Réf. : Cass. soc., 8 juin 2016, n° 14-13.418, n° 1039 FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0806RSN)
Lecture: 10 min
N3283BWI
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 23 Juin 2016
Résumé
Pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral ; dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans ces conditions, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement. |
I - Le reflux du contrôle du juge de cassation sur la qualification de harcèlement moral
Evolution du contrôle. Jusqu'en 2008, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérait qu'il appartenait aux juges du fond d'apprécier souverainement la réunion des éléments constitutifs du harcèlement, sexuel (1) comme moral (2).
La Cour a décidé de renforcer son contrôle en 2008, tout d'abord en précisant sa définition du harcèlement moral (3), puis en reprenant le contrôle de sa qualification (4). Il s'agissait, pour reprendre les termes du rapport annuel de la Cour de cassation, de mettre un terme aux "ambiguïtés de certaines décisions postérieures de la Chambre sociale et, surtout, la nécessité d'harmoniser sur ce sujet sensible et qui monte en puissance, les solutions souvent disparates des cours d'appel".
La méthode était, dès lors, précisée : "désormais, la Chambre exercera un contrôle de qualification ce qui aura pour corollaire, qu'elle devra trouver dans les arrêts les motifs nécessaires à lui permettre de contrôler 1) que le salarié a rapporté la preuve de faits, 2) que ces faits qui doivent être appréhendés par le juge dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence du harcèlement allégué" (5).
C'est cette solution qui se trouve ici remise en cause par ce nouvel arrêt qui allège très sensiblement ce contrôle.
Les faits. Une salarié a été placée en arrêt de travail pour maladie et déclarée "apte à la reprise à condition de travailler sur un autre secteur", avant d'être finalement licenciée. Elle a alors saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes tendant à l'annulation de son licenciement en raison d'un harcèlement moral dont elle se disait avoir été la victime.
Elle avait été déboutée en appel, la cour ayant considéré que chaque incident invoqué comme autant de faits susceptibles de laisser supposer qu'elle avait été victime de harcèlement était, en réalité, justifié par des considérations exclusivement professionnelles.
Cet arrêt avait été cassé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt inédit du 13 février 2013 (6), qui avait reproché aux juges du fond d'avoir procédé "à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par la salariée, alors qu'il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis laissaient présumer l'existence d'un harcèlement moral, et dans l'affirmative, d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement moral".
Reprenant la formule, devenue de style après 2011, et rappelée dans l'arrêt du 13 février 2013 (7), la cour de renvoi devait, à son tour, écarter la qualification de harcèlement moral, après avoir pris en compte les allégations de la salariée, les documents médicaux produits émanant de son médecin traitant, mais aussi les explications de l'employeur fournissant, pour chaque épisode litigieux, des explications parfaitement plausibles (8).
La salariée avait donc formé un nouveau pourvoi contre cette décision de nouveau défavorable, mais n'aura, cette fois-ci, pas gain de cause.
Définition des nouvelles consignes. Après avoir rappelé la définition légale du harcèlement moral (9) et les éléments relatifs à sa preuve en justice (10), la Chambre sociale de la Cour de cassation précise la méthode que les juges du fond devront désormais respecter pour statuer sur la demande du salarié : "pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0724H9P) ; que, dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement".
Identification des éléments de nouveauté. La comparaison entre la formule légale de l'article L. 1152-1 du Code du travail, et celle donnée par la Haute juridiction, montre les deux éléments spécifiques, soulignés par la Cour, que les juges du fond doivent prendre en compte de manière particulière : "les documents médicaux éventuellement produits" et l'appréciation d'"ensemble" des éléments de faits établis par le salarié.
La nouveauté résulte, par ailleurs, et surtout, de la référence nouvelle au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond pour apprécier la qualification même de harcèlement : "sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement" (11).
Mise en oeuvre des nouvelles consignes. La Cour met immédiatement en oeuvre cette nouvelle méthodologie d'un contrôle à deux vitesses dans cette affaire.
