Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 27 mai 2009, n° 310493, M. Hontang (N° Lexbase : A3389EHY)
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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz
le 07 Octobre 2010
A la suite de l'enquête de police, M. H. est mis en examen. Le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Strasbourg ordonne son renvoi devant le tribunal correctionnel qui le condamne par un jugement en date du 12 mai 2006. L'arrêt de la cour d'appel de Colmar en date du 22 février 2007 est cassé par une décision de la Cour de cassation du 28 novembre 2007. L'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Paris qui, par un arrêt en date du 5 novembre 2008, déclare M. H. coupable des chefs de vol et d'escroquerie et le condamne à une peine de 18 mois d'emprisonnement avec sursis assortie de l'interdiction d'exercer une fonction publique pendant 5 ans.
Parallèlement à la procédure pénale, une action disciplinaire est engagée. Par décision du 17 janvier 2005, M. H. fait l'objet d'une interdiction temporaire d'exercice de ses fonctions. Une enquête de l'inspection générale des services judiciaires est diligentée sur le comportement professionnel de l'intéressé. Saisi pour avis, le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation disciplinaire des magistrats du parquet, recommande la sanction de la révocation sans suspension des droits à pension. Par décision du 6 septembre 2007, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, prononce la sanction à l'encontre de M. H.. Puis, par une décision en date du 7 septembre 2007, le Président de la République le radie des cadres de la magistrature.
Les deux décisions se fondent sur deux séries de griefs. Après avoir constaté la commission des faits de vol et d'escroquerie, la décision relève que "ces comportements, qui constituent des manquements graves à l'honneur et aux exigences d'intégrité, de dignité et de probité, ont atteint le crédit et l'image de l'institution judiciaire française et ont compromis sa représentation dans un cadre européen". La seconde série de griefs est tirée des conclusions de l'enquête de l'inspection générale de laquelle il ressort que M. H. a fait preuve de nombreuses insuffisances professionnelles s'étant traduites par l'accumulation d'un retard considérable dans le traitement des affaires lui incombant, y compris dans des affaires graves. Sont ainsi relevés, lors de l'enquête, l'abstention de traitement de plaintes relatives à des officiers ministériels, l'absence de signalement de la disparition de sommes placées sous scellés dans le cadre d'une procédure pénale, plusieurs vols commis dans les locaux du parquet ou encore l'usage abusif de véhicules de service et de téléphone portable. Pour le Garde des Sceaux, "les comportements constatés dans l'exercice de ses fonctions caractérisent de la part de M. H. un manque de rigueur et de sens des responsabilités et contreviennent au devoir de loyauté imposé par son statut de magistrat du parquet" et "constituent des manquements aux devoirs de son état".
M. H., dans l'arrêt d'espèce, demande l'annulation des deux décisions précitées fondant son recours essentiellement sur la méconnaissance des garanties de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) (notamment, à travers le principe d'impartialité N° Lexbase : L7558AIR) et sur le caractère disproportionné de la sanction qui lui a été infligée. Pour le Conseil d'Etat, dès lors que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) n'a aucun pouvoir de décision et se borne à émettre un avis, celui-ci n'a pas le caractère d'une sanction et le moyen tiré de ce qu'il aurait été rendu en méconnaissance des stipulations de l'article 6 § 1 de la CESDH ne peut être utilement invoqué. Toutefois, le moyen est opérant au titre du principe d'impartialité tel qu'il est défini en droit interne. Si le CSM était présidé par le procureur général près la Cour de cassation, la seule circonstance que son avis ait été rendu alors qu'était pendant devant la Cour de cassation, le pourvoi de ce magistrat contre l'arrêt de la cour d'appel rendu dans le cadre de la procédure pénale ayant trait aux mêmes faits que ceux pour lesquels l'intéressé était poursuivi disciplinairement n'est pas, par elle-même, de nature à établir que le CSM aurait statué en méconnaissance du principe d'impartialité. Enfin, le Conseil d'Etat rappelle qu'un magistrat se doit de respecter ses obligations professionnelles, mais aussi de s'abstenir de comportements qui, incompatibles avec l'exercice de ses fonctions, peuvent jeter sur elles le discrédit. En ce sens et eu égard à la gravité des faits avérés, le Garde des Sceaux n'a pas, en lui infligeant la révocation sans suspension des droits à pension, prononcé à son encontre une sanction disproportionnée.
