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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Yves Nicol : Il n'existe en la matière ni textes, ni décisions de justice, qui permettent de répondre définitivement à tous les cas de figure, puisque tout dépend des termes utilisés, du contexte et du moment ainsi que de la position dans l'entreprise de la personne qui est l'auteur de la critique. Pour trouver des éléments de réponse, il convient de se baser sur les fondamentaux du droit. Et, il y aura toujours ici une opposition, voire un antagonisme, entre deux positions.
D'un côté, certains avanceront, en effet, que le salarié jouit dans l'entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d'expression. Le postulat est classique et aujourd'hui bien établi, en témoignent les décisions de justice (2). Il y a également des textes extrêmement clairs, notamment l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY), qui dispose que "chacun a droit au respect de sa vie privée" et l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR), qui prévoit, en des termes plus généraux, bien que similaires, que "toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance".
Ces textes consacrent, on le voit, la liberté d'expression, le droit à la vie privée, mais également le secret des correspondances. Cela signifie que, si l'on se place du côté du droit de la personne, du droit d'expression et de tout ce qui est garanti par ces textes, il y a un certain nombre de choses que le salarié peut faire ou dire, sans crainte de la moindre sanction.
Les décisions de justice abondent en ce sens, en reconnaissant que le salarié jouit dans l'entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d'expression. Elles apportent, cependant, d'ores et déjà à ce stade, une limite. En effet, si l'exercice de la liberté d'expression dans l'entreprise et en dehors de celle-ci ne peut justifier un licenciement, c'est à la condition qu'il ne dégénère pas en abus (3). Pour autant, certaines décisions vont bien plus loin, notamment une décision du tribunal d'instance de Paris du 12 octobre 2006, qui nous dit que la liberté d'expression autorise les salariés à tenir des propos sur l'organisation et le fonctionnement de l'entreprise, y compris sur un blog, puisque c'était là l'objet de la décision.
Il y aura donc toujours une seconde position, qui trouve son fondement dans les limites de la première : si le salarié peut tout dire, c'est à la condition que ses propos ne dégénèrent pas en abus. La limite de la liberté d'expression, c'est donc le dénigrement (4), l'injure portée sur une personne (5) et là, évidemment, de tels propos relèvent du Code pénal.
Lexbase : Et dans un cadre privé ?
Yves Nicol : Les choses sont ici clairement établies. Les faits relevant de la vie privée ne peuvent pas aboutir à une sanction ou entraîner un licenciement. Le licenciement d'un salarié pour un motif tiré de sa vie privée pourra être justifié si le comportement de ce salarié, en raison de ses fonctions et de la finalité de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière (7)... Ce qui est, dans les faits, peu souvent établi.
Lexbase : Dans cette optique, les propos tenus sur un réseau social tel Facebook relèvent-t-ils de la correspondance privée ? En d'autres termes, peut-on critiquer son patron sur Facebook ?
Yves Nicol : A mon sens, très clairement, un réseau communautaire type Facebook est un réseau privé... un réseau privé accessible au public, certes, mais un réseau privé sur lequel on échange des correspondances tenues entre amis. Il n'y a finalement pas de différences entre des propos, des échanges, tenus sur Facebook, et des échanges tenus entre collègues de travail au café d'en face après le travail ou un samedi soir lors d'un dîner.
Peut-on critiquer son patron au café d'en face ou lors d'un dîner ? La limite sera toujours l'injure, les témoins, les témoignages et, éventuellement, les troubles que de tels propos peuvent apporter à l'entreprise. C'est-à-dire que, si l'employeur ne peut pas avoir eu accès à cette conversation, à ces échanges privés, autrement que par un stratagème, ou si ces conversations lui ont été rapportées, à mon sens, ce licenciement est abusif.
Des textes pourront être mis en avant en défense du salarié, et notamment l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, qui garantit le secret de correspondances. Comment pourrait-on soutenir que des correspondances privées entre amis Facebook ne sont pas visées par ce texte?
Lexbase : N'y a t'il pas d'autres exceptions à la liberté d'expression et au respect de la vie privée ?
Yves Nicol : Les troubles objectifs apportés à l'entreprise peuvent également constituer une limite, effectivement (8). Il y a des exemples concernant les blogs. Mais, encore une fois, un blog reste public, c'est-à-dire que tout le monde peut y avoir accès. Tout le contraire d'un réseau privé type Facebook où seuls ses amis peuvent accéder à l'information. Sur un blog, ou par un autre mode d'expression public, si vous tenez des propos concernant les méthodes de management, si vous affublez de surnoms ou autres sobriquets vos managers, tout le monde peut avoir accès à ces informations puisqu'elles sont publiques, et, dans cette optique, cela est susceptible de créer un trouble objectif dans l'entreprise, mais encore faut-il le démontrer et démontrer qu'il y a une corrélation entre les propos et la mise en cause du bon fonctionnement de l'entreprise.
