Réf. : Cass. crim., 29 septembre 2009, n° 09-81.159, Société Saunier-Duval, F-P+F (N° Lexbase : A2997EMX)
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par Romain Ollard, Maître de conférences, Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Pour rejeter l'action civile de la société intervenant comme sponsor, cette juridiction s'attache, d'abord, à démontrer que l'objectif poursuivi par la société dans l'instance pénale était d'ordre purement économique : "le but de la société de sponsoring n'était pas de défendre les intérêts des spectateurs ni des coureurs cyclistes, qui auraient été lésés par l'usage de produits dopants par un sportif, mais bien de promouvoir, par la publicité donnée par les divers médias, sa marque auprès du public". Cette digression pourrait, de prime abord, surprendre dès lors qu'un préjudice commercial résultant de l'atteinte à l'image pourrait être jugé à la fois personnel et direct, conformément aux conditions de recevabilité de l'action civile. Un tel détour était cependant nécessaire au regard de la nature juridique de la société. C'est qu'en effet, la question de l'intérêt à agir se pose en des termes particuliers s'agissant des personnes morales (3). Certes, tout comme les personnes physiques, ces dernières peuvent se prévaloir devant les juridictions répressives d'un préjudice individuel, lorsqu'elles ont personnellement souffert d'une infraction. Mais, en outre, certaines personnes morales peuvent parfois agir pour défendre un intérêt collectif, à la condition que cet intérêt se distingue tant de l'intérêt individuel de ses membres que de l'intérêt général, dont le ministère public assume déjà la charge (4). Aussi, en mettant en exergue l'intérêt exclusivement commercial poursuivi par la société, la chambre de l'instruction entendait démontrer que la société cherchait à demander réparation, non point du préjudice collectif subi par la communauté du cyclisme, mais d'un préjudice individuel résultant des faits de dopage.
Or, de ce second point de vue, la chambre de l'instruction, suivie par la Cour de cassation, considère ensuite que les préjudices économiques invoqués par la société, résultant de l'atteinte à son image, n'ont pu qu'être indirectement causés par les faits de dopage.
Sans doute, en l'espèce, les juges répressifs ne contestent-ils pas le fait que la société de sponsoring puisse être considérée comme ayant effectivement subi un préjudice individuel. Il est, en effet, admis en droit civil qu'une personne morale puisse souffrir d'un préjudice économique résultant d'une atteinte à son image ou à sa réputation, une telle atteinte pouvant engendrer une diminution du chiffre d'affaires (5). Tout au plus serait-il possible de contester la certitude du dommage, dans la mesure où un tel préjudice est extrêmement délicat à évaluer (6), ce qui explique le fait que, dans ce type d'hypothèses, les juges civils aient recours, par préférence, au préjudice moral, pour lequel l'évaluation ne souffrira guère de contestation (7).
Les juges répressifs ont simplement entendu dénier à la société de sponsoring la qualité de "victime pénale" (8), décidant ainsi de la renvoyer devant son juge naturel, le juge civil. Droit exceptionnel, l'action civile n'est, en effet, recevable devant les juridictions répressives qu'autant que la partie qui l'exerce a personnellement souffert d'un dommage directement causé par l'infraction.
Si la doctrine reste divisée quant à la signification exacte de cette double exigence de préjudice direct et personnel, les auteurs s'accordent, en revanche, à considérer que l'exercice de l'action civile doit être réservé à ceux qui ont personnellement subi l'atteinte à l'intérêt protégé par l'infraction pénale. En d'autres termes, pour que l'action civile soit jugée recevable, la personne qui l'exerce doit être celle qui a subi en sa personne le résultat pénal de l'infraction considérée (9). C'est précisément à cette réalité que la Cour de cassation fait référence lorsqu'elle évoque le caractère "direct" du préjudice. Le préjudice direct serait ainsi l'image réduite, au plan processuel, du résultat pénal de l'infraction, au plan substantiel. Dès lors, en décidant que "ne peut être qu'indirect pour une société intervenant comme sponsor d'une équipe cycliste, le préjudice résultant de l'atteinte que porterait à son image de marque la commission imputée à un coureur de cette équipe d'infractions liées à la pratique du dopage", la Chambre criminelle estime que la société n'a pas subi en sa personne le résultat pénal de l'infraction de dopage. Et, effectivement, il est incontestable que ce délit n'a pas vocation à protéger les intérêts pécuniaires du sponsor, de sorte que, à défaut d'adéquation entre le résultat du délit et le préjudice allégué par la société, l'action civile ne pouvait qu'être jugée irrecevable.
