Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 16 novembre 2009, n° 307620, Région Réunion (N° Lexbase : A7251ENU)
Lecture: 9 min
N7159BM4
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Vincent Corneloup, Avocat associé, spécialiste en droit public, docteur en droit public, SCP Dufay-Suissa-Corneloup
le 07 Octobre 2010
Le juge de première instance a fait droit à leur demande, a annulé la décision du président de la région rejetant leur offre, et lui a enjoint de mettre fin à la procédure en cours et d'en engager une nouvelle, au motif qu'il avait méconnu les obligations de mise en concurrence en communiquant aux requérantes le rapport d'analyse des offres. En effet, celui-ci comportait, selon le juge concerné, des informations susceptibles de nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques.
Le Conseil d'Etat a cassé cette ordonnance en rappelant vigoureusement les pouvoirs du juge du référé précontractuel (I), et en aménageant sa jurisprudence relative à la communication de l'analyse des offres (II).
I - Un rappel vigoureux des pouvoirs du juge du référé précontractuel
Le Conseil d'Etat rappelle que le juge du référé précontractuel ne peut accueillir que les moyens pour lesquels le requérant parvient à démontrer qu'il a été lésé par le manquement invoqué (B), à condition que ces moyens soient articulés sur la méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence (A).
A - Un rappel à l'ordre quant à la portée du contrôle limité aux questions de publicité et de mise en concurrence
Le juge du référé précontractuel ne peut pas tout. Non seulement, il ne peut se prononcer qu'à condition que le contrat n'ait pas encore été signé (2), et ne peut recevoir que les moyens pour lesquels le requérant démontre avoir été personnellement lésé (voir ci-dessous), mais encore, il n'est juge que des questions de publicité et de mise en concurrence (3). Le Conseil d'Etat le rappelle dans l'arrêt commenté : "il n'appartient pas au juge du référé précontractuel de se prononcer sur l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur, à l'issue de la consultation, sur les mérites respectifs des offres". En effet, le juge du référé précontractuel est juge du respect de la procédure, mais n'exerce aucun contrôle sur le bien-fondé du choix, ce que les requérants ont parfois de la difficulté à admettre. Toutefois, la pratique contentieuse oblige à nuancer ces considérations puisque, parfois, le juge du référé précontractuel est bien obligé d'examiner, ne serait-ce que de manière succincte, l'appréciation qui a été portée sur les offres si elle est susceptible d'être révélatrice d'un manquement à une obligation de mise en concurrence. Ce sera le cas, par exemple, si une offre a été écartée au prétexte qu'un matériau plutôt qu'un autre a été proposé, alors que les documents de la consultation ne l'interdisaient pas.
B - Un rappel à l'ordre quant au caractère subjectif du contentieux précontractuel
Dans son arrêt de section "Smirgeomes" en date du 3 octobre 2008 (CE Contentieux, 3 octobre 2008, n° 305420, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion N° Lexbase : A5971EAE), le Conseil d'Etat a jugé qu'une procédure de passation ne doit être annulée par le juge du référé précontractuel que si l'irrégularité invoquée a lésé, ou risque de léser le requérant. Le référé précontractuel est, alors, devenu un recours subjectif, définitivement consacré par l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), qui a introduit un nouvel article L. 551-10 (N° Lexbase : L1610IED) dans le Code de justice administrative, aux termes duquel les personnes habilitées à engager un référé précontractuel "sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué". En l'espèce, cette dernière disposition, applicable aux marchés pour lesquels une consultation est engagée à partir du 1er décembre 2009, ne pouvait pas être appliquée puisque la consultation avait été lancée en février 2007. Mais, bien évidemment, le Conseil d'Etat a veillé au respect du principe dégagé dans son arrêt "Smirgeomes". Or, à ce propos, le juge des référés précontractuel du tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion avait retenu une solution manifestement contraire à la jurisprudence "Smirgeomes" (4). En effet, il avait annulé le rejet de l'offre du groupement composé par les sociétés requérantes au motif que la communication qui leur avait été faite par la région Réunion, sur leur demande, du rapport d'analyse des offres, était susceptible de nuire à une concurrence loyale entre opérateurs économiques en raison des informations qu'il comportait.
