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N5947BNL
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale
le 07 Octobre 2010
Lexbase Hebdo - édition privée générale a souhaité revenir sur le sujet avec ce dernier qui a accepté de répondre à nos questions.
Lexbase : Quelles sont les raisons qui ont motivé le développement d'une activité de précontentieux au sein de votre cabinet ?
Fabrice Marchisio : Aujourd'hui, chez Cotty, Vivant, Marchisio et Lauzeral, plus de 50 % de l'activité est dédiée au contentieux et au précontentieux. Tous nos avocats font du conseil et du contentieux. Ces activités, et notamment le conseil, sont plutôt cycliques, si bien que la polyvalence de nos collaborateurs permet ainsi de conserver les mêmes équipes lorsque l'on assiste, comme c'est le cas depuis un an à une baisse d'activité dans le domaine du conseil et notamment des M&A (Mergers and Acquisitions).
Ceci étant, le développement du précontentieux vient d'un constat somme toute assez simple, qui me semble-t-il est assez largement partagé, et qui tient à l'inertie judiciaire. Aujourd'hui, on assiste à une véritable désynchronisation entre le rythme des affaires et celui de l'institution judiciaire. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que le nombre de contentieux par habitant a été multiplié par 6 depuis 1940 et que la population s'est accrue de plus de 70 % dans ce même intervalle, le nombre de magistrats est passé de 5 000 à 8 500 en 70 ans, soit un accroissement infiniment plus faible que l'augmentation du nombre de contentieux. Les délais de traitement des procédures au fond sont devenus absurdement long : attendre entre 3 ans et 5 ans pour obtenir une décision exécutoire et parfois plus de 8 ans pour obtenir une décision définitive n'a pas de sens économique et cela engendre une modification profonde des comportements à l'égard de la règle de droit.
A cela s'ajoute une seconde problématique centrale, qui tient finalement à l'absence de punitive damages (dommages et intérêts punitifs), contrairement à ce qui existe dans les pays anglo-saxons. En droit français, la théorie de la réparation civile repose traditionnellement sur un principe de compensation du dommage occasionné par la faute du débiteur ; que ce soit en matière contractuelle ou en matière délictuelle, on cherche à remédier à une situation dommageable, on ne cherche pas à sanctionner celui qui en est la cause. Il devient alors, dans certaines circonstances, économiquement plus rentable pour un cocontractant de ne pas respecter ses engagements et de payer des dommages et intérêts que d'exécuter ses obligations contractuelles : on aboutit à une situation absurde en termes d'efficacité sociale dans laquelle on perd juridiquement tout en gagnant économiquement.
L'objectif du précontentieux est donc de renverser cette tendance dans laquelle le débiteur bénéficie d'un immense levier. Ce faisant, le précontentieux doit être considéré comme une guerre psychologique plutôt que comme une guerre juridique : il s'agit de prendre l'ascendant sur le débiteur en créant une situation anxiogène pour ce dernier et, dès lors, le contraindre à payer ou, tout le moins, à transiger. Dans cette phase de précontentieux tout peut se dénouer rapidement, en 2 ou 3 jours ; en fait, en précontentieux, c'est un peu comme si le film se déroulait en accéléré.
Lexbase : Quels sont les outils juridiques que nous offre le droit français pour permettre la résolution des litiges dans la phase précontentieuse ?
