaire du bail relatif à l'incinérateur de Fos-sur-Mer. La décision laisse cependant une voie ouverte à la régularisation dudit bail (II).

I - La conclusion d'un bail à construction sur le domaine public

Le Conseil d'Etat a rejeté le moyen mettant en cause le principe même de la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public (A). En même temps, le Conseil a reconnu le caractère d'ordre public d'un tel moyen (B).

A - Le rejet du moyen mettant en cause la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public

Dans l'affaire ici rapportée, les requérants critiquaient deux délibérations prises le 19 février 2009 par le conseil de la communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole. Il était reproché à ces délibérations leur lien avec le bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer. Les requérants estimaient qu'un tel bail était illégal en ce qu'il concernait des terrains appartenant au domaine public.

L'appartenance des terrains au domaine public était indiscutable, même si en défense la communauté urbaine MPM a tenté de la discuter. Certes, jusqu'au jour de la conclusion du bail à construction, le 21 mars 2005, le terrain sur lequel devait être construit l'incinérateur appartenait au domaine privé du grand port maritime de Marseille. En effet, ce terrain n'était affecté ni à l'usage du public, ni au service public, conditions d'appartenance d'un bien au domaine public. Toutefois, le terrain allait appartenir au domaine public sous l'effet du bail à construction, l'incinérateur devant contribuer au service public du traitement des déchets. Cette domanialité publique "anticipée" ou "virtuelle", issue de la célèbre jurisprudence "Eurolat" (6), suffisait à considérer les terrains comme appartenant au domaine public au jour de la conclusion du bail à construction. L'on sait que la théorie de la domanialité publique virtuelle a disparu le 1er juillet 2006, date d'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques (7). Mais la conclusion du bail à construction était bel et bien antérieure à cette date (points n°s 11 à 13 de la décision). De toute façon, quand bien même le bail aurait-il été conclu après 2006, une décision du Conseil d'Etat rendue très récemment semble avoir ressuscité la théorie de la domanialité publique virtuelle (8)...

Plus discutable était l'admission de la conclusion d'un bail à construction sur un terrain appartenant au domaine public. Une telle admission n'était pas évidente.

Les articles L. 251-1 et suivants du Code de la construction apportent des précisions sur le régime du bail à construction. Il s'agit d'un contrat, et plus précisément d'un bail, par lequel le preneur s'engage à édifier des constructions sur le terrain du bailleur. Jusqu'ici, le bail à construction ne pose pas de difficulté juridique particulière pour les personnes publiques.

Toutefois, les biens du domaine public sont, selon une formule devenue classique, "inaliénables et imprescriptibles" (9). Or, le bail à construction peut conférer, voire transférer au preneur, des droits du propriétaire. A titre d'illustration, l'article L. 251-3 du Code de la construction (N° Lexbase : L1057HPT) dispose que "le bail à construction confère au preneur un droit réel immobilier". En outre, l'article L. 251-1 prévoit explicitement que "le bail à construction est consenti par ceux qui ont le droit d'aliéner et dans les mêmes conditions et formes".

A priori, un bail à construction ne pouvait pas être conclu sur le domaine public. Il existe toutefois des exceptions, prévues par le législateur, permettant de contourner cette impossibilité. Ainsi, depuis la loi n° 94-631 du 25 juillet 1994, complétant le Code du domaine de l'Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public (N° Lexbase : L7939DND), l'article L. 34-1 du Code du domaine de l'Etat (N° Lexbase : L2104AA8), devenu L. 2122-6 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L2021GUE), l'occupant du domaine public de l'Etat a "un droit réel sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier qu'il réalise pour l'exercice d'une activité". Ces dispositions s'appliquent "aux conventions de toutes natures" (10). A ce stade, un bail à construction pouvait donc être conclu sur le domaine public d'un établissement public de l'Etat comme le grand port maritime de Marseille.

