La lettre juridique n°372 du 19 novembre 2009 : Universités

[Questions à...] L'Ecole de Droit de Sciences Po ou comment former "les juristes polyvalents dont le début du 21ème siècle a besoin" (1) - Questions à Christophe Jamin, Directeur de l'Ecole de Droit

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[Questions à...] L'Ecole de Droit de Sciences Po ou comment former "les juristes polyvalents dont le début du 21ème siècle a besoin" (1) - Questions à Christophe Jamin, Directeur de l'Ecole de Droit. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212135-questions-a-lecole-de-droit-de-sciences-po-ou-comment-former-les-juristes-polyvalents-dont-le-debut-
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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

le 07 Octobre 2010

Le 30 septembre 2009, l'Ecole de Droit de Sciences Po ouvrait ses portes pour la première fois, accueillant 280 élèves.

Cette école est née de l'initiative du corps académique des professeurs de droit de Sciences Po. Elle est le fruit de la réflexion d'une commission composée de personnes de renom provenant du Barreau, de l'entreprise, d'universités étrangères, d'institutions et d'autorités de régulation et présidée par le célèbre avocat, Jean-Michel Darrois (2), à qui le projet a été présenté. Si elle a été souhaitée par les étudiants et par de nombreux acteurs de la vie professionnelle, l'Ecole de Droit de Sciences Po a suscité la polémique du côté des universités, qui se sentent menacées par cette récente concurrence. En témoignent, par exemple, les réactions dans la presse et sur son blog (3) de Louis Vogel, Président de l'Université Paris II - Panthéon-Assas : "on verra bien qui forme le mieux les juristes de haut niveau dont notre pays a besoin". La faculté, dont l'ambition est d'être la "French law School", a, en effet, elle aussi, mis en place sa propre formation destinée à façonner l'élite des professionnels du droit de demain.

La guerre serait-elle déclarée ? Rien n'est moins sûr. Sciences Po argue, notamment, d'être sur une niche. Ce serait oublier, aussi, que les projets sont différents, tout comme les méthodes d'enseignement. Pour le moins, la prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume concurrence-t-elle directement les grandes universités de droit ? Une fois encore, la réponse n'est pas évidente. Certes, les profils seront différents. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement que les uns seront meilleurs que les autres ou plus indispensables. La diversité des formations est une richesse pour les employeurs. Pourquoi ne pourrait-elle pas l'être aussi pour les futurs professionnels ? Ne peut-on pas envisager que les profils se complètent, plutôt qu'ils ne s'opposent ?

Ce débat mis de côté, il n'en demeure pas moins que Sciences Po vient de parachever son dispositif de formation à certaines professions du droit, en instituant son Ecole de Droit. Christophe Jamin, à qui la direction de l'Ecole a été confiée, nous fait l'honneur de nous présenter l'offre pédagogique de l'institut en matière juridique et, en particulier, celle de l'Ecole de Droit, fondée sur quatre piliers : (i) elle s'adresse à des étudiants polyvalents issus de cursus variés et elle est (ii) adaptée au monde professionnel, (iii) centrée sur l'international et (iv) enrichie par la recherche.

Lexbase : Sciences Po proposait deux masters juridiques. Quels sont-ils ? Pourquoi les remanier en les intégrant au sein de l'Ecole de Droit ?

Christophe Jamin : L'Ecole de Droit s'inscrit dans l'architecture générale de la formation à Sciences Po. Les enseignements qui y sont dispensés sont échelonnés sur trois niveaux :

- le "collège universitaire" qui donne accès à un bachelor à l'issue de trois années d'études généralistes dont la troisième est nécessairement passée à l'étranger. Il faut, ici, préciser que l'enseignement du droit est très présent au sein de ce collège universitaire ; tous nos étudiants suivent des cours de droit au titre de leurs "humanités" ;

- les masters, qui permettent à nos étudiants de se spécialiser durant deux ans suivants l'obtention du bachelor (4) ; certains de ces masters sont, désormais, regroupés au sein d'écoles, ce qui sera le cas de l'Ecole de Droit qui aura vocation à réunir les actuels masters "Droit économique" et "Carrières juridiques et judiciaires" qui permettent l'accès à l'examen d'entrée aux écoles du barreau depuis 2007 (5) ;

- enfin, des programmes doctoraux en droit, économie, histoire, sciences politiques et sociologie. Nous avons, en particulier, tenu à développer un très ambitieux programme doctoral au sein de l'Ecole de Droit, car nous sommes tout à fait convaincus que la qualité de l'enseignement est intimement liée à la qualité de la recherche.