Cette solution du juge de première instance démontre les abus auxquels le référé précontractuel pouvait conduire avant la reconnaissance de son caractère nécessairement subjectif. En effet, la communication de ces informations pouvait éventuellement porter atteinte aux intérêts des seuls concurrents des sociétés requérantes, en raison de la divulgation potentielle de leurs secrets industriels et commerciaux. En revanche, pour ces sociétés requérantes, cette communication ne pouvait que leur être bénéfique (c'est la raison pour laquelle elles l avaient demandée). Il était donc pour le moins stupéfiant qu'elles puissent parvenir à faire annuler la procédure en se fondant sur cette communication qu'elles avaient elles-mêmes sollicitée à leur profit ! Si l'arrêt "Smirgeomes", puis l'ordonnance du 7 mai 2009, n'avaient pas posé l'exigence que le requérant démontre avoir été lésé par le manquement invoqué afin que la procédure soit annulée, il aurait suffit, pour les opérateurs économiques, de toujours demander le rapport d'analyse des offres en espérant, malgré la jurisprudence du Conseil d'Etat alors en vigueur (5), auquel le pouvoir adjudicateur répondrait favorablement (6), pour ensuite saisir le juge du référé précontractuel avec la certitude d'obtenir l'annulation de la procédure.
II - Un aménagement de la jurisprudence relative à la communication de l'analyse des offres
La jurisprudence du Conseil d'Etat évolue, avec l'arrêt commenté, sur la question de la communication de l'analyse des offres qui devient possible après la sélection desdites offres (A). Cette jurisprudence n'est pas, toutefois, sans susciter certaines interrogations (B).
A - La communication de l'analyse des offres après leur sélection
La communication de l'analyse des offres peut être cruciale pour un candidat évincé afin de pouvoir examiner si son offre et celles de ses concurrents ont été jugées conformément aux documents de la consultation, et sur un même pied d'égalité. Certes, le rejet de son offre sera motivé, comme l'impose l'article 80 du Code des marchés publics. Mais la motivation sera succincte. Pour en savoir plus, ce candidat malheureux peut, sur le fondement de l'article 83 du même code (N° Lexbase : L9821IEH), demander "les motifs détaillés du rejet de sa candidature ou de son offre et [sauf si son offre a été jugée inappropriée, irrégulière ou inacceptable] les caractéristiques et les avantages relatifs de l'offre retenue, ainsi que le nom du ou des attributaires". Mais il ne saura toujours pas comment son offre a été jugée par rapport aux autres, seule la prise de connaissance de l'analyse des offres lui donnera cette information. Le problème est que ce droit à la transparence heurte le droit au secret commercial. Il est, en effet, légitime qu'une société qui présente une offre dans le cadre d'une procédure de mise en concurrence ne voit pas toutes les caractéristiques de sa structure et de son offre dévoilées à ses concurrents. C'était donc de manière logique que, dans un arrêt du 20 octobre 2006, "Syndicat des eaux de la Charente-Maritime" (CE 2° et 7° s-s-r., 20 octobre 2006, n° 278601, Syndicat des eaux de la Charente-Maritime N° Lexbase : A9534DRK), le Conseil d'Etat avait jugé que le pouvoir adjudicateur ne peut pas communiquer à un candidat évincé des informations sur le prix et le délai d'exécution proposés par les autres candidats sans fausser les règles du jeu de la concurrence.
Assurément, par l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat revient sur cette jurisprudence. Ce n'est pas un revirement, puisqu'il considère encore que l'analyse des offres (et donc les renseignements du type prix et délais proposés) ne peut pas être communiquée tant que la sélection des offres n'a pas eu lieu. Mais c'est pour le moins une précision de taille qui est apportée : désormais, cette communication peut intervenir après cette sélection puisque, selon la Haute assemblée, ladite communication n'est alors "plus susceptible de l'affecter et ne [peut] ainsi altérer la concurrence entre les entreprises candidates à l'attribution du marché". Cette conclusion manque peut-être de nuances.