Cependant, et encore a priori, le régime du bail à construction est apparemment plus "ambitieux" que celui de l'occupation du domaine public de l'Etat. L'étendue du droit réel dans le bail à construction inclut le terrain d'assiette, c'est-à-dire le sol accueillant les ouvrages, constructions et installations. Ce point a été jugé par le Conseil d'Etat en matière fiscale (11). Or, lorsque l'on s'en tient à la lettre des textes, le droit réel de l'occupant du domaine public de l'Etat porte sur les seuls "ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier". Quid du terrain d'assiette pour l'occupant du domaine public d'un établissement public de l'Etat comme le grand port maritime de Marseille ? Il faut savoir que la doctrine, presque unanime (12), considérait déjà que le droit réel de l'occupant du domaine public porte, à la fois, sur les ouvrages et sur la dépendance domaniale elle-même (13).

Dans la présente affaire, les juges de première instance et d'appel n'avaient pas admis la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public du grand port maritime de Marseille. La question de savoir si l'occupant du domaine pouvait être titulaire d'un droit réel sur le terrain d'assiette ne se posait donc pas. Au contraire, dans la décision commentée, le Conseil d'Etat effectue une interprétation de la loi de 1994 favorable au bail à construction et donc à l'inclusion du terrain d'assiette dans le droit réel de l'occupant. Le Conseil a jugé que les dispositions du Code du domaine de l'Etat, reprises dans le Code général de la propriété des personnes publiques, autorisent la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public (points n°s 2 à 5 de la décision).

Au passage, le Conseil d'Etat a eu l'occasion de préciser que la mise en cause d'un contrat sur le domaine public est un moyen d'ordre public.

B - Le caractère d'ordre public du moyen mettant en cause la conclusion d'un contrat sur le domaine public

La communauté urbaine MPM soutenait devant le Conseil d'Etat le caractère inopérant de la mise en cause du bail à construction. Pour mémoire, le tribunal administratif de Marseille avait soulevé d'office (sans que les parties au procès le lui ait demandé) l'irrégularité de la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public. Cependant, d'après l'argumentation de MPM, plusieurs décisions de justice rendues avant le jugement du tribunal administratif de Marseille avaient eu l'occasion d'apprécier une telle irrégularité. Ces décisions s'étant "abstenues de juger le moyen fondé", il fallait considérer l'irrégularité du contrat comme devenue inopérante (point n° 16 de la décision).

Si l'on compare avec un autre domaine, le droit de la responsabilité administrative, l'on constate que la responsabilité sans faute de l'administration est un moyen d'ordre public (14). Le juge administratif ou l'une des parties au procès peuvent soulever un moyen tiré de la responsabilité sans faute de l'administration à tout moment de la procédure. Ainsi, le demandeur en première instance peut soulever ce moyen pour la première fois en appel (15). Cependant, lorsque dans une instance, ni le juge administratif, ni les parties, n'ont soulevé un moyen tiré de la responsabilité sans faute de l'administration, un tel moyen doit être considéré comme non fondé. Cette jurisprudence est à la fois ancienne (16) et constante (17). Fallait-il étendre cette jurisprudence à l'irrégularité de la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public ? Le Conseil d'Etat a répondu négativement à cette question.

En effet, dans l'affaire ici rapportée, des décisions de justice rendues dans des instances antérieures avaient écarté explicitement l'irrégularité invoquée. Pas moins de deux jugements du tribunal administratif de Marseille (18), et un arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille (19), rendus à propos de la délibération de 2005 ou sur le permis de construire de l'incinérateur, avaient écarté explicitement l'irrégularité soulevée d'office par le tribunal administratif dans la présente affaire. Le principe de sécurité juridique ne pouvait-il, ne devait-il pas justifier que ne soit plus mis en cause un montage contractuel dont l'irrégularité avait été écartée dans des décisions de justice désormais définitives ? .

Plusieurs arguments faisaient sans doute obstacle à l'application du principe de sécurité juridique et justifiaient de mettre en cause la conclusion irrégulière d'un bail à construction sur le domaine public, quand bien même une telle irrégularité avait été écartée dans des décisions de justice désormais définitives.