En droit, le contrôle de légalité du Conseil d'Etat permet de combler l'absence dans le statut de la magistrature de voies de recours contre les sanctions disciplinaires mais dans les faits, ce dont témoigne l'arrêt d'espèce, la prudence du Conseil d'Etat domine la jurisprudence relative au contrôle des actes intéressant la carrière des magistrats. Comme peut le noter David Dokhan, "le juge administratif est moins le censeur des sanctions disciplinaires proposées ou prononcées par le Conseil supérieur de la magistrature qu'un gardien des règles déontologiques intervenant en dernier ressort et garantissant en toute fin de contentieux disciplinaire que la sanction était légalement justifiée sur le fond et légalement prononcée dans la forme" (5). La décision d'espèce confirme, en ce sens, la prudence traditionnelle du juge administratif dans l'exercice de son contrôle et ce rôle de gardien et non de censeur de la sanction disciplinaire infligée au magistrat (I). Néanmoins, la décision s'inscrit dans un changement de perspective au niveau du contrôle opéré sur la gravité de la sanction, le juge passant de l'exercice d'un contrôle restreint à l'exercice d'un contrôle normal témoignant ainsi d'une dynamique de contrôle croissant du juge administratif en la matière (II).
I - Une décision qui confirme la prudence traditionnelle du juge administratif et son rôle de gardien et non de censeur des règles déontologiques des magistrats
Le juge administratif, par tradition dans ce type de contentieux, ne s'érige pas en censeur des règles déontologiques des magistrats mais en tant que gardien de ces mêmes règles déontologiques, il rappelle, néanmoins, le respect de certaines règles fondamentales comme l'indépendance entre les procédures disciplinaires et pénales (A) et l'impossibilité pour les magistrats de s'affranchir du respect de ces règles déontologiques (B).
A - Le rappel de l'indépendance entre les procédures disciplinaires et pénales
Tous les auteurs qui se sont essayés à définir le droit disciplinaire ont été amenés à établir une comparaison avec le droit pénal. Les similitudes sont, en effet, inévitables à partir du moment où les deux régimes constituent des manifestations du droit de punir et ont pour but identique de protéger le corps par la réprobation, l'intimidation et la prévention. Mais, si l'ensemble de la doctrine a souligné cette analogie, il a aussi pu être relevé qu'il existait de profondes différences entre les deux sortes de répression : différence de domaine d'application et absence conséquente d'identité des sujets subissant les deux formes de répression, différence de justiciables (6), absence d'identité des fautes et des sanctions (7) ou encore absence d'une identification totale entre les procédures (8). En ce sens, un certain nombre de points ont, déjà, été tranchés s'agissant des relations entre le pénal et le disciplinaire. En vertu de l'autonomie de la répression disciplinaire par rapport à la répression pénale, l'autorité administrative peut agir sans attendre l'issue du procès pénal (9). L'autorité disciplinaire ne peut, sans méconnaître sa compétence, subordonner sa décision à l'intervention d'une décision définitive du juge pénal (10). En dehors de l'établissement des faits, les appréciations faites par l'autorité judiciaire ne s'imposent pas à l'Administration (11). Par exemple, une mesure de réhabilitation ne fait pas obstacle à ce que les faits qui ont servi de base à une condamnation de la juridiction répressive, passée en force de chose jugée au pénal, puissent fonder des sanctions disciplinaires (12).
De manière générale, la procédure disciplinaire est indépendante de la procédure pénale ce que confirme encore une fois l'arrêt d'espèce en jugeant qu'il n'y a pas méconnaissance du principe d'impartialité. Le requérant invoquait sa violation au motif que la formation disciplinaire compétente était présidée par le procureur général près de la Cour de cassation alors qu'était pendant devant la Cour de cassation son pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Colmar rendu dans le cadre de la procédure pénale engagée à raison des mêmes faits. C'est le défaut d'impartialité individuelle objective du procureur général qui est en cause. Trois conditions doivent être cumulativement remplies pour qu'il y ait défaut d'impartialité : les fonctions simultanément exercées doivent l'avoir été à propos de la même affaire ; l'exercice de la première fonction doit avoir révélé l'existence d'un parti pris sur l'issue de cette affaire ; enfin, la part prise par l'intéressé, dans l'exercice de sa première fonction, doit légitimement laisser à penser qu'il a personnellement pris position sur l'affaire.
