La lettre juridique n°372 du 19 novembre 2009 : Rel. individuelles de travail

[Questions à...] CV anonyme... nouvelle chimère ? Questions à Eric Lemaire, porte-parole d'Axa France

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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Le 3 novembre 2009, Xavier Darcos, ministre du Travail, Laurent Wauquiez, secrétaire d'Etat à l'Emploi, Eric Besson, ministre de l'Immigration et de l'Intégration, et Yazid Sabeg, commissaire à la diversité, lançaient, à grands renforts médiatiques, une "grande campagne d'expérimentation" du CV anonyme, portant sur une cinquantaine d'entreprises volontaires dans sept départements (1), afin de lutter contre les discriminations à l'embauche. Pendant six mois, ces entreprises volontaires s'engagent à recruter, au moins partiellement, sur CV anonyme. A croire que l'outil était une nouveauté révolutionnaire dans le monde du recrutement, mettant fin aux discriminations les plus diverses. Pour autant, le CV anonyme n'est-il pas obligatoire pour toutes les entreprises de plus de 50 salariés depuis la loi sur l'égalité des chances... du 31 mars 2006 (2) ? Si la réponse est assurément positive, en atteste l'article 24 de ladite loi (3), précisons tout de même que le Gouvernement n'a pris, en plus de 3 ans, aucun décret d'application, ce qui explique, s'il fallait le justifier, la timidité des entreprises en la matière. C'est que le dispositif est loin de faire l'unanimité et, dans les faits, très peu d'entreprises utilisent ce mode de recrutement. Parfois taxé de "marketing politique", cet outil est-il vraiment efficace pour lutter contre les discriminations à l'embauche ? Eléments de réponse avec Eric Lemaire, porte-parole d'Axa France, l'un des précurseurs dans l'expérimentation du CV anonyme. Avant de commencer, rappelons que l'article L. 1221-7 du Code du travail (N° Lexbase : L0781H9S) prévoit que, dans les entreprises de 50 salariés et plus, les informations mentionnées à l'article L. 1221-6 (N° Lexbase : L0779H9Q) et communiquées par écrit par le candidat à un emploi ne peuvent être examinées que dans des conditions préservant son anonymat (4). Et de préciser, de façon très classique, que les modalités d'application seront déterminées par décret en Conseil d'Etat. Et c'est sans doute là que le bât blesse, puisque, depuis 2006, aucun décret d'application n'est intervenu, rendant ineffective une telle mesure.
Pour autant, dans son discours de Palaiseau du 17 décembre 2008, le Président de la République annonçait déjà une série de mesures destinées à réduire les discriminations, notamment, dans l'emploi, allant jusqu'à souhaiter que "le CV anonyme devienne un réflexe pour les employeurs" et engageant le Gouvernement à mener une expérimentation avec 100 grandes entreprises.
C'est donc dans ce contexte qu'intervient la nouvelle expérimentation du CV anonyme lancée le 3 novembre auprès des entreprises volontaires. Elle devrait permettre de déterminer la nécessité de prendre un décret d'application, de mesurer les effets concrets de l'utilisation des CV anonymes dans les recrutements et d'en tirer tous les enseignements. Elle devrait, également, conduire à l'élaboration d'un guide de l'utilisation du CV anonyme. Pour résumer, il s'agit donc de tester l'impact du CV anonyme dans les processus de recrutement et d'évaluer le rôle de cet outil pour promouvoir la diversité et prévenir les discriminations à l'embauche.
La période d'expérimentation est relativement courte, puisqu'elle s'étale sur 6 mois, de novembre 2009 à avril 2010. Pôle emploi fera un premier bilan en début d'année, avant le bilan final fixé, a priori, à la rentrée 2010.
Il est prévu que le CV transmis aux employeurs ne comporte plus l'identité du candidat (nom et prénom), les coordonnées électroniques, l'adresse, le sexe, l'âge ou la date de naissance, le lieu de naissance, la nationalité, la situation familiale du candidat et, le cas échéant, il conviendra également de retirer la photographie du CV.
A noter que les offres d'emploi concernées par l'expérimentation sont les offres d'une durée de contrat de trois mois et plus en CDD, CDI, contrat de travail temporaire, à l'exclusion des contrats en alternance et des stages. Seules les offres d'emploi du secteur marchand sont concernées, sont donc exclus les contrats d'accompagnement dans l'emploi (CAE) et les contrats d'avenir (CAV). En revanche, les postes ouverts à l'expérimentation concernent toutes les qualifications : postes d'ouvriers, d'employés mais aussi les cadres, etc..
Dans cette optique, début novembre, pas moins de 19 000 lettres ont été envoyées par Pôle emploi aux entreprises de plus de 50 salariés des 7 départements expérimentateurs, leur proposant de rejoindre les 49 entreprises déjà mobilisées, dont Axa, de participer à l'opération et de répondre, ensuite, à des questions sur les avantages et inconvénients du CV anonyme. Les entreprises ayant au moins un établissement de plus de 50 salariés dans ces 7 départements sont éligibles à l'expérimentation. Les entreprises situées sur d'autres territoires pourront faire appel aux intermédiaires de l'emploi susceptibles de proposer une offre de service dédiée, sur les départements situés en dehors du périmètre de l'expérimentation.
Parallèlement, enfin, un comité de pilotage national est mis en place, pour la durée de l'expérimentation, sous la présidence conjointe du secrétariat d'Etat chargé de l'Emploi, du ministère du Travail et du commissariat à la Diversité. Il se réunira en moyenne toutes les six semaines pour prendre les décisions relatives aux orientations stratégiques et au bon déroulement de l'expérimentation et assurer sa montée en charge.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les mentions qui ne doivent plus figurer sur un CV anonyme ?