En premier lieu, les conditions permettant de faire jouer l'autorité de chose jugée des décisions de justice n'étaient pas remplies. C'est en tout cas ce qu'a estimé le Conseil d'Etat de façon très implicite. En principe, ces conditions sont au nombre de deux dans le contentieux, comme en l'espèce, de l'excès de pouvoir. D'une affaire à l'autre, il faut une identité (i) de cause et (ii) d'objet des litiges (20). En l'occurrence, la cause des litiges n'était pas identique. Comme le relève le Conseil d'Etat, les litiges antérieurs portaient "sur des actes distincts de ceux présentement en cause" (point n° 16 de la décision). Voilà qui peut être discuté. Certes, formellement, les actes étaient distincts. Il s'agissait de quatre actes juridiques différents : une délibération prise en 2005, un permis de construire et deux délibérations de 2009. Toutefois, un même acte juridique était critiqué à travers ces délibérations et permis de construire. Il s'agit du bail à construction conclu sur le domaine public. Cela ne pourrait-il pas suffire à faire jouer l'autorité de chose jugée ? Cela n'est pas certain puisque l'autorité de chose jugée en excès de pouvoir concerne l'annulation, non la seule déclaration d'irrégularité (21), et donc encore moins le seul rejet d'un moyen d'irrégularité (22).

Il faut dire aussi qu'en second lieu, et de façon plus déterminante, le droit de la domanialité publique commande de faire jouer certaines exigences spécifiques et très protectrices. Ces exigences ont été évoquées en amont du présent commentaire. On peut les rappeler. Les biens du domaine public sont "inaliénables et imprescriptibles" (23). Ici également, ces exigences ne ressortent pas -même pas implicitement- de la décision du Conseil d'Etat. Mais elles ont très certainement justifié de mettre en cause la conclusion irrégulière d'un contrat sur le domaine public, quand bien même une telle irrégularité avait été écartée dans des décisions de justice désormais définitives.

En conséquence, le Conseil d'Etat a jugé que "l'illégalité d'un tel contrat, tirée de l'impossibilité d'accorder des droits réels au preneur sur le domaine public, peut être invoquée à tout moment de la procédure" (point n° 16 de la décision).

Sur le plan théorique, la décision ici rapportée confirme que l'irrégularité d'un contrat peut être un moyen d'ordre public, y compris dans le contentieux de l'excès de pouvoir. Ce point n'a jamais été explicitement admis par la jurisprudence. Le Conseil d'Etat et les autres juges administratifs rechignent généralement à soulever d'office l'irrégularité d'un contrat dans le contentieux de l'excès de pouvoir (24).

ien qu'il ait admis la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public, le Conseil d'Etat a cependant estimé qu'un tel bail était illégal dans la présente affaire concernant l'incinérateur de Fos-sur-Mer.

II - L'irrégularité du bail à construction de l'incinérateur conclu sur le domaine public à Fos-sur-Mer

Plusieurs motifs d'irrégularité du bail à construction ont été relevés par le Conseil d'Etat dans la décision commentée (A). Malgré l'absence de conclusions en ce sens de la part des parties au procès, le Conseil a aussi envisagé les conséquences à tirer de l'irrégularité du bail (B).

A - Les causes de l'irrégularité du bail à construction sur le domaine public

Par la décision ici commentée, le Conseil d'Etat précise que, tout admissible qu'un bail à construction puisse être sur le domaine public, c'est "à condition toutefois que les clauses de la convention ainsi conclue respectent [...] les dispositions applicables aux autorisations d'occupation temporaires du domaine public de l'Etat constitutives de droits réels, qui s'imposent aux conventions de toute nature ayant pour effet d'autoriser l'occupation du domaine public" (point n° 14 de la décision).

En conséquence, le bail à construction sur le domaine public doit respecter un certain nombre de règles du droit public énoncées dans le Code général de la propriété des personnes publiques, interprétées et appliquées par le juge administratif, et notamment par le Conseil d'Etat. Au point n° 15 de sa décision, le Conseil évoque "le droit du domaine public". Ces dispositions se distinguent de certaines règles du droit privé énoncées au Code de la construction, interprétées et appliquées par le juge judiciaire, et notamment par la Cour de cassation.

Ainsi, du point de vue du droit privé, le Code de la construction prévoit que :

i) le juge du bail à construction est le juge judiciaire, en principe le tribunal de grande instance (CCH, art. L. 251-5 N° Lexbase : L1059HPW) ;

ii) le bail à construction a une durée comprise entre 18 et 99 ans ; elle est librement fixée à l'intérieur de ces bornes (CCH, art. L. 251-1) ;

iii) aucune clause du bail à construction ne peut soumettre la cession du droit réel conféré au preneur à l'agrément du bailleur (CCH, art. L. 251-3 et L. 251-8 N° Lexbase : L1062HPZ) (25) ;

iv) l'hypothèque de son droit réel ou des constructions édifiées par le preneur dans le bail à construction est libre ; elle n'est soumise à aucune condition particulière (CCH, art. L. 251-3).