Conformément aux conclusions du commissaire du Gouvernement Mattias Guyomar (13) sous l'arrêt d'espèce, le Conseil d'Etat a, notamment, jugé que la première de ces conditions (fonctions exercées à propos de la même affaire) n'était pas remplie : les fonctions exercées par le procureur général ne l'ayant, en tout état de cause, pas été à propos de la même affaire. Pour qu'il y ait "même affaire", deux conditions doivent être remplies : il faut, d'une part, que les faits soient identiques (14) et, d'autre part, que les questions examinées à partir de ces faits soient du même ordre. Par conséquent, il faut que l'angle soit identique, qu'il y ait une "coïncidence des questions" (15). La circonstance qu'une même personne ait eu à connaître des mêmes faits ne suffit donc pas. En l'espèce, même si le procureur général s'est penché à deux reprises sur les mêmes faits, il n'a pas eu à connaître deux fois de la même affaire. Ce n'est pas, en effet, la même question que de décider si un comportement est fautif et mérite d'être sanctionné disciplinairement et s'il constitue une infraction pénale même si, aujourd'hui, les transformations majeures du droit disciplinaire font en sorte d'atténuer les différences avec le droit pénal et font surtout ressortir finalement le caractère répressif commun. La procédure disciplinaire reste indépendante de la procédure pénale. Par suite, y compris dans l'hypothèse où c'est à raison des mêmes faits que sont engagées parallèlement les deux procédures, l'autorité investie du pouvoir disciplinaire ne méconnaît pas le principe de la présomption d'innocence en prononçant une sanction sans attendre que les juridictions répressives aient définitivement statué.
B - Le rappel des obligations déontologiques incombant aux magistrats
Il n'y a pas de définition légale de la faute disciplinaire. Il y a quelques textes qui érigent en infraction disciplinaire tel ou tel comportement (16), mais la loi ne saurait définir les termes, par exemple, de "devoirs de son état", "d'honneur", de "délicatesse" ou de "dignité" et il convient de se reporter à la jurisprudence des autorités disciplinaires (17) et à celle des juridictions statuant sur le recours. En l'espèce, pour les magistrats, c'est le Conseil d'Etat qui a contribué à l'élaboration d'un véritable Code de déontologie de la magistrature judiciaire. L'"honneur" et le manque envers les "devoirs de son état" sont, comme en l'espèce, souvent associés entre eux voire à d'autres notions statutaires tant dans les décisions du Conseil supérieur de la magistrature que dans celles du Conseil d'Etat (18). Le 21 février 1968, le Conseil d'Etat a reconnu la légalité de la sanction prononçant la révocation de M. A. (19), procureur de la République, qui était motivée par "le comportement du requérant dans sa vie privée, comportement témoignant d'une absence totale de dignité incompatible avec la qualité de magistrat". Cette jurisprudence est pleinement partagée par le Conseil supérieur de la magistrature. S'il admet que "les manifestations de la vie privée d'un juge ne relèvent pas, par elles-mêmes, de l'action disciplinaire" (20), le Conseil supérieur de la magistrature considère, néanmoins, que le respect de la vie privée trouve sa limite lorsque les griefs formulés "même s'ils ne concernent pas certains aspects de la vie privée du magistrat, n'en ont pas moins un retentissement extérieur et portent atteinte à l'image de celui qui est appelé à juger autrui et, par voie de conséquence, à l'institution elle-même, et lorsque l'auteur ne peut ainsi apparaître, dans son métier de juge et d'arbitre, avec le crédit et la confiance qui doivent lui être accordées" (21). C'est en ce sens qu'à juger le CSM, en l'espèce, en relevant que : "ces comportements, qui constituent des manquements graves à l'honneur et aux exigences d'intégrité, de dignité et de probité, ont atteint le crédit et l'image de l'institution judiciaire française et ont compromis sa représentation dans un cadre européen".