En premier lieu, elle vérifie que les juges du fond ont bien respecté les règles relatives à l'administration de la preuve et relève que la Cour de renvoi avait "exactement rappelé le mécanisme probatoire prévu par l'article L. 1154-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0747H9K)".
En second lieu, et contrairement à ce que prétendait le demandeur, elle considère que la Cour ne s'est pas contredite en considérant que les faits rapportés laissaient présumer l'existence d'un harcèlement, mais que les justifications apportées par l'employeur permettaient d'écarter cette qualification dans la mesure où les faits allégués se justifiaient par des éléments étrangers à toute idée de harcèlement.
Enfin, la Haute juridiction considère que la cour d'appel "a décidé, dans l'exercice des pouvoirs qu'elle tient de l'article L. 1154-1 du Code du travail, qu'aucun harcèlement moral ne pouvait être retenu".
II - Les leçons d'un contrôle
Les raisons du revirement. Il n'y sans doute qu'à dénombrer les centaines d'arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation depuis 2008 pour comprendre à quel point le renforcement du contrôle exercé par la Haute juridiction sur la qualification de harcèlement était une fausse bonne idée. Sauf lorsque les juges du fond ne respectaient pas les éléments juridiques de définition du harcèlement, notamment en refusant de l'appréhender comme un phénomène global, c'est-à-dire comme la répétition, ad nauseam, de petites mesquineries qui, prises séparément, peuvent ne pas suffire à déstabiliser un salarié, la plupart des pourvois invitait, en réalité, la Haute juridiction à statuer comme troisième degré de juridiction, ce qui est à la fois contraire à la mission de la Cour de cassation et totalement impossible à mettre en oeuvre, tant les débats sont, pour l'essentiel, factuels (12).
Il était donc nécessaire de mettre un terme à ce phénomène de harcèlement de la Cour de cassation par les plaideurs et de ramener le contrôle à de plus justes proportions.
L'effectivité du revirement en question. Reste à déterminer si les nouvelles modalités du contrôle, ainsi définies par la Cour, parviendront à réduire le flux des pourvois, tout en permettant à la Haute juridiction de continuer à surveiller la manière de juger le harcèlement par les cours d'appel.
Le moins que l'on puisse dire est que la Haute juridiction semble effectivement désireuse de se retirer presque totalement du contrôle de la qualification, à regarder de plus près cette première affaire symptomatique. Dans cette affaire, en effet, le rejet du pourvoi conduit à la mise à l'écart de la qualification de harcèlement, alors que la juridiction de renvoi avait statué dans le même sens que la première cour d'appel qui, elle, s'était fait censurer. La cour de renvoi s'était, certes, explicitement située par référence aux exigences de la Cour de cassation, en reprenant la formule selon laquelle le harcèlement moral doit s'apprécier dans sa globalité, mais la lecture de la décision de renvoi montre que l'essentiel des motifs tient à une analyse minutieuse des griefs de la salarié qui étaient contredits, point par point, par l'employeur, qui les avaient justifié séparément.
On peut donc en déduire que les seules décisions des juges du fond qui devraient, désormais, être censurées, sont celles qui considèreraient que les griefs du salarié sont avérés (le salarié subit donc un "mauvais traitement", mais aucun fait ne suffit à lui-seul à démontrer que la ligne blanche a été franchie) et refuseraient donc de considérer que c'est l'accumulation de petits brimades qui constituerait précisément le harcèlement.