Eric Lemaire : Depuis le 26 janvier 2005, les champs suivants remplis par les candidats sont "anonymisés" : nom, prénom, coordonnées, date de naissance, nationalité, âge et sexe. Pour résumer, sont anonymisées toutes les informations qui pourraient être discriminantes ou donner lieu à une discrimination. A une petite chose près nous concernant, puisqu'on laisse apparaître le numéro du département, l'idée étant de répartir les CV en fonction de leur zone géographique.
Nous l'avons expérimenté pour toutes les candidatures à des postes de commerciaux, soit l'essentiel des postes à pourvoir dans notre société (environ 800 recrutements par an), adressées via internet. Cette "anonymisation" permet aux personnes en charge du recrutement de concentrer leur examen sur la formation et l'expérience professionnelle des candidats. Sur cette base exclusivement professionnelle, ils envoient automatiquement un mail aux candidats en répondant, soit que son profil ne correspond pas à nos recherches, soit l'invitant à prendre contact avec nous. En octobre dernier, nous avons décidé d'étendre la pratique du CV anonyme aux postes "administratifs".

Lexbase : Est-ce suffisant ? Prenons l'exemple d'un senior qui ne fait pas figurer ces mentions dans son CV, ses expériences professionnelles ne risquent-elles pas de le trahir ? Finalement, cet outil ne risque-t-il pas d'être pris à son propre piège ?

Eric Lemaire : C'est une question pertinente. Un senior peut effectivement trahir son âge par rapport à son expérience professionnelle. Il convient, cependant, de souligner le fait qu'un candidat n'est pas contraint de signifier toutes ses expériences sur son CV, il ne peut y faire figurer que les plus significatives au regard du poste sur lequel il postule. Je tiens, par ailleurs, à préciser qu'Axa France recrute également des seniors, par exemple, sur des métiers d'agents mandataires.

Lexbase : Vous utilisez depuis près de cinq ans ce dispositif pour recruter vos commerciaux et vos cadres administratifs, comment se passe, en pratique, le recrutement par CV anonyme ?

Eric Lemaire : Les CV anonymes sont des CV renseignés via le site internet, pour les autres CV (forum, cooptation), les candidats ont le choix de postuler de la façon qu'ils veulent, mais il est vrai que la part des CV internet devient ou sera amenée à devenir de plus en plus importante. Il y a un côté très "pratico-pratique". Le recruteur reçoit le CV, s'il l'intéresse, il décide alors de lever l'anonymat et un message de rendez-vous est envoyé, il n'a les informations qu'à ce moment. Si le CV a été refusé, l'anonymat n'est pas pour autant levé.

Lexbase : Quels sont les bénéfices d'un tel outil ?