Il reste difficile d'établir la part respective de chacune des notions concernées. Le juge administratif se contente, d'ailleurs, souvent de constater que les agissements en cause constituaient un manquement à l'honneur de la profession de magistrat et ne pouvaient en conséquence bénéficier de l'amnistie. S'il est difficile de dégager un critère précis en la matière et s'il faut relever l'empirisme de la jurisprudence, les insuffisances professionnelles sont, depuis quelques temps plus souvent retenues pour qualifier des manquements professionnels qui jadis recevaient des dénominations différentes (absentéisme, carences, négligences...). Cette évolution accompagne, en réalité, des exigences nouvelles envers une justice qui doit être rendue dans des délais raisonnables de manière équitable et impartiale. Elle est aussi le fruit de l'élévation du niveau d'exigence des justiciables au sujet des devoirs professionnels des magistrats. Il apparaît, ainsi, au fil du temps, que l'exigence d'un niveau d'activité professionnelle suffisant devient plus forte et le seuil au-delà duquel l'insuffisance professionnelle n'est plus tolérée s'abaisse en conséquence (22).
Pour autant, si la décision d'espèce ne témoigne pas à proprement parler de cette extension de la notion d'insuffisance professionnelle vu le nombre et la gravité des faits incriminés et avérés, le Conseil d'Etat veille à ce que cette extension ne soit pas abusive en délimitant rigoureusement les différentes responsabilités. Il agit, de la sorte, dans un souci de protection accrue des magistrats. L'élargissement de la notion d'insuffisance professionnelle auquel mène les évolutions et la jurisprudence ainsi décrite devra toutefois conduire à apprécier finement la part prise par l'insuffisance professionnelle du magistrat en cause dans le dysfonctionnement constaté par rapport au rôle qu'ont pu éventuellement jouer d'autres causes, tels des moyens insuffisants ou une mauvaise organisation du service dont les magistrats n'ont pas la charge. C'est ce que rappelle avec force le Conseil d'Etat dans un arrêt "Stilinovic" en date du 20 juin 2003 (23). Le Conseil d'Etat annulant la sanction disciplinaire de mise à la retraite d'office prise à l'encontre de l'ancien substitut du procureur de la République d'Auxerre, D. S. pour son rôle présumé dans l'enlisement de l'enquête sur les disparues de l'Yonne. En annonçant à l'avance qu'il prononcera la sanction disciplinaire recommandée par le CSM, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, renonce à son pouvoir d'appréciation et commet ainsi une erreur de droit. La sanction de mise à la retraite d'office est, aussi, entachée d'erreur manifeste d'appréciation. Les agissements de M. S. apparaissant beaucoup moins critiquables au Conseil d'Etat que ce qu'affirmait dans son avis le Conseil supérieur de la magistrature. Le mode de transmission du procès verbal par M. S. n'étant pas fautif en soi contrairement à ce qui a pu être établi dans l'avis du CSM qui lui reprochait en substance à M. S. d'avoir agi avec légèreté.
C'est avec prudence, en définitive, qu'agit le Conseil d'Etat dans son contrôle des sanctions disciplinaires prises à l'encontre des magistrats mais, si cette prudence se veut traditionnelle, cela n'empêche pas le Conseil d'Etat de développer, dans certains cas, plus en avant son contrôle. C'est ce qu'il fait dans la décision d'espèce quant au contrôle de la gravité de la sanction prise par l'autorité disciplinaire.
II - Une décision qui s'inscrit, néanmoins, dans une dynamique de contrôle croissant du juge administratif
Si le juge administratif opère un contrôle de qualification juridique sur l'existence d'une faute de nature à justifier une sanction, il opère un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation dans le choix de celle-ci. L'exercice de ce contrôle restreint est ainsi traditionnel dans la jurisprudence administrative (A), mais à la suite d'une dynamique de contrôle croissant, le Conseil d'Etat, en l'espèce, développe son contrôle et se livre, pour la première fois à l'exercice d'un contrôle normal sur le choix de la sanction infligée à un magistrat du parquet (B).
