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par Vincent Téchené, rédacteur en chef, Lexbase Hebdo - édition privée générale
le 07 Octobre 2010
Lexbase : Si la société Total a été condamnée pénalement et doit donc payer des amendes, sa responsabilité civile n'est pas engagée, contrairement à ce qu'avaient retenu les premiers juges. Ce sont l'armateur, le gestionnaire du navire et la compagnie de certification qui doivent indemniser les victimes. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
Christian Huglo : La cour d'appel de Paris a, en effet, reconnu la société Total pénalement responsable du délit de pollution et d'infractions aux dispositions du Code de l'environnement dirigées contre la pollution des navires (C. envir., art. L. 218-3 N° Lexbase : L2836AND) et en même temps irresponsable sur le plan civil.
La culpabilité de la société Total ne faisait aucun doute dans la mesure où elle a commis une faute pénale d'imprudence lors de la procédure de vetting en relation de causalité avec le naufrage. A ce titre elle doit supporter l'amende maximale de 375 000 euros prévue par le Code de l'environnement.
Pour comprendre les raisons pour lesquelles les juges d'appel ont, néanmoins, considéré que la société Total n'était pas responsable civilement, il convient de faire un peu d'Histoire. Après la catastrophe du Torrey Canyon le 18 mars 1967 (3), les Etats ont pris conscience des risques liés au transport maritime d'hydrocarbures et ont alors mis en place un dispositif dédié à l'indemnisation des victimes de pollution : la Convention CLC de 1969 (International Convention on Civil Liability for Oil Pollution Damage), relative à la responsabilité civile, et la Convention Fipol de 1971, qui crée un fonds d'indemnisation venant en complément de la réparation octroyée aux victimes par le propriétaire du bateau. D'ailleurs, ce fonds a fonctionné dans l'affaire de l'Erika mais dans les limites disponibles, à savoir 1,2 milliard de francs (184 millions d'euros).
Il faut bien alors avoir à l'esprit que l'idée retenue par la Convention CLC est de focaliser la responsabilité sur le propriétaire du navire, laquelle responsabilité est limitée à la valeur de la cargaison perdue lors d'un accident de mer. A titre d'exemple, pour la catastrophe de l'Amoco Cadiz (4) en 1978, le jeu du plafond de responsabilité a eu pour conséquence de limiter le montant de l'indemnisation à 76 millions de francs pour 220 000 tonnes de pétrole brut déversés sur 400 kilomètres de côtes. Ceci est dérisoire !
Pour en revenir à l'absence de responsabilité civile de la société Total, ce qui domine le droit de la pollution par hydrocarbures est le conflit entre ce droit spécial, issu des Conventions internationales qui non seulement circonscrivent la responsabilité au propriétaire du navire, mais qui en plus la plafonnent, et le droit commun. La cour d'appel, et cela est critiquable, a donc choisi d'appliquer exclusivement ce droit spécial dans le cadre duquel la responsabilité de droit commun n'est de retour que si le propriétaire du navire a commis une faute personnelle, qui sera alors en lien direct avec l'accident et la gestion du navire. Dans l'affaire qui nous intéresse, la société Total n'a pas été jugée civilement responsable car la cour d'appel ne l'a pas considérée comme le propriétaire du navire mais comme l'affréteur, catégorie qui, en 1992, s'est ajoutée à la liste de la Convention CLC des personnes non responsables de l'accident maritime en l'absence de démonstration d'une faute de nature intentionnelle.
A ce niveau, deux problèmes surgissent :
- le premier est de savoir si Total était vraiment uniquement l'affréteur. C'est une question de qualification juridique, qui sera discutée devant la Cour de cassation. En effet, la situation de Total présentait des caractéristiques de fait et de droit qui dépassent le cadre juridique des prérogatives et obligations d'un affréteur, si bien que le pouvoir de contrôle et de direction exercé sur le navire fait de Total un véritable gardien de la chose, au sens de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS) ;
- le second est de savoir si Total n'a pas commis une faute intentionnelle, la cour d'appel étant fort lapidaire sur la question.
Lexbase : Justement, quelle est la distinction entre la faute par imprudence, retenue par la cour, et la faute intentionnelle qui permettrait, selon la Convention CLC, d'engager la responsabilité de l'affréteur ?
Christian Huglo : La faute par imprudence suppose de prendre des risques sans en mesurer les conséquences, alors que la faute intentionnelle, qui ne doit pas ici être assimilée à l'"intention coupable" du droit pénal, doit s'entendre de tout fait ou omission personnels commis témérairement et avec conscience que le dommage de pollution en résulterait probablement. Or, en l'espèce, la notion de conscience de la probabilité du danger était largement discutable et la Cour de cassation se prononcera, d'ailleurs, sur le sujet.