Lexbase : Quels enseignements sont dispensés dans le cadre de l'Ecole de Droit ? Quels profils ont les étudiants qui la rejoignent ?

Christophe Jamin : La formation dispensée au sein de l'Ecole de Droit s'étend idéalement sur trois années :

- la première année porte sur l'enseignement des fondamentaux du droit et du droit économique ;

- s'agissant des étudiants qui suivent la filière "Droit économique", la seconde année est plus orientée vers des spécialités - droit des marchés et de la régulation, contentieux économique et arbitrage, propriété intellectuelle, droit et globalisation, etc.. Pour leur part, les étudiants inscrits au sein de la spécialité "Carrières juridiques et judiciaires" reçoivent des enseignements plus classiques qui les destinent majoritairement à préparer le concours de la magistrature ;

- entre la première et la seconde année, nos étudiants ont l'opportunité de suivre deux stages de longue durée, d'abord au sein d'un cabinet d'avocats, ensuite au sein d'une entreprise ou d'un organisme de régulation de l'économie ; nous pensons, en effet, que l'expérience pratique est absolument fondamentale pour l'apprentissage du droit, dès l'instant qu'elle s'inscrit pleinement dans un projet pédagogique précis. C'est, d'ailleurs, la raison pour laquelle nos maîtres de stage seront pleinement nos partenaires pédagogiques.

La spécificité de notre enseignement tient au fait que nous favorisons la transversalité, la pluridisciplinarité, la mise en contexte permanente du droit, et aussi l'interactivité, car nous fonctionnons essentiellement par petits groupes. Ce qui signifie que nous avons rompu avec la distinction entre cours magistraux et conférences de méthode. Nous mettons enfin l'accent sur l'international. Plusieurs universitaires étrangers assurent régulièrement un enseignement au sein de l'Ecole de Droit. Ces enseignements sont, d'ailleurs, dispensés, lorsque la matière s'y prête, en anglais, ce qui correspond à peu près à 30 % de nos enseignements. L'Ecole de Droit permet, en outre, à nos étudiants de suivre un semestre d'enseignement au sein de nos universités partenaires que sont plus spécialement Columbia, McGill et Sao Paulo, afin qu'ils puissent s'acclimater à une autre façon de percevoir et d'enseigner le droit, ce qui leur sera très profitable pour leur exercice professionnel.

Quant aux élèves qui rejoignent l'Ecole de Droit, ils sont issus principalement du Collège universitaire de Sciences Po (environ 80 % de la promotion de cette année), mais ils peuvent aussi avoir suivi une autre formation de l'enseignement supérieur en trois ou quatre ans (écoles de commerce, écoles d'ingénieur, facultés de lettres, ENS, etc.). Sciences Po a, en effet, toujours misé sur la diversité des profils et nous y tenons plus spécialement au sein de l'Ecole de Droit.

Lexbase : Les facultés de droit ont-elles raison de craindre la concurrence de l'Ecole de Droit de Sciences Po ? En quoi diffèrent l'offre pédagogique de votre Ecole et celle proposée par les universités ?

Christophe Jamin : Comme l'a souligné Richard Descoings, Sciences Po se situe sur des niches plus restreintes et s'adresse à un nombre limité d'étudiants. Plus généralement, nos projets d'enseignement ne sont pas les mêmes et a fortiori nos approches, nos outils et nos méthodes pédagogiques diffèrent.

Comme je vous l'ai dit, nous mettons l'accent sur une méthode interactive, sur la place de l'international (essentiel en particulier pour ceux qui rejoindront les services juridiques de grandes entreprises) et sur la nécessité d'apprendre au plus tôt à nos étudiants à résoudre des problèmes concrets qui font appel à de nombreuses branches du droit. Je m'explique : dans la vie professionnelle, aucun juriste ne traite d'un problème qui ne touche qu'aux procédures collectives ou au droit des sûretés, qui relève du seul droit privé ou du seul droit public ; les questions sont toujours multiples et complexes ; il est, donc, important de privilégier le plus tôt possible l'étude du droit portant sur certains objets (par exemple, le financement de l'entreprise), plutôt que sur les seules branches du droit enseignées séparément, et cela pour qu'il n'y ait pas un trop grand décalage entre l'enseignement du droit tel qu'il est reçu chez nous et ce que les étudiants affronteront très vite une fois entrés dans la vie professionnelle. Ce qui fait que nous choisissons de les plonger au plus tôt dans le "grand bain", même s'ils se sentent perdus au début. Cependant, l'expérience montre qu'ils deviennent très rapidement très agiles et très créatifs.