A - L'exercice traditionnel d'un contrôle restreint de la gravité de la sanction
Le Conseil d'Etat s'est, toujours, reconnu compétent pour connaître des requêtes formées contre des sanctions disciplinaires visant des membres du parquet, mais uniquement dans des cas où les poursuites étaient exercées pour des motifs étrangers au comportement du magistrat dans l'accomplissement de ses fonctions ou quand les décisions déférées au Conseil d'Etat étaient contestées dans leur régularité procédurale ou formelle ou dans leur bien fondé par rapport à des faits étrangers à l'exercice des fonctions. Dans les cas où les poursuites ou les décisions étaient fondées sur des motifs tirés du comportement professionnel du magistrat, le Conseil d'Etat refusait d'exercer son contrôle (24) pour ne pas entrer dans l'appréciation du fonctionnement du service judiciaire et ne pas aller au-delà des limites normales de la compétence administrative (25). Mais, le Conseil d'Etat ne pouvait durablement tenir cette position dans l'intérêt même des magistrats sanctionnés et se résolut, finalement, à exercer pleinement sa fonction juridictionnelle, quitte à connaître de faits en rapport avec l'exécution du service judiciaire (26), la solution valant tant pour les magistrats du parquet que pour les magistrats du siège.
Si le Conseil d'Etat exerce, aujourd'hui, pleinement sa compétence juridictionnelle, il n'effectue qu'un contrôle restreint sur l'étendue de la sanction mais on peut alors qualifier ce contrôle de contrôle restreint "complet", puisque si le juge de l'excès de pouvoir a longtemps refusé d'apprécier la gravité de la sanction disciplinaire, il accepte, aujourd'hui, de contrôler, sur le terrain de l'erreur manifeste d'appréciation, l'adéquation d'une sanction à la faute imputée à un agent public (27). Et, cette jurisprudence est applicable aux sanctions prononcées contre des magistrats (28). Le Conseil d'Etat a, par la suite, appliqué une jurisprudence constante dans la censure du choix de la sanction (29) mais il faut rappeler que, par la voie de l'erreur manifeste d'appréciation, le juge contrôle l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de l'administration et ne le sanctionne que dans la mesure où il a été utilisé de façon sinon arbitraire, du moins inadaptée. Il ne s'agit pas pour le juge de substituer son appréciation à celle de l'administration, et de supprimer ainsi l'existence de ce pouvoir discrétionnaire. Il s'agit simplement d'assurer un contrôle minimum du bien fondé de cette décision. Si ce n'est plus l'existence des faits qui est en cause mais leur adaptation à la décision ou leur correspondance aux motifs de droit, ce n'est pas l'exacte adaptation ou correspondance qui déclenche la censure juridictionnelle mais la disproportion entre la situation de fait et les justifications de la décision.
Si le Conseil d'Etat s'est toujours tenu traditionnellement au contrôle restreint de l'erreur manifeste d'appréciation dans le choix de la sanction, sa jurisprudence a quelque peu évolué différemment selon qu'était en litige une sanction infligée à un agent public ou une sanction professionnelle. Le contrôle du dispositif d'une sanction disciplinaire infligée à un fonctionnaire se limite toujours à celui de la disproportion manifeste (30). En revanche, le juge pour excès de pouvoir exerce un contrôle normal sur la sanction infligée à un professionnel, en vérifiant qu'elle n'est pas disproportionnée à la gravité des faits reprochés à ce dernier.
Il a, notamment, été jugé de la sorte à propos de la commission nationale des experts en automobile qui avait infligé à un expert la sanction de la radiation. Pour le juge, la commission, qui disposait d'un éventail de sanctions de nature et de portée différentes, notamment la suspension, a, en faisant le choix de la plus lourde, celle de la radiation, privé ainsi pour une durée indéterminée l'intéressé des revenus qu'il tire de l'exercice de sa profession et prononcé à l'encontre de ce dernier une sanction disproportionnée (31).