En effet, l'Erika était un navire construit en 1975 qui, depuis, avait connu de multiples modifications relatives à tous les acteurs concernés par la vie du navire : Etat de pavillon, propriétaires, gestionnaires et sociétés de classification. C'était un navire vieillissant et fatigué. Par ailleurs, la matière en question était du fuel lourd de catégorie 2 qui, pour être transporté, doit être chauffé aux environs de 60 à 70° C, ce qui capte une grande partie de l'énergie du navire et met à rude épreuve les réservoirs et les coques desdits navires plongés et au contact des eaux à très faible degré de température. Les navires doivent donc être assez solides pour résister à des différenciations de températures et de pressions.
Qu'en conclure ? Selon nous, la société Total a pris délibérément le risque de faire transporter un produit dangereux dont elle ne pouvait ignorer la dangerosité spécifique sur un navire qui, lui-même, présentait des défaillances graves de mise en danger d'autrui. Il y a eu, à l'évidence, une volonté manifeste d'agir avec témérité en prenant un risque totalement inconsidéré.
D'ailleurs la décision de la cour d'appel est bien faite puisqu'elle reproche, pour retenir la responsabilité pénale de Total, d'avoir, d'une part, contrevenu à ses propres règles vetting en acceptant l'Erika, pétrolier en limite d'âge, alors que sa période d'acceptation était caduque et, d'autre part, malgré la connaissance qu'elle avait des risques inhérents au transport maritime d'hydrocarbures et plus particulièrement au transport du fuel n° 2, signé avec une société offshore, le 26 novembre 1999, un contrat d'affrètement au voyage sachant que cette coquille vide ne répondait pas aux critères de sa mission, notamment en termes de sécurité, et qu'elle n'avait de ce fait procédé à aucune inspection physique du bâtiment permettant ainsi à l'armateur, uniquement soucieux de rentabilité financière, de percevoir le fret sans contrepartie de mise aux normes de son navire. Il suffisait donc de transposer les motifs ayant conduit à la responsabilité pénale de Total aux aspects relatifs à la responsabilité civile pour en déduire que Total a bien commis une faute intentionnelle. La Cour de cassation tranchera cette question !
Lexbase : La cour d'appel a consacré la notion de "préjudice écologique", indépendamment de la loi du 1er août 2008. Pourquoi ce texte n'était-il pas applicable en l'espèce ? Comment le préjudice écologique est-il alors défini ?
Christian Huglo : La loi du 1er août 2008 (loi n° 2008-757 du 1er août 2008, relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'environnement N° Lexbase : L7342IA8) ne s'applique pas dans cette affaire tout simplement parce qu'elle n'était pas entrée en vigueur au moment des faits. En réalité et surtout, ce texte transpose la Directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux (N° Lexbase : L2058DYU), laquelle ne se superpose pas aux dispositifs internationaux en vigueur et prévoit donc des exclusions liées à l'existence parallèle de mécanismes de prévention ou de responsabilité prévus par des textes internationaux relatifs à la pollution marine faite d'hydrocarbures.
Toutefois, l'article L. 142-4 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L2147IB7), introduit par la loi du 1er août 2008, dispose que "les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect au territoire sur lequel ils exercent leurs compétences et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement ainsi qu'aux textes pris pour leur application". Cette nouvelle disposition, entrée en vigueur entre le jugement de première instance et l'arrêt d'appel, qui vise donc à étendre le droit aux dommages indirects comme directs aux collectivités publiques, était immédiatement applicable en tant que loi de procédure, conformément à la jurisprudence traditionnelle de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (cf. Cass. crim., 9 avril 1970, n° 69-91.399, L'Hoest, publié au bulletin N° Lexbase : A7484CGB ; Cass. crim., 15 février 1973, n° 72-92.476, Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, publié au bulletin N° Lexbase : A5191CHQ). Il n'y avait donc aucun problème pour les communes que nous représentions de voir reconnaître leur qualité pour agir en réparation du dommage environnemental causé sur leur territoire.
Au titre de ces préjudices subis, trois postes sont d'abord distingués :
- le préjudice matériel lié aux activités de dépollution, lequel s'entend des frais de remise en état, tels les frais liés au nettoyage des sites, au sauvetage de la faune sauvage ou à la restauration des infrastructures ou encore les atteintes à l'outil de travail ;
- le préjudice économique résultant de la pollution, lequel s'entend de l'ensemble des pertes de revenus et des gains manqués, tels les pertes de marchés, les manques à gagner ou les pertes de chiffre d'affaires ;
- et le préjudice moral résultant de la pollution qui recouvre aussi bien le trouble de jouissance que l'atteinte à la réputation, à l'image de marque et à des valeurs fondant l'identité de la victime.