Le trouble objectif doit être évident, c'est peut-être là la principale difficulté. Par exemple, une décision de justice a été rendue concernant un vigile de supermarché qui a été pris en train de voler dans ce même supermarché alors qu'il était en week-end. Dans cette situation qui relève clairement de la vie privée, le licenciement a été considéré comme justifié par le juge car cette situation avait créé un trouble objectif compte tenu de la nature des fonctions. Ici, la notion de troubles objectifs s'impose naturellement. Mais, dans tous les cas de figure, il faudra la démontrer.
Pour ce qui est de propos tenus sur les réseaux sociaux, la difficulté tient, encore une fois, au fait que ces propos relèvent de la vie privée du salarié, et que, dès lors, l'employeur ne peut y avoir accès. Il y a eu un exemple en Angleterre, où la législation sociale est différente, mais l'histoire est tout de même intéressante. Un salarié avait demandé à son employeur une autorisation d'absence pour un motif personnel grave. Son employeur avait cependant constaté que, plutôt que de s'absenter pour un motif familial comme il l'avait indiqué, en réalité, il était à une fête déguisée en fée. Son employeur était l'un des ses amis Facebook, raison pour laquelle il avait pu avoir accès aux photos datées et avec l'heure. C'est un exemple qui montre bien que si vous n'êtes pas membre du réseau privé, il faut raisonner comme si c'était un échange entre collègues de travail au café d'en face ou lors d'un diner. On peut être toujours licencié pour cela, mais ce licenciement est-il justifié ?
Lexbase : Finalement, ces licenciements ne vous paraissent donc pas justifiés ?
Yves Nicol : C'est cela la vraie question. On observe des cas de licenciement de ce type, liés à des propos tenus sur Facebook, mais de quels propos s'agit-il vraiment et comment l'employeur en a-t-il eu connaissance ? J'ajouterai d'autres questions : les propos tenus sur Facebook l'ont-ils été durant le temps de travail et avec les outils informatiques de l'employeur ou bien le soir, à domicile, le week-end et avec les outils informatiques personnels ? Le salarié s'est-il vu reproché de passer trop de temps sur Facebook durant son temps de travail ? Etc..
Les juges vont devoir trancher. Personnellement, ce type de licenciement me semble abusif parce qu'il constitue une entorse à la vie personnelle des salariés et au secret des correspondances. Nous l'avons vu, il reste difficile, pour un employeur, de démontrer l'injure à partir du moment où il s'agit de correspondances privées et non publiques.
Pour autant, on voit bien que les avis sont partagés sur la question entre la liberté d'expression et le fait de savoir si l'on peut dénigrer son employeur. Mais ce dernier point relève autant du management que du droit. La tentation pour le juge risque ici d'être de ne pas juger uniquement en droit, mais aussi en tant que phénomène de société, parce qu'on voit bien l'ampleur prise par les réseaux sociaux et internet. Alors que, pour moi, en droit, la solution ne saurait souffrir d'ambivalence : il y a violation du secret des correspondances, de la liberté d'expression et du respect du droit à la vie privée.
Lexbase : Deux "droits" vont donc ici s'affronter...
Yves Nicol : D'un côté, on a effectivement la liberté d'expression et le secret des correspondances, qui me semble au moins aussi important que la liberté d'expression, sans compter l'article 9 du Code civil, qui consacre le droit au respect de sa vie privée. De l'autre, la notion d'abus, de propos injurieux, diffamatoires, excessifs et de troubles objectifs apportés à l'entreprise. Il existe également une obligation de loyauté, inhérente au contrat de travail, mais cette obligation concerne essentiellement la divulgation de secret de fabrication, des pratiques commerciales, des process internes qui n'ont pas à être dévoilés publiquement, ou, encore, des fichiers clients, des dossiers clients... A ce moment-là, il y a clairement violation de l'obligation de loyauté (9).
Il existe aussi l'article L. 1152-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0726H9R), qui dit clairement qu'"aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés". Après, tout est une question d'interprétation, en tout cas, un salarié ne peut être ni sanctionné, ni licencié pour avoir relaté des faits touchant à des points de discrimination et de harcèlement. Donc cela veut bien dire que cela reste possible dans certaines circonstances....
Lexbase : Mais concrètement, y a-t'il des cas de jurisprudence en France avec Facebook ?
Yves Nicol : Non, il n'en existe justement aucune, même si le contentieux tend à se multiplier. J'ai plusieurs dossiers de ce type actuellement, dont le licenciement d'une salariée ayant dix ans d'ancienneté pour des propos tenus sur Facebook. Mais il faut bien souligner que chaque cas est particulier, tant par les circonstances, que par les propos en eux-mêmes ou leur portée, telle les troubles objectifs apportés à l'entreprise. Il n'y aura que des cas particuliers.