En revanche, du point de vue du droit public, le Code général de la propriété des personnes publiques prévoit que :

i) le juge des contrats comportant occupation du domaine public, "quelle que soit leur forme ou leur dénomination", est le juge administratif, en principe le tribunal administratif (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-7 N° Lexbase : L6624KUU) ;

ii) le contrat comportant occupation du domaine public et constitutif de droits réels a une durée qui ne peut pas dépasser 70 ans ; elle est fixée dans cette limite en fonction de l'activité de l'occupant et des ouvrages construits (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-6) ;

iii) la cession de son droit réel par l'occupant du domaine public est soumise à l'agrément de l'autorité propriétaire du domaine (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-7) (26) ;

iv) l'hypothèque de son droit réel ou des constructions édifiées par l'occupant du domaine public n'est possible "que pour garantir les emprunts contractés par le titulaire de l'autorisation en vue de financer la réalisation, la modification ou l'extension des ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier situés sur la dépendance domaniale occupée" (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-8 N° Lexbase : L4522IQK).

En l'espèce, le bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer était légal s'agissant de sa durée (70 ans). Cependant, plusieurs irrégularités ont été constatées par ailleurs. Toutes s'expliquent par une application du droit privé, au détriment du droit du domaine public.

D'une part, le bail ne prévoyait qu'une "notification [...] à" -et non un agrément de- à l'autorité domaniale en cas de cession du droit réel conféré à l'occupant. D'autre part, l'occupant du domaine public pouvait librement -sans condition particulière- hypothéquer son droit réel ou les constructions édifiées par ses soins.

Enfin, le bail était entaché de deux autres irrégularités en ce qu'il permettait à l'occupant, premièrement, de consentir des servitudes sur le domaine public et, secondement, de conclure un contrat de crédit-bail pour la construction des ouvrages et installations. Certes, en l'état actuel du droit, ces deux dernières facultés sont légales et offertes à l'occupant du domaine public. Mais tel n'était pas le cas en 2005, lorsque le bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer a été conclu.

En raison du nombre d'irrégularités entachant le bail à construction, pas moins de quatre, l'on pouvait s'attendre à ce que le juge se prononce en faveur de la résiliation, voire de l'annulation, du contrat. Cependant, les opposants à l'incinérateur, parties au procès, n'ont pas pris la peine de présenter -ou n'ont pas voulu présenter ?- une telle demande. Malgré l'absence de demande en ce sens, le Conseil d'Etat a quand même pris soin d'apporter des précisions sur les conséquences à tirer de l'irrégularité du bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer.

B - Les conséquences de l'irrégularité du bail à construction sur le domaine public

Les irrégularités entachant le bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer ont, sans surprise, conduit le Conseil d'Etat à annuler la délibération attaquée prise le 19 février 2009 par le conseil de la communauté urbaine MPM. Seule la première délibération, celle concernant la cession du bail à construction au gestionnaire de l'incinérateur, a été "annulée". La seconde délibération du même jour, celle relative à la modification du contrat liant le gestionnaire et MPM, a été considérée comme ne pouvant "trouver application", ce qui revient en réalité à lui anéantir tout effet juridique comme si elle était formellement annulée.

Le Conseil d'Etat est allé plus loin, ce qui ne manque pas d'intérêt dès lors, notamment, que les parties au procès ne lui avaient, semble-t-il, rien demandé en ce sens.

En principe, le juge administratif de l'excès de pouvoir est le juge des actes administratifs unilatéraux, mais pas le juge des contrats administratifs. Il n'y a que dans des cas très précis que le juge de l'excès de pouvoir peut connaître des contrats administratifs, à savoir :

- lorsqu'il est saisi d'un recours dirigé contre une clause réglementaire d'un contrat (27) ;

- lorsqu'il est saisi d'un recours dirigé contre un contrat de recrutement d'un agent public (28).