B - Une communication sans préjudice ?
En effet, une telle communication peut encore, à notre avis, altérer la concurrence entre les entreprises concernées. Certes, ce ne sera plus le cas dans le cadre du marché en cause, puisque la sélection des offres a déjà été réalisée, sauf si la procédure est annulée pour une autre raison et que ces entreprises doivent présenter une nouvelle offre. Il est alors fort probable que les caractéristiques avantageuses de l'offre qui avait été retenue soient reprises, dans la mesure du possible, par tous les autres candidats. Surtout, une telle communication est préjudiciable pour les concurrents du requérant puisque celui-ci va pouvoir utiliser les informations ainsi recueillies, soit dans le cadre d'autres mises en concurrence, soit pour ajuster son offre sur le marché économique concerné. Il est donc possible d'être surpris par la nouvelle position du Conseil d'Etat qui fait fi des réalités du combat commercial entre opérateurs économiques, ces derniers pouvant parfaitement formuler une demande de communication de l'analyse des offres uniquement pour suivre l'évolution de leurs concurrents, marché public après marché public.
Le Conseil d'Etat s'éloigne ainsi de la position de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) qui continue d'estimer que si, en principe, le détail de l'offre de l'entreprise attributaire peut être communiqué (7) (ce qui est indispensable pour assurer une transparence des conditions dans lesquelles le marché sera exécuté), en revanche le détail des offres des candidats dont l'offre n'a pas été retenue, n'a pas à l'être (8). L'analyse des offres ne peut donc être communiquée qu'à condition que les informations susceptibles de fausser le jeu de la concurrence (selon le cas d'espèce : les moyens techniques des candidats, les délais proposés, le descriptif des variantes proposées...) soient occultées, sans considération du moment où intervient cette communication, que ce soit avant ou après la sélection des offres. L'on peut regretter que le Conseil d'Etat n'ait pas jugé utile de suivre l'analyse de la CADA.
(1) Voir les nouvelles dispositions (CJA, art. L. 551-1 N° Lexbase : L1591IEN et suivants, et R. 551-1 N° Lexbase : L9813IE8 et suivants) issues de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), et du décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009, relatif aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L9773IEP), applicables pour les procédures lancées à partir du 1er décembre 2009.
(2) CE Contentieux, 3 novembre 1995, n° 157304, CCI de Tarbes et des Hautes-Pyrénées (N° Lexbase : A6724AND), Recueil, p. 394, et la nouvelle rédaction de l'article L. 551-1 applicable aux contrats pour lesquels une procédure a été lancée à compter du 1er décembre 2009.
(3) Voir la rédaction de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative.
(4) Etant précisé que l'ordonnance cassée par le Conseil d'Etat a été rendue le 2 juillet 2007, soit plus d'un an avant l'intervention de l'arrêt "Smirgeomes".
(5) CE 2° et 7° s-s-r., 20 octobre 2006, n° 278601, Syndicat des eaux de la Charente-Maritime (N° Lexbase : A9534DRK), n° 278601, AJDA, 2006, p. 2287 et s., note J.-D. Dreyfus. Selon cet arrêt, la transmission à un candidat évincé d'une analyse des offres des autres candidats fausse l'application des règles de la concurrence. Voir infra l'analyse de cette solution, à laquelle l'arrêt commenté met fin.
(6) Dans la pratique, les pouvoirs adjudicateurs (même les plus importants) étaient nombreux à méconnaître l'arrêt du 20 octobre 2006, et continuaient à transmettre l'analyse des offres.
(7) Pour une présentation générale de la position de la CADA et, notamment, des exceptions à ce principe par exemple pour les marchés dits répétitifs, voir son rapport d'activité 2008, p. 28 et s..
(8) Voir, par exemple, avis n° 20092543-EV du 31 juillet 2009.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:377159