Si cette décision paraît donc juridiquement fondée, elle permet aussi de mettre en lumière toute la difficulté qu'il peut y avoir à cerner les concepts de dommage personnel et direct. Certes, d'un point de vue théorique, l'analyse de ces dommages comme l'image réduite au plan processuel du résultat pénal de l'infraction est claire. De deux choses l'une : ou bien, le préjudice invoqué correspond adéquatement à l'intérêt protégé par l'infraction, auquel cas l'action civile du demandeur sera jugée recevable ; ou bien, en cas de distorsion entre l'intérêt pénalement protégé et le préjudice allégué, il ne restera plus à la victime que la possibilité de porter sa demande de réparation devant le juge civil. Toutefois, l'application concrète de ces préceptes demeure extrêmement aléatoire dans la mesure où elle est entièrement dépendante de la détermination préalable du résultat pénal de l'infraction considérée, dont on sait qu'il constitue l'une des notions les plus incertaines de la théorie de l'infraction pénale (10). Sans doute est-il des hypothèses où la détermination de l'intérêt pénalement protégé est évidente. Ainsi, peut assurément être considéré comme la "victime pénale" d'un vol, celui qui allègue d'un préjudice consistant en une privation de la possession d'une chose lui appartenant, dès lors qu'il est certain que c'est précisément ce résultat que le législateur a voulu éviter en incriminant le vol (11). En revanche, sitôt qu'un doute existe, au plan substantiel, sur la nature de l'intérêt protégé par un texte d'incrimination, cette incertitude rejaillit mécaniquement, au plan processuel, sur la caractérisation des dommages personnels et directs. La présente affaire constitue, à cet égard, une illustration particulièrement significative de ces difficultés. Dès lors qu'il est, en effet, extrêmement difficile de déterminer l'intérêt protégé par l'infraction de dopage -la santé publique, la santé des sportifs, la moralité du sport ?-, ces doutes se reportent logiquement, comme par effet réflexe, sur la détermination des personnes admises à exercer l'action civile.
Ces difficultés pourraient expliquer non seulement l'absence de définition abstraite des dommages direct et personnel en jurisprudence mais encore la casuistique jurisprudentielle qui défie tout essai de systématisation en la matière, un même type de dommage pouvant être considéré comme direct ou indirect au gré des espèces. Il semblerait même parfois possible de se demander si la recevabilité de l'action civile ne tend pas à devenir une question de pure politique juridique, bien plus qu'une question de technique juridique. C'est qu'en effet, les juridictions répressives sont prises dans un dilemme entre la volonté d'ouvrir largement la voie de l'action civile afin que les infractions pénales puissent être effectivement dénoncées et poursuivies, d'une part, et la volonté de limiter l'accès au prétoire pénal, d'autre part.