En revanche, il existe une jurisprudence plus établie sur les blogs.
Il y a, par ailleurs, une autre hypothèse à prendre en compte : les intranets et blogs d'entreprise. En effet, souvent, les entreprises créent des blogs internes dans des contextes de fusion, par exemple, de sorte que les salariés puissent formuler des suggestions, des remarques, s'exprimer ou, encore, faire des commentaires. Et puis il y a les intranets d'entreprise, qui donnent accès à toute sorte d'informations utiles pour les salariés et sur lesquels on peut également s'envoyer des suggestions. Mais ce sont des outils informatiques internes à l'entreprise que le salarié utilise généralement sur son lieu de travail avec le matériel mis à sa disposition par l'entreprise. Tout cela est donc diamétralement opposé à ce que l'on trouve chez un salarié qui s'exprime sur Facebook avec ses amis Facebook le soir en dehors du temps de travail et du lieu de travail avec son outil informatique personnel. Il y a toujours une différence à faire entre le salarié qui s'exprime ou qui parle de son employeur dans un cercle privé et celui qui le fait "publiquement".
Lexbase : Ceci explique que les prud'hommes n'aient pas réussi à trancher ?
Yves Nicol : Effectivement, le fait que les conseillers prud'hommes n'aient pas réussi à se départager n'est pas surprenant parce que le conseil des prud'hommes reste une juridiction paritaire composée d'élus salariés et employeurs qui peuvent naturellement avoir des opinions antagonistes, reflétant d'ailleurs la société française. Par ailleurs, les éléments précis du dossier -qui pourraient faire la différence- ne sont pas connus. On ne peut donc raisonner que sur les grands principes. Enfin, il faut peut-être insister sur le fait que c'est un sujet très évolutif, très nouveau, quasiment un fait de société.
Donc, oui, pour conclure, on peut licencier pour des propos tenus sur Facebook. La question est de savoir si ces licenciements sont justifiés. La réponse se fera au cas par cas. Tout ce qui est abusif et injurieux pourra être sanctionné, ce qui est normal.
(1) Yves Nicol publie, par ailleurs, Avocatalk, à destination des entreprises et des managers.
(2) Cass. soc., 2 mai 2000, n° 98-41.557, X c/ Rectorat de l'académie de Lyon et autres (N° Lexbase : A8294AHN). Plus récemment, Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-44.918, Mme Isabelle Lajarrige, F-D (N° Lexbase : A5160EET).
(3) Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-44.918, préc..
(4) Ainsi, si le fait, pour un salarié, de dénigrer sa société devant ses subordonnés au cours d'une réunion privée et amicale, en l'absence du directeur régional, ne constitue pas une cause réelle et sérieuse de licenciement (Cass. soc., 10 octobre 1991, n° 89-44.243, Société à responsabilité limitée Equipement diffusion c/ M. Roland Sibra N° Lexbase : A9612AT8), en revanche, commet une faute grave justifiant son licenciement sans préavis, le salarié qui émet des critiques virulentes auprès d'un client important sur la qualité du travail accompli par le personnel et sur la compétence des dirigeants de sa société (Cass. soc., 25 janvier 2000, n° 97-43.577, M. Daniel Chochon c/ société Jan, société à responsabilité limitée N° Lexbase : A6966AHH).
(5) Ainsi, le salarié qui émet des injures ou des critiques qui dépassent l'exercice normal de la liberté d'expression à l'encontre d'un supérieur hiérarchique commet une faute qui peut être qualifiée de grave (Cass. soc., 29 novembre 2000, n° 98-43.936, M. Jacques Legoupi c/ M. Goic et autres N° Lexbase : A9824ATZ).
(6) En dernier lieu, Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-45.256, Mme Martine Intartaglia, épouse Conia, FS-P+B (N° Lexbase : A4139EI7) et les obs. de G. Auzero, Un fait de la vie personnelle ne peut constituer une faute disciplinaire !, Lexbase Hebdo n° 358 du 9 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9884BKB).
(7) Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517, Mme Rossard c/ Société Robuchon et fils (N° Lexbase : A3737AAN).
(8) "Dès lors que n'est pas caractérisé le trouble objectif causé par le comportement du salarié dans l'entreprise, le licenciement pour une cause tirée de la vie privée du salarié est injustifié" (Cass. soc., 30 novembre 2005, n° 04-41.206, F-P N° Lexbase : A8552DLC).
(9) La Cour de cassation a, cependant, jugé que manque à son obligation de loyauté le salarié qui, chargé de l'accueil et de l'intégration de nouveaux salariés, critique les méthodes commerciales et l'employeur lui-même, dépassant ainsi sa liberté d'expression (Cass. soc., 15 avril 2008, n° 06-45.383, F-D N° Lexbase : A9621D7H).
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