Mais, il y a peut-être plus que cela. Sciences Po veut être une grande université consacrée aux sciences sociales. A mon sens, le droit n'est pas une discipline autonome des sciences sociales.

Or, il me semble que les facultés de droit, dont je suis issu et dont j'ai étudié très attentivement les évolutions tout au long du 20ème siècle, ont principalement envisagé le droit comme indépendant des sciences sociales, dont elles se bornent à faire des sciences annexes, ce qui est une manière de les rejeter à l'extérieur même du droit. Leur enseignement y est finalement resté marginal, les facultés s'étant surtout concentrées, voire repliées, sur la technicité des matières purement juridiques, ce que les anglo-américains appellent la "black letter law". C'est la raison pour laquelle, par exemple, l'analyse économique du droit est si mal perçue chez nous, alors qu'elle peut apporter beaucoup à la réflexion et à la formation des juristes. D'ailleurs, de nombreux avocats appartenant à des cabinets internationaux sont très demandeurs de ce genre de formation, peut-être sous l'influence de leurs homologues américains.

Cela reflète en définitive deux conceptions différentes de la manière de former des juristes, ce qui renvoie à deux manières de concevoir le droit. Mais, fort heureusement, chacun est libre de ses convictions, du moins je l'espère... La diversité est favorable aux étudiants et à leurs employeurs, mais aussi à la qualité de la recherche juridique. Comme le président Louis Vogel l'a reconnu, c'est aussi cette diversité qui permet de dynamiser les formations universitaires dans leur ensemble. Ce dont je me réjouis très vivement.


(1) Cf. L'Ecole de Droit de Sciences Po ouvre ses portes, communiqué de presse du 30 septembre 2009.
(2) La commission était composée de Sabino Cassese, juge à la Cour constitutionnelle italienne, Jean-François Guillemin, secrétaire général du groupe Bouygues, Paul -Albert Iweins, avocat, ancien bâtonnier de Paris et ancien président du CNB, Peter Herbel, directeur juridique du groupe Total, Guy Horsmans, doyen honoraire de la Faculté de droit de Louvain-la-Neuve et avocat, Jean-Pierre Jouyet, président de l'AMF, Katja Langenbucher, professeur à l'Université de Francfort, Mitchel Lasser, professeur à l'université de Cornell, Paul Lignières, avocat associé Linklaters, Jean-François Prat, avocat associé Bredin Prat, Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et la Cour de cassation Lyon-Caen Fabiani & Thiriez, Yves Wehrli, avocat associé, managing partner Clifford Chance, et Mika Yokoyama, professeur à l'Université de Kyoto.
(3) Cf. le billet publié sur le blog de Louis Vogel, Que faut-il penser de l'Ecole de droit de Sciences Po ?
(4) Les différents masters proposés par Sciences Po sont les masters Affaires européennes, Affaires internationales, Affaires publiques, Carrières judiciaires et juridiques, Corporate and public management (en partenariat avec HEC), Economics and public policy, Droit économique, Finance et stratégie, Gestion des ressources humaines, Management de la culture et des médias, Marketing et études, Stratégies territoriales et urbaines, Urbanisme, l'Ecole de la Communication, l'Ecole de Journalisme et, enfin, l'Ecole de Droit.
(5) Les étudiants des masters "Carrières juridiques et judiciaires" et "Droit économique" sont autorisés à se présenter directement au CRFPA par l'arrêté du 21 mars 2007, modifiant l'arrêté du 25 novembre 1998, fixant la liste des titres ou diplômes reconnus comme équivalents à la maîtrise en droit (N° Lexbase : L9357HU4). Le taux de réussite des élèves issus de Sciences Po aux concours de l'ENM et du CRFPA est très élevé : pour l'année 2009, 100 % des élèves inscrits à l'ENM et au CRFPA ont été admissibles (les résultats d'admission n'étant pas encore connus). Actuellement, un élève de l'ENM sur six est issu de Sciences Po.

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