La lettre juridique n°397 du 3 juin 2010 : Éditorial

Liberté d'expression : la "Grande Muette" annone... la caravane passe !

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N2205BPD

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Le fonctionnaire, et plus symboliquement le militaire, est-il un citoyen comme les autres ? En tout cas, le dernier épisode de la saga "Matelly", diffusé le 29 avril 2010, laisse entendre que, en matière de sanction disciplinaire à l'encontre d'un gendarme ayant usé de sa liberté de parole pour porter la critique à l'encontre d'une politique gouvernementale, il faut savoir raison garder, et qu'il revient au juge administratif de prononcer les sanctions les plus adéquates, radiation des cadres en tête. Ce faisant, les sages du Palais-Royal rappellent, indirectement -par la suspension de la mesure disciplinaire-, que le respect de l'obligation de réserve à la charge des fonctionnaires, construction prétorienne, est la chasse gardée du juge et qu'il n'appartient pas à l'autorité hiérarchique de s'ériger en censeur, le risque démocratique étant trop important pour que l'on ne marche pas sur des oeufs à l'approche d'un concept si mal embouché : la dignité.

Alors, faut-il être le septième rejeton d'un bonnetier piétiste pensionnaire de "l'école de la vertu civique", comme Søren Kierkegaard, pour considérer "que les gens sont absurdes ! Ils ne se servent jamais des libertés qu'ils possèdent, mais réclament celles qu'ils ne possèdent pas ; ils ont la liberté de pensée, ils exigent la liberté de parole" ? Comme toute liberté, son encadrement qui ne saurait nier la liberté d'expression, elle-même, apparaît nécessaire. Et, c'est cette difficile composition florale, mariage entre les oeillets de l'obligation de réserve et les chrysanthèmes de la liberté d'expression, que le Conseil d'Etat tente d'arranger, sous l'oeil acerbe d'une Cour européenne des droits de l'Homme avide de défendre les bigarrures de l'article 10 de la Convention, sur la liberté d'expression.

Il faut dire que le législateur n'a pas aidé à la cause. L'obligation de réserve des fonctionnaires est, certes, née au coeur de l'arrêt "Bouzanquet", en 1935, mais l'occasion avait été donnée aux parlementaires, lors de l'adoption du statut général de la fonction publique en 1983, d'accorder une valeur législative à ce principe. L'amendement déposé en ce sens fut rejeté à la demande de l'initiateur de la loi du 13 juillet 1983, Anicet Le Pors ; ce dernier estimant que cette obligation "est une construction jurisprudentielle extrêmement complexe qui fait dépendre la nature et l'étendue de l'obligation de réserve de divers critères dont le plus important est la place du fonctionnaire dans la hiérarchie" et qu'il revenait au juge administratif d'apprécier au cas par cas (Le Monde daté du 1er février 2008). Tel Ponce Pilate, le législateur s'en lavait donc les mains, renvoyant à son créateur -le Conseil d'Etat- le soin de fixer le cadre de cette obligation, nécessairement en contradiction avec la liberté d'expression reconnue au bénéfice de tout citoyen (cf. article 10 de la DDHC). Toutefois, il n'a pas simplement renvoyé le Haut conseil à ses propres turpitudes, il l'a, également, affublé d'une couronne d'épines : l'article 6 de la loi de 1983 jetant, comme un pavé dans la marre, que "la liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires".

"Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition : le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait, c'était la conception du fonctionnaire-sujet. Nous avons choisi en 1983, la conception du fonctionnaire citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l'intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen" confie l'ancien ministre de la Fonction publique de Pierre Mauroy. C'est oublier, un peu vite en besogne, la citoyenneté hybride des militaires.

Mais, pourquoi donc la loyauté, la neutralité, la discrétion professionnelle, la réserve doivent-elles être le sacerdoce de nos militaires ? Tout simplement parce que les forces armées doivent être au service de l'Etat quelle que soit la couleur politique du Parlement, la religion de son Commandant suprême, l'orientation sexuelle de son ministre de tutelle, afin qu'aucun trouble ne vienne perturber l'exercice de sa mission essentielle : la Défense nationale. Il fut un temps où les cadres "blancs" royalistes de l'armée combattaient, en sous-main, la "Gueuse" républicaine, au point qu'un général -Boulanger de son état civil- marcha sur Paris à la fin du XIXème siècle, avant d'abandonner ses prétentions au bénéfice d'un portefeuille ministériel, qu'un maréchal, ancienne gloire de la Nation, tomba dans la fange fasciste... Il n'y a guère qu'un général deux étoiles qui, porté au pouvoir, refusa, à 70 ans, d'entamer une carrière de dictateur, pour rassurer le pouvoir républicain de la loyauté de son armée. Vieux souvenirs d'Histoire, vieilles lunes conspiratrices : on ne badine pas avec la loyauté et la hiérarchie dans laquelle le Chef absolu demeure la Nation, plurielle et unitaire par essence.