Fabrice Marchisio : Il faut toujours avoir à l'esprit que le but ici est de tout faire pour éviter une assignation au fond et donc de créer une situation intenable pour le débiteur en exerçant une pression suffisamment forte pour l'obliger à transiger et l'outil juridique qui permet de parvenir à ce résultat est la saisie conservatoire. Peu utilisées en France, ou paradoxalement essentiellement sur de petits dossiers en droit civil, elles sont un moyen considérablement efficace pour faire pression sur le débiteur et le contraindre à payer ses dettes. Leur efficacité à ce niveau est, toutefois, subordonnée à une condition essentielle : il faut détenir des informations complètes sur le débiteur et au moins sur ses dix principaux débiteurs. Or, en France, connaître les principales composantes du patrimoine d'une personne -qu'elle soit physique ou morale- est loin d'être hors de portée ; en deux ou trois jours il est possible, notamment en utilisant des conseils spécialisés en intelligence économique, de disposer de l'ensemble des informations indispensables à la réussite de cet outil. Il s'agit là d'une condition nécessaire car, je m'explique, le but étant d'asphyxier le débiteur, il convient de saisir des éléments qui atteignent cet objectif. Ainsi, par exemple, si votre débiteur est une société qui réalise un chiffre d'affaires de 50 millions d'euros et que l'on effectue une saisie de 4 millions d'euros sur ses comptes bancaires, en principe en 10 ou 15 jours, le débiteur n'a pas d'autre solution que de négocier. A la fin du mois, il devra au minimum payer les salaires de ses salariés, au risque de se retrouver virtuellement en état de cessation de paiement et il est évidemment plus rapide de payer sa dette ou de transiger que de demander un refinancement de 4 millions à sa banque.
Afin d'illustrer le pouvoir d'une saisie conservatoire, imaginez que vous soyez producteur de foie gras et qu'un créancier saisisse votre stock le 23 décembre, vous n'aurez alors d'autre choix que de transiger quelques heures après la saisie, sous peine de voir votre chiffre d'affaires de l'année grandement amputé. De même, si le débiteur est un fabricant automobile et que vous saisissez une pièce quelconque nécessaire à la production de voitures, vous pouvez être assuré de débloquer très rapidement la situation car aujourd'hui la production est à flux tellement tendu que si le constructeur ne transige pas, il prend le risque que sa chaîne de production s'arrête au bout de 3 ou 4 jours.
Lexbase : Quelles sont les règles procédurales applicables à la saisie conservatoire ?
Fabrice Marchisio : Comme toute mesure conservatoire, pour être valablement autorisée par le juge, deux conditions cumulatives doivent être réunies (loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, art. 67 N° Lexbase : L4669AHE) :
- l'existence d'une créance paraissant "fondée en son principe" ;
- l'existence de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement.
Reprenons chacune de ces conditions.
Tout d'abord, la créance doit paraître fondée en son principe et là il faut bien avoir à l'esprit que le créancier n'a pas à démontrer l'existence d'une créance certaine, liquide et exigible, puisqu'il s'agira du débat au fond qui ne nous intéresse pas à ce niveau. Le juge va donc statuer sur la seule base de l'apparence. Ainsi, toutes les créances évaluables en numéraire, d'origine contractuelle ou délictuelle, sont susceptibles de donner lieu à mise en oeuvre d'une mesure conservatoire.
Il faut, ensuite, qu'il existe des circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement et la loi du 9 juillet 1991 a considérablement assoupli la charge de la démonstration qui incombe au créancier, puisque antérieurement, il était nécessaire de démontrer une "urgence" et un "péril" qui étaient appréciés beaucoup plus restrictivement. Ont ainsi été admises comme des menaces de recouvrement : des difficultés financières notoires ; la faiblesse d'un fond de roulement (Cass. com., 20 avril 1982, n° 80-13785, Gelin c/ SA Cie Cecico Equipement, publié au bulletin N° Lexbase : A2583CII) ; ou encore la non-publication des comptes sociaux.
La compétence matérielle relève toujours du juge de l'exécution (JEX), avec cependant une option au profit du président du tribunal de commerce lorsque la créance est commerciale et seulement avant tout procès (loi n° 91-650, art. 69 N° Lexbase : L9669E3I ; décret n° 92-755 du 31 juillet 1992, art. 211 N° Lexbase : L3621AHL). Le juge compétente territorialement est le juge du lieu du domicile du défendeur ou, à défaut de domicile connu ou si le débiteur a son domicile à l'étranger, le juge du lieu d'exécution de la mesure.
L'autorisation est délivrée par ordonnance rendue sur requête ; il s'agit donc d'une procédure non contradictoire, ce qui présente un avantage certain, dans la mesure où cela permet indéniablement de préserver l'effet de surprise, et en cas de refus d'autorisation, le débiteur ne sera pas informé de la tentative.