Eric Lemaire : Nous expérimentons le CV anonyme depuis 2005, il a alors été mis en place pour les salariés commerciaux. Il fallait, en effet, un test significatif et les commerciaux constituent la plus grosse part des recrutements (20 % de nos salariés commerciaux ont été recrutés via le CV anonyme en 2008). Il a été généralisé en octobre dernier pour les autres postes.
Il faut savoir que c'est un outil simple d'utilisation pour nos recruteurs, qui permet d'aller directement à l'information, il constitue ainsi une facilité de lecture indéniable, le candidat intègre lui-même, via internet, les différents critères. C'est également une facilité de contact et puis une réactivité accrue. En résumé, on n'a pas, à ce stade, trouvé de contraintes majeures à l'utilisation d'un tel outil.
Par ailleurs, si, aujourd'hui, le comptage ethnique n'est pas autorisé par la loi, nous avons le sentiment que la mise en place du CV anonyme encourage les jeunes issus des minorités visibles à postuler par ce canal. Il y a, cependant, ici, un point important à souligner : la discrimination peut exister sous d'autres formes. Nous avons, par exemple, recruté une salariée (une femme avec deux enfants), via le CV anonyme, qui ne trouvait pas de travail dans le commercial du fait de sa situation familiale ; c'est aussi une forme de discrimination. La discrimination homme-femme peut exister, c'est pour cela qu'il faut mettre en oeuvre une politique globale pour lutter contre les discriminations, et pas seulement au niveau du recrutement.

Lexbase : Change-t-il réellement les choses ? Ne fait-il pas, finalement, que retarder la discrimination au moment de l'entretien d'embauche ?

Eric Lemaire : La question est récurrente de la part des détracteurs du CV anonyme et il n'existe pas de données permettant d'apprécier la "diversité" des personnes recrutées, la législation ne permettant pas d'identifier les critères ethniques, comme nous l'avons déjà souligné. Mais d'après une enquête anonyme menée en 2005 auprès d'un échantillon représentatif de 560 commerciaux de notre groupe, il apparaît que le CV anonyme a constitué un signal fort en direction des populations susceptibles d'être discriminées. En effet, nous avons estimé à 26 % la part des collaborateurs ayant une origine étrangère parmi les personnes recrutées après 2005, c'est-à-dire via le CV anonyme, contre 20 % pour les collaborateurs recrutés avant 2005 (hors CV anonyme donc). Par ailleurs, il faut souligner qu'au cours de cette enquête, 79 % des personnes qui connaissaient le CV anonyme ont estimé qu'il s'agissait d'une bonne initiative, et 64 % que cette initiative allait favoriser l'emploi des populations issues de la diversité. Nous sommes convaincus que le CV anonyme est un bon élément d'outil de lutte contre les discriminations.
En revanche, si l'on estime que cet outil est positif, il faut bien souligner qu'il ne saurait suffire à lui seul, il doit s'inscrire dans une politique plus globale de diversité et d'égalité professionnelle. Il faut bien insister sur ce point. Le CV anonyme ne saurait donc être une mesure isolée, il s'agit avant tout de diffuser un message clair sur l'égalité des chances et cette politique doit guider tous les aspects de la gestion des ressources humaines : le recrutement, via l'anonymisation des CV, mais, également, la formation, le management, la gestion des carrières ou, encore, la rémunération.


(1) Les Bouches-du-Rhône, le Bas-Rhin, la Loire-Atlantique, le Nord, le Rhône, la Seine-Saint-Denis et Paris.
(2) Loi n° 2006-396 du 31 mars 2006, pour l'égalité des chances (N° Lexbase : L9534HHL). Lire les obs. de S. Tournaux, Dispositions diverses : l'interdiction des enchères électroniques inversées sur le salaire - la mise en place du CV anonyme, Lexbase Hebdo n° 210 du 12 avril 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N6901AKS) : "mais cette mesure risque, surtout, de devenir un casse-tête pour les entreprises et autres cabinets de recrutement qui tâcheront de l'appliquer de bonne foi. Comment la mettre concrètement en pratique ? Faudra-t-il écarter les adresses électroniques, souvent construites autour du patronyme du candidat ? Le domicile fera-t-il partie des informations dont l'employeur ne devra pas tenir compte ? Beaucoup d'interrogations qui, nous l'espérons, trouveront certainement des réponses dans le décret d'application".
(3) Cet article ajoute un nouvel article L. 121-6-1 (N° Lexbase : L3151HIK), devenu L. 1221-7, (N° Lexbase : L0781H9S), au Code du travail.
(4) L'article L. 1221-6 du Code du travail prévoit que les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, au candidat à un emploi ne peuvent avoir comme finalité que d'apprécier sa capacité à occuper l'emploi proposé ou ses aptitudes professionnelles. Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l'emploi proposé ou avec l'évaluation des aptitudes professionnelles. Le candidat est tenu de répondre de bonne foi à ces demandes d'informations.

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