Des mauvais esprits pourraient arguer que le seul risque d'une liberté d'expression accordée aux militaires, serait l'intrusion d'une foultitude d'acronymes plus obscurs les uns que les autres dans le langage courant (PMF pour une femme [personnel militaire féminin] ; IAL pour une paille [interface d'alimentation liquide]. BAB pour des boules Quiès [bouchons antibruit] ; RCIR pour une ration [ration de combat individuelle réchauffable] ou VTLR pour une brouette [véhicule de transport léger rural]). La langue française serait, dès lors, endolorie de tant d'écarts à sa beauté pastorale.

Plus sérieusement, avec l'obligation de réserve, le fonctionnaire doit satisfaire à la dignité, non plus au sens classique du terme -dignitas-, intrinsèquement afférente à l'exercice d'une charge ou d'un office public, "valeur publique" de l'homme conféré par la République selon Hobbes, mais comme capacité d'agir moralement en dehors de déterminations empiriques et sensibles de la volonté. C'est à cette dignité kantienne, explicitée dans Critique de la raison pratique, qu'il convient, dès lors, de se référer, lorsqu'il s'agit d'apprécier l'éventuel atteinte d'un fonctionnaire, fut-il militaire, à son obligation de réserve, arguant de sa liberté d'expression : la dignité kantienne se veut respectueuse de la liberté humaine, c'est-à-dire de l'homme en tant qu'être suprasensible. C'est donc cette abstraction de l'humanité à travers la fonction que recherche à conjuguer le Haut conseil aux passions les plus légitimes et sensibles de l'homme fonctionnaire.

Le droit de vote accordé aux militaires, en 1945, s'il n'a pas rendu le verbe à la "Grande Muette", du moins a-t-il reconnu sa liberté d'opinion. Mais, l'expression de cette opinion demeure, encore, une affaire délicate -l'interdiction de toute liberté collective prévaut encore-, et le sieur Matelly n'en est, d'ailleurs, pas à son premier fait d'armes aux fins de contestation de sa citoyenneté pleine et entière. Mais, la CEDH a conforté la France, le 15 septembre 2009, dans sa décision de blâmer l'officier de gendarmerie, également chercheur associé dans un centre de recherches universitaires, pour une publication controversée au sein de la revue Les Cahiers de la Sécurité Intérieure. Si "l'article 10 ne s'arrête pas aux portes des casernes", les "particularités de la condition militaire et [...] ses conséquences sur la situation des membres des forces armées" peuvent permettre à "l'Etat [d'] imposer des restrictions à la liberté d'expression là où existe une menace réelle pour la discipline militaire". La Cour énonce alors "qu'en embrassant une carrière militaire, le requérant a accepté les devoirs et responsabilités liés à la vie militaire et ne pouvait méconnaître les obligations dérivant de son statut particulier". "Les propos tenus par le requérant dans les différents médias, [notamment sur] une manipulation des chiffres de la délinquance par les officiers de gendarmerie [...] sont de nature à porter atteinte à la crédibilité de ce corps militaire, et à la confiance du public dans l'action de la gendarmerie elle-même".

Pour autant, le fonctionnaire qui a le courage de ses opinions doit-il encourir la radiation, sanction disciplinaire la plus sévère, lorsque d'aucuns officient sur la blogosphère anonymement, à l'image de ce "carnet d'un inspecteur du travail" dont seule la levée de l'anonymat incita le fonctionnaire blogueur à mettre fin à ses activités expressionnistes ; ou lorsque d'aucuns signent, un brin frondeur, une tribune contestataire dans Le Figaro daté du 19 juin 2008, sous le nom de Surcouf... On ne peut, dès lors, que louer le combat à visage découvert du gendarme pour condamner la couardise de ceux qui entendent détourner le principe de l'obligation de réserve sans passer par le filtre du juge administratif.

"Je n'ai jamais vu la dignité de l'homme que dans la sincérité de ses passions" soulignait Pierre Drieu La Rochelle. Soit ! Mais "si jamais on te démet de tes fonctions, manifeste publiquement ta satisfaction, et même ta reconnaissance envers celui qui t'a rendu la quiétude et le loisir auxquels tu aspirais : ainsi éviteras-tu qu'à la disgrâce s'ajoute le sarcasme", nous livre un ancien locataire du Palais-Royal, Mazarin. Entre les deux, le coeur du juge administratif balance... encore...

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