Ainsi à certains égard, les juridictions répressives s'attachent-elles à élargir le cercle des personnes admises à exercer l'action civile, ainsi qu'en témoigne, par exemple, le recul contemporain de la catégorie des infractions d'intérêt général, pour lesquelles toute constitution de partie civile est exclue dès lors que ces infractions sont édictées dans l'intérêt exclusif de l'ordre public (12). Mais à d'autres égards, la jurisprudence s'emploie, au contraire, à fermer l'accès au prétoire pénal, comme le montre la question de la recevabilité de l'action civile dans le cadre de l'abus de biens sociaux. Alors que classiquement, les juridictions répressives admettaient la constitution de partie civile des associés pour la réparation de leurs préjudices individuels propres, la Chambre criminelle de la Cour de cassation est revenue sur cette solution, par deux arrêts du 13 décembre 2000, en jugeant que la dépréciation des titres sociaux, consécutive à un abus de biens sociaux, était un dommage subi par la société elle-même, et non un dommage propre à chaque associé. Désormais, seule la société est donc considérée comme une victime directe de l'infraction. Sans doute la Cour de cassation fonde-t-elle juridiquement sa solution sur l'article 2 du Code de procédure pénale. Mais, des raisons plus profondes expliquent en réalité ce revirement. La qualification d'abus de biens sociaux était, en effet, parfois détournée de son but, le délit étant utilisé comme un moyen de pression exercé par les associés, qui utilisaient la menace de la voie pénale pour remettre en cause les décisions des dirigeants (14). Aussi, en limitant la possibilité pour les victimes d'agir devant le juge pénal, la jurisprudence aurait en réalité voulu condamner cette dérive, l'abus de biens sociaux ne devant pas conduire, par une remise en cause systématique des actes de gestion des dirigeants, à une paralysie de l'entreprise. La question de la recevabilité de l'action civile serait-elle ainsi devenue une pure question de politique juridique ?
(1) Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, Procédure pénale, Armand Colin, 4ème éd., 2004, n° 193.
(2) Ce qui, juridiquement, correspond à l'infraction d'utilisation de substances vénéneuses (C. santé publ., art. L. 5432-1 N° Lexbase : L0481IBG et s.).
(3) G. Stéfani, G. Levasseur, B. Bouloc, Procédure pénale, Dalloz, 21ème éd., 2008, n° 243 et s..
(4) Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, op. cit., n° 211 ; G. Stéfani, G. Levasseur, B. Bouloc, op. cit., loc. cit..
(5) M.-L. Izorche, Les fondements de la sanction de la concurrence déloyale et du parasitisme, RTDCom., 1988, p. 17 ; Ph. Le Tourneau, De la spécificité du préjudice concurrentiel, RTDCom., 1998, p. 83.
(6) Il est, en effet, difficile d'évaluer les conséquences réelles de l'atteinte à la réputation d'une entreprise dès lors que la diminution du chiffre d'affaires peut avoir une pluralité de causes (Ph. Le Tourneau, op. cit., p. 90).
(7) Ph. Stoffel-Munck, Le préjudice des personnes morales, Mélanges Ph. Le Tourneau, Dalloz, 2008, p. 959 ; V. Wester-Ouisse, Le préjudice moral des personnes morales, JCP éd. G, 2003, I, 145.
(8) L'expression est celle de MM. S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, Litec, 4ème éd., 2008, n° 954 et s..
(9) V., notamment, Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, op. cit., n° 198 ; S. Guinchard, J. Buisson, op. cit., n° 960.
(10) Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, op. cit., n° 199.
(11) S. Guinchard, J. Buisson, op. cit., n° 960.
(12) Sur ce déclin contemporain de la catégorie des infractions d'intérêt général, v., notamment, S. Guinchard, Grandeur et décadence de la notion d'intérêt général : la nouvelle recevabilité des actions civiles en cas d'infractions à la législation économique, Mélanges Vincent, p. 137 ; J. Larguier, Action individuelle et intérêt général, Mélanges Hugueney, p. 87 ; J. Rubelin-Devichi, L'irrecevabilité de l'action civile et la notion d'intérêt général, JCP, 1965, I, 1922.
(13) Cass. crim., 13 décembre 2000, n° 99-80.387, Leonarduzzi Raynald et autre, publié (N° Lexbase : A3245AUQ), Bull crim., n° 373, DP, 2001, comm. 47, obs. J.-H. Robert. Cette solution a été confirmée par la suite : v., Cass. crim. 5 décembre 2001, n° 01-80.065, Delvert Jean (N° Lexbase : A0580AY7), Bull. Joly, 2002, n° 107, note H. le Nabasque.
(14) D. Rebut, Les sanctions pénales et la gestion des sociétés, RJ com. 2001, numéro spécial, La dépénalisation de la vie des affaires, p. 119, spéc. p. 129.
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