On peut également penser, s'agissant des constatations médicales versées au dossier, que celles-ci devront être prises en compte lorsque le médecin établira que le salarié souffre de symptômes laissant à penser qu'il vit une situation de forte souffrance au travail. Bien entendu, et comme d'ailleurs cela avait été dit devant la cour de Nîmes dans cette affaire, le médecin traitant qui délivre pareil certificat n'a pas pu analyser les causes du harcèlement, et notamment la réalité des "agressions" dont le salarié se dit la victime. On sait, d'ailleurs, que de très nombreux salariés se pensent "harcelés" alors que les comportements incriminés n'entrent pas dans la catégorie "harcèlement", mais révèlent une fragilité psychologique particulière du salarié qui peut parfaitement souffrir d'une situation professionnelle non pathologique. Dans toutes ces hypothèses, seule une étude globale de la situation au travail est susceptible de conduire les juges à qualifier les faits, et la Cour de cassation ne peut que vérifier que les bons outils d'analyse ont été mobilisés.
(1) Cass. soc., 9 avril 1998, n° 96-44.214, inédit (N° Lexbase : A2395CQR).
(2) Cass. soc., 27 octobre 2004, n° 04-41.008, F-P+B (N° Lexbase : A7443DDZ), Bull. civ., V, n° 267, pour un harcèlement moral. Lire Rapp. Cour de cassation, 2004, La Documentation française, 2004, p. 181.
(3) Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.372, F-D (N° Lexbase : A7229EXZ) : l'arrêt est cassé, la Cour affirmant, pour la première fois, "qu'il appartient au juge de décider si les faits matériellement établis par le salarié, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral". La solution ne sera reprise dans un arrêt publié qu'en 2011 dans une formule désormais classique, "attendu qu'en application de ces textes, lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement" : Cass. soc., 25 janvier 2011, n° 09-42.766, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8506GQ4), et les obs. de H. Willmann, Lexbase, éd. soc., n° 428, 2011 (N° Lexbase : N4911BRC).
(4) Cass. soc., 24 septembre 2008, n° 06-45.747, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4540EAE).
(5) P. Adam, Un contrôle dans quel dessein ?, SSL, n° 1368, p. 13 ; A. Martinel, (rapp. de), Harcèlement moral et contrôle de la Cour de cassation, SSL, n° 1368, p. 12 ; P. Adam, Dr. ouvr., 2008, p. 545.
(6) Cass. soc., 13 février 2013, n° 11-28.201, F-D (N° Lexbase : A0663I83).
(7) "Il résulte des articles L.1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) et suivants du Code du travail que lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement".
(8) CA Nîmes, 7 janvier 2014, n° 13/00890 (N° Lexbase : A0353KTA).
(9) "Aux termes de l'article L. 1152-1 du Code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
(10) "En vertu de l'article L. 1154-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0747H9K), lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 (N° Lexbase : L8840ITL) à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement ; qu'au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement".
(11) La Cour de cassation faisait déjà référence au pouvoir souverain des juges du fond dans des décisions antérieures, mais il ne s'agissait pas des éléments constitutifs du harcèlement mais seulement des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, notamment pour considérer que les allégations du salarié étaient suffisantes pour contraindre l'employeur à sa justifier : dernièrement Cass. soc., 7 avril 2016, n° 14-23.705, F-D (N° Lexbase : A1501RCL) ; Cass. soc., 3 mai 2016, n° 14-26.250, F-D (N° Lexbase : A3390RNU). Les juges du fond appréciaient également souverainement les "préjudices liés aux faits de discrimination et de harcèlement retenus à l'encontre de l'employeur", Cass. soc., 29 septembre 2014, n° 12-28.679, FS-P+B (N° Lexbase : A7971MXI).
(12) P. Adam, SSL, n° 1727, 13 juin 2016.
Décision
Cass. soc., 8 juin 2016, n° 14-13.418, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0806RSN). Rejet (CA Nîmes, 7 janvier 2014, n° 13/00890 N° Lexbase : A0353KTA, rendu sur renvoi après cassation : Cass. soc., 13 février 2013, n° 11-28.201, F-D N° Lexbase : A0663I83). Textes : C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) à L. 1152-3 et L. 1153-1 (N° Lexbase : L8840ITL) à L. 1153-4. Mots-clefs : harcèlement moral ; qualification. Lien base : (N° Lexbase : E0282E7L). |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:453283