Par ailleurs, il est essentiel de bien connaître, ou à défaut de vérifier, en particulier dans les cas d'urgence, la façon dont chaque tribunal "gère" les autorisations. Il existe, en effet, des pratiques différentes d'une juridiction à l'autre :
- à Paris, le juge des requêtes siège l'après-midi et les requêtes peuvent être soutenues oralement ;
- à Versailles, la procédure est uniquement écrite et la requête est donc adressée au juge qui fait part de sa décision ultérieurement par voie postale ;
- à Nanterre, les requêtes peuvent être soutenues oralement uniquement devant le JEX, et le matin (par écrit uniquement devant le président du tribunal de commerce).
Il convient également d'attirer l'attention sur le rôle essentiel de l'huissier de justice, compte tenu du formalisme rigoureux auquel sont soumises les saisies conservatoires et des délais qui y sont attachés, un seul manquement suffisant à entraîner la caducité. Ainsi :
- la saisie doit être pratiquée dans les 3 mois de l'ordonnance l'autorisant (décret n° 92-755, art. 214 N° Lexbase : L3624AHP) ;
- elle doit être signifiée au débiteur dans les 8 jours (décret n° 92-755, art. 58 N° Lexbase : L3755AHK) ;
- le créancier doit engager le processus d'obtention d'un titre exécutoire dans le mois de la saisie (décret n° 92-755, art. 215 N° Lexbase : L3625AHQ) ;
- si la saisie a été pratiquée entre les mains d'un tiers, il faut lui signifier copie des actes engageant le processus d'obtention d'un titre exécutoire dans les 8 jours de leur date (décret n° 92-755, art. 216 N° Lexbase : L3626AHR)
Lexbase : Quels sont les moyens de riposte du débiteur ?
Fabrice Marchisio : Le débiteur bénéficie de deux moyens de riposte.
Le premier consiste à proposer de substituer à la mesure conservatoire une autre mesure propre à sauvegarder les intérêts des parties, comme par exemple une caution bancaire irrévocable ou la consignation d'une somme égale à tout ou partie du montant de la créance (loi n° 91-650, art. 72 N° Lexbase : L9673E3N). Alors, dans de telles circonstances, si le créancier perd l'avantage conféré par la saisie d'un bien dont l'indisponibilité gène le débiteur de façon immédiate, le remplacement par une sûreté personnelle conférée par un tiers peut parfois être préférable si la mesure conservatoire a été pratiquée alors que la société était au bord de la cessation des paiements. Tout dépend des circonstances de l'espèce et là encore l'analyse de la situation du débiteur déterminera la stratégie à adopter.
Le second moyen consiste à demander au juge la mainlevée de la mesure conservatoire (loi n° 91-650, art. 72 ; décret n° 92-755 du 31 juillet 1992, art. 217 N° Lexbase : L3627AHS). Si le débiteur obtient la mainlevée de la mesure conservatoire, il est toutefois toujours possible de faire appel de cette décision. Or, ici, l'appel n'a pas en théorie d'effet suspensif, si bien qu'une fois la mainlevée ordonnée par le JEX, le débiteur n'est plus asphyxié par la saisie d'une partie de son actif et donc la pression opérée pour qu'il paye ou transige risque de disparaître. Néanmoins, l'article 31 du décret du 31 juillet 1992 offre là la possibilité de contrecarrer très rapidement les effets de la mainlevée en demandant au premier président de la cour d'appel un sursis des mesures ordonnées par le JEX. Or, si, par exemple, la saisie porte sur un compte bancaire, il convient d'informer la banque, teneur du compte, que la demande de suspension de la mainlevée est effectuée pour qu'elle se refuse de libérer les sommes le temps de la décision du président de la cour d'appel. Les risques encourus par le banquier, qui pourrait voir sa responsabilité engagée seraient trop grands et d'ailleurs, à ma connaissance, aucune banque de la Place de Paris ne s'y risque.
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