Jusqu'à récemment, les autres clauses et contrats administratifs pouvaient aussi être critiqués, mais à l'occasion de recours pour excès de pouvoir contre des actes administratifs unilatéraux détachables de ces clauses et contrats (29). Cette voie de recours contre les actes détachables est désormais fermée devant le juge de l'excès de pouvoir pour les contrats signés à compter de la date de lecture de la décision du Conseil d'Etat "Tarn-et-Garonne", c'est-à-dire les contrats signés le 4 avril 2014 et ultérieurement (30).

Dans la présente affaire, c'est ce type de recours pour excès de pouvoir contre des actes détachables qu'avaient pu former les requérants opposés au projet d'incinérateur, le bail à construction ayant été signé en 2005. Les actes critiqués par les requérants étaient les deux délibérations du conseil de la communauté urbaine MPM du 19 février 2009. Ces délibérations ont pu être considérées comme détachables du bail à construction en ce qu'elles prévoyaient, notamment, la cession de ce bail au groupement d'entreprises, le gestionnaire de l'incinérateur de Fos-sur-Mer.

Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir contre des actes détachables du contrat, les requérants ne peuvent obtenir que l'annulation des actes détachables. Eventuellement, l'annulation des actes peut avoir des conséquences sur le contrat sous réserve que les requérants demandent au juge administratif de tirer de telles conséquences sur le fondement de l'article L. 911-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3329ALU). Le juge de l'excès de pouvoir peut alors se muter en juge de l'exécution et tirer les conséquences de l'annulation d'un acte détachable sur le contrat lui-même.

A ce titre, l'on sait depuis une décision "Société OPHRYS" de 2011 qu'"il appartient au juge de l'exécution, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, d'enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d'une particulière gravité, d'inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d'entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu'il en règle les modalités s'il estime que la résolution peut être une solution appropriée" (31).

Toutefois, dans la présente affaire, les requérants opposés au projet d'incinérateur n'ont déposé aucune conclusion sur le fondement de l'article L. 911-1 précité. C'est la raison pour laquelle le Conseil d'Etat n'a pas, en tout cas pas formellement, tiré de conséquences de l'annulation de la délibération du 19 février 2009 du point de vue du bail à construction. Cependant, le Conseil s'est quand même permis obiter dictum de donner des précisions sur les conséquences de l'annulation de la délibération du point de vue du contrat.

En l'espèce, le Conseil d'Etat a envisagé deux possibilités (point n° 17 de la décision) :

i) "la possibilité pour les parties de décider de régulariser le contrat en mettant en conformité les stipulations de la convention conclue le 21 mars 2005 avec les dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques aujourd'hui applicables" ;

ii) "celle, pour le juge de l'exécution, s'il est saisi, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité commise, de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible sous réserve d'une telle régularisation".

Finalement, au-delà des précisions apportées à propos de la conclusion d'un bail à construction sur le domaine public, la décision rapportée est intéressante à au moins deux autres points de vue. D'une part, elle témoigne d'une différence persistante entre le droit privé et le droit public, notamment en ce qui concerne les biens -en particulier, s'agissant des biens du domaine public. Le Code de la construction prévoit certes des règles applicables au bail à construction. Mais lorsqu'un tel contrat est conclu sur le domaine public, l'intérêt général -tout particulièrement, l'intérêt du domaine public- commande que des règles adaptées s'appliquent. D'autre part, la décision commentée rappelle aussi le souci du juge administratif à l'égard des effets de ses propres décisions. C'est certainement ce qui explique que le Conseil d'Etat se soit permis de donner des précisions sur les conséquences de l'annulation de la délibération de 2009 du point de vue du bail à construction de l'incinérateur de Fos-sur-Mer.