B - Le choix nouveau d'un contrôle normal de la gravité de la sanction
Depuis quelques années, un contexte général plaide pour un développement du contrôle restreint voire pour le respect de la proportionnalité de la sanction à la faute si on suit notamment l'évolution des contrôles opérés en matière, notamment, de sanctions prononcées par les autorités administratives indépendantes (32) ou en matière d'arrêtés d'interdiction du territoire (33). C'est également particulièrement marquant dans les contentieux où le juge administratif intervient en dehors des zones de prédilection classiques, en l'occurrence à l'égard de professionnels relevant, avant tout, de la sphère privée, dans d'autres contentieux disciplinaires. Cette influence du juge s'est d'abord manifestée dans le domaine des relations de travail où il a pris un rôle certain dans la définition même de la discipline au sein de l'entreprise par le contrôle, notamment, à travers la décision de l'inspecteur du travail, de la validité des clauses de règlements intérieurs des entreprises privées (34). L'influence du juge administratif se manifeste également dans des corps privés non professionnels dans lesquels, il est devenu, par l'extension de son contrôle, le juge prépondérant. On peut citer, à titre d'exemple, celui des fédérations sportives. Le juge administratif a été amené à étendre son contrôle sur les décisions disciplinaires prises par les instances sportives à l'encontre non d'un sportif professionnel, mais d'un dirigeant bénévole ou des sanctions prises par des organismes distincts statutairement de la fédération (35).
Il faut rajouter à ce contexte général qu'aujourd'hui, les litiges relatifs aux sanctions infligées à un agent public rentrent clairement dans le champ de l'article 6 § 1 CESDH (N° Lexbase : L4971AG9) (36). Or, au regard des exigences de cet article, l'effectivité de l'intervention du juge ne peut être assurée que par l'existence d'un contrôle de pleine juridiction ou, dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, par l'existence d'un entier contrôle sur le pouvoir de sanction ce qui comprend l'appréciation des éléments de fait y compris en ce qui concerne l'adéquation entre la faute et la sanction. Pour constituer une garantie suffisante au regard des exigences conventionnelles, le recours pour excès de pouvoir doit conduire à exercer un entier contrôle de proportionnalité de la sanction (37).
C'est en ce sens que cette nouvelle circonstance de droit amène à l'abandon de la jurisprudence "Thouzard" précitée et le passage à un contrôle normal sur la sanction infligée à un magistrat judiciaire. A noter néanmoins que pour le commissaire du gouvernement Mattias Guyomar, il n'y a pas que les motifs qui condamnent la jurisprudence "Thouzard" qui doivent être pris en compte, il faut aussi tenir compte de la situation spécifique des magistrats. Le respect du principe d'indépendance des magistrats appelle, en effet, en matière disciplinaire, un contrôle approfondi, c'est "la nécessaire conciliation entre le principe d'indépendance et l'exercice de la répression disciplinaire qui appelle la garantie appropriée que constitue le passage, dans le contentieux de l'excès de pouvoir, à un entier contrôle de la qualification juridique des faits non seulement sur le principe mais aussi sur le choix de la sanction" (38). Les magistrats du siège et les magistrats du parquet ne sont pas placés dans la même situation mais en vertu du principe d'unicité de l'autorité judiciaire, ils doivent pouvoir bénéficier des mêmes garanties. En l'espèce et dans le cadre de son nouveau contrôle normal, le Conseil d'Etat a écarté le moyen eu égard à la gravité des faits commis, et qui sont avérés, tant au regard de la déontologie professionnelle que du bon fonctionnement du service public de la justice. Le Garde des Sceaux n'ayant pas commis d'erreur d'appréciation en infligeant au requérant la sanction de révocation sans suspension des droits à pension et n'ayant pas prononcé à son encontre "une sanction disproportionnée".
A noter, en propos conclusifs, que le juge administratif a réaffirmé, après la décision d'espèce "H.", son contrôle restreint en matière de répression disciplinaire dans la fonction publique dans sa décision en date du 27 juillet 2009, "Ministre de l'Education nationale contre Fabienne B." (39) montrant ainsi que la spécificité de la situation des magistrats avait été clairement prise en compte dans le choix du contrôle normal dans l'arrêt "H.". S'il adopte un contrôle normal sur la sanction infligée à un magistrat judiciaire, il n'a pas souhaité modifier l'étendue de son contrôle s'agissant de la discipline dans la fonction publique. Les conclusions couplaient le passage au contrôle normal et la prise en compte de l'ensemble du comportement de l'agent fautif dans l'appréciation du caractère adapté de la sanction infligée. Le Conseil d'Etat a adopté la deuxième branche de cette proposition tout en se limitant au contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation.
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