Ensuite et c'est notre sujet, la cour indemnise également le préjudice écologique résultant, selon elle, d'une atteinte aux actifs environnementaux non marchands, réparable par équivalent monétaire. Ce préjudice objectif, autonome, s'entend de toute atteinte non négligeable à l'environnement naturel, à savoir, notamment, à l'air, l'atmosphère, l'eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l'interaction entre ces éléments, qui est sans répercussions sur un intérêt humain particulier mais affecte un intérêt collectif légitime.
En fait, les communes ont été victimes de préjudices non matériels indirects résultant directement de la dégradation de l'environnement littoral et de l'estran (5) qui consiste en fait en un trouble de jouissance.
Lexbase : Le préjudice écologique n'est-il pas particulièrement difficile à évaluer ? Quelles sont les approches envisageables et quelle est celle retenue par la cour ?
Christian Huglo : Le préjudice écologique n'est pas plus difficile à évaluer que d'autres préjudices non matériels. Ainsi, il est admis de longue date qu'une commune, lorsqu'un ouvrage public ou un bien de son domaine est matériellement atteint, a droit à réparation d'un préjudice dénommé "trouble de jouissance" : le dommage est considéré comme subi par la personne morale par le fait qu'elle n'a pas pu mettre l'ouvrage et les biens qu'elle entretient à la disposition du public (cf., notamment, CE Contentieux, 5 novembre 1982, n° 24361, Ville de Dôle N° Lexbase : A8634AKY).
Ici, il s'agit donc de tirer toutes les conséquences de la grave pollution et de la perturbation de l'estran qui peut être assimilé à un bien dont la commune doit pouvoir avoir une jouissance normale du fait de sa position de commune littorale. C'est ce que nous avons proposé et nous avons été suivi par les juges parisiens, de même que pour l'évaluation dudit préjudice. En fait, s'agissant d'un trouble de jouissance à un bien naturel lié à la biodiversité, il doit s'évaluer en unité, selon la méthode dite de "Chevassus-au-Louis" qui propose une valeur en unité biologique en m² d'estran affecté sur le littoral de chaque commune. Les chiffres retenus par la cour d'appel de Paris de 0,10 euro par m² d'estran et par an m'apparaissent tout à fait acceptables ; ils correspondent à la réalité.
Lexbase : Maître Pierre-Olivier Sur, avocat de l'armateur, a dénoncé "une décision techniquement [...] assez fragile et qui apparaît juridiquement extrêmement contestable" (6). Partagez-vous cet avis ?
Christian Huglo : Je pense surtout que la seule solution pour arriver à sortir de ces difficultés est un retour nécessaire au droit commun de la responsabilité. Le droit maritime est inadapté en matière de responsabilité des hydrocarbures, notamment en raison de la limitation du risque à la valeur de la cargaison. Or, ce qui compte c'est à l'évidence le risque inhérent à la nuisance éventuelle de la cargaison, laquelle est répandue en mer : ce n'est pas le navire qui pollue mais bien la cargaison ! Il convient dès lors d'appliquer le droit commun de la responsabilité et plus précisément la responsabilité du fait des choses de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil. En effet, dans l'affaire de l'Erika, on en conviendra, en tant qu'armateur disposant, gestionnaire de fait du navire, Total exerçait un pouvoir de direction et de contrôle dans la marche et la gestion du navire, en faisant, au sens de ce texte et de la jurisprudence y relative, le gardien de la chose navire !
(1) L'arrêt de la cour d'appel de Paris est consultable sur le site internet du cabinet d'avocats Huglo Lepage & Associés Conseil, rubrique "Actualités".
(2) Christian Huglo a publié récemment un article sur la question : L'Erika : éclairages sur la reconnaissance et la réparation du préjudice écologique, Environnement & Technique, n° 296, mai 2010.
(3) Le 18 mars 1967, le pétrolier de la filiale libérienne de l'Union Oil Company of California, compagnie américaine, nommé Torrey Canyon, armé par une filiale américaine de l'Union Oil Company of California, chargé de 120 000 tonnes de brut, s'échoue entre les îles Sorlingues et la côte britannique.
(4) Le 16 mars 1978, l'Amoco Cadiz, un pétrolier construit en 1974, immatriculé au Libéria, long de 330 m et affrété par la compagnie américaine Amoco Transport, filiale de la Standard Oil, s'échoue au large des côtes bretonnes et déverse sur 400 km de côtes les 220 000 tonnes de pétrole brut iranien transportées, auxquelles viendront s'ajouter 3 000 tonnes de fuel.
(5) L'estran est la partie du littoral située entre les niveaux connus des plus hautes et des plus basses mers.
(6) Cf. article de A. Fournier, Procès en appel de l'"Erika" : "une avancée théorique majeure", Lemonde.fr du 30 mars 2010.
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