(1) La métropole AMP a été créée par la fusion de six intercommunalités des Bouches-du-Rhône, à savoir :
- la communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole ;
- la communauté d'agglomération du Pays d'Aix, dont une commune est située dans le Vaucluse ;
- la communauté d'agglomération Agglopole Provence ;
- la communauté d'agglomération du Pays d'Aubagne et de l'Etoile, dont une commune est située dans le Var ;
- le syndicat d'agglomération nouvelle Ouest Provence ;
- enfin, la communauté d'agglomération du Pays de Martigues.
(2) La décision qui fait l'objet du présent commentaire reconnaît d'ailleurs que "le projet de centre de traitement des déchets faisant l'objet de la délégation de service public est susceptible d'avoir des répercussions importantes sur la qualité de vie et sur l'environnement dans le golfe de Fos-sur-Mer" (point n° 2).
(3) Cf. CE, 4 juillet 2012, n° 350752 (N° Lexbase : A4714IQN), Tables, p. 599.
(4) TA Marseille, 18 juin 2008, n° 0504408, 0504518 (N° Lexbase : A2898D99).
(5) CAA Marseille, 6ème ch., 12 mars 2015, n° 14MA03803 (N° Lexbase : A0729NRG).
(6) CE, 6 mai 1985, n° 41589, 41699 (N° Lexbase : A3186AMX), Rec., p. 141.
(7) Cf. CE, 8 avril 2013, n° 363738 (N° Lexbase : A7216KBU), Rec., p. 58.
(8) Cf. CE, 13 avril 2016, n° 391431 (N° Lexbase : A7216KBU), Rec., à paraître.
(9) C. gen. prop. pers. pub., art. L. 3111-1 (N° Lexbase : L7752IPS).
(10) C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-11 (N° Lexbase : L4525IQN).
(11) CE, 23 décembre 2011, n° 313306, 313308 (N° Lexbase : A8063H87), Tables, p. 886.
(12) Cf. contra F. LLorens, P. Soler-Couteaux, Les occupations privatives du domaine public : un espoir déçu, RFDA, 2006, p. 941.
(13) C. Maugüe, G. Bachelier, Genèse et présentation du Code général de la propriété des personnes publiques, AJDA, 2006, p. 1082 ; Y. Gaudemet, Les droits réels sur le domaine public, AJDA, 2006, p. 1097 ; P. Delvolve, Les dispositions relatives aux droits réels sur le domaine des personnes publiques : l'incohérence, RFDA, 2010, p. 1129 ; F. Brenet, Commentaire sous l'article L. 2122-6, Code général de la propriété des personnes publiques, 3ème édition, LexisNexis, coll. Les Codes bleus, Paris, 2014, p. 210.
(14) CE, 21 mai 1920, n° 52010, 55703, Rec., p. 532.
(15) CE, 20 décembre 1974, n° 90229 (N° Lexbase : A4091B8Z), Tables, p. 1161.
(16) CE Sect., 29 novembre 1974, n° 89756 (N° Lexbase : A0136B9W), Rec., p. 599, concl. contraires Bertrand.
(17) CE, 30 juillet 1997, n° 148902 (N° Lexbase : A0748AEG), Rec., p. 308.
(18) TA Marseille, 29 juin 2007, n° 0603422 ; TA Marseille, 29 juin 2009, n° 0505543.
(19) CAA Marseille, 20 novembre 2009, n° 07MA03601 (N° Lexbase : A2215EPQ).
(20) Cf. CE, 28 décembre 2001, n° 205369 (N° Lexbase : A9800AXA), Rec., p. 673.
(21) CE, 3 juillet 1996, n° 112171 (N° Lexbase : A0069APA), Rec., p. 259.
(22) Cf. contra TA Marseille, 29 juin 2009, n° 0505543, préc..
(23) C. gen. prop. pers. pub., art. L. 3111-1, préc..
(24) Nos obs., Le contrat administratif illégal, Thèse Paris 1, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, Paris, 2014, n°s 820-821.
(25) Cf. Cass. civ. 3, 24 septembre 2014, n° 13-22.357, FS-P+B (N° Lexbase : A3143MXP), Bull. civ. III, 2014, n° 111.
(26) Cf. CE, 6 mai 1985, n° 41589, 41699, Rec., p. 141, préc..
(27) CE Ass., 10 juillet 1996, n° 138536 (N° Lexbase : A0215APN), Rec., p. 274.
(28) CE Sec., 30 octobre 1998, n° 149663 (N° Lexbase : A8280ASH), Rec., p. 385.
(29) CE, 12 juillet 1918, n° 48397 (N° Lexbase : A8775B77), Rec., p. 698.
(30) CE Ass., 4 avril 2014, n° 358994 (N° Lexbase : A6449MIP), Rec., p. 70.
(31) CE, 21 février 2011, n° 337349, 337394 (N° Lexbase : A7022GZ4), Rec., p. 54.

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