La lettre juridique n°299 du 3 avril 2008 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] Devoir d'objectivité de l'auteur d'un catalogue raisonné d'oeuvres d'art et responsabilité civile

Réf. : Cass. civ. 1, 13 mars 2008, n° 07-13.024, Mme Camille Atlan, FS-P+B (N° Lexbase : A4064D7N)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

Il est devenu habituel de considérer que la faute des articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1383 (N° Lexbase : L1489ABR) du Code civil, autrement dit la faute intentionnelle ou de négligence ou d'imprudence, peut être soit une faute de commission soit une faute d'abstention, qu'il s'agisse d'ailleurs d'une abstention pure et simple ou d'une abstention dans l'action (1). La mise en oeuvre de la règle a, notamment, permis de reconnaître aux tribunaux un rôle important dans la définition des "obligations d'agir" et, tout particulièrement, des devoirs qu'impose l'exercice d'une activité professionnelle (2). Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 13 mars dernier, à paraître au Bulletin, justifie d'y revenir à nouveau. En l'espèce, l'acquéreur d'un tableau, désigné comme étant de Jean-Michel Atlan, souhaitant le revendre, a sollicité de la veuve et de la soeur de l'artiste, titulaires du droit moral, la délivrance d'un certificat d'authenticité qui lui a été refusé. Dans le même temps, l'auteur d'un catalogue raisonné et complet des oeuvres du peintre lui a fait savoir qu'il n'envisageait pas d'inscrire l'oeuvre dans les futures éditions de son ouvrage, ayant la conviction qu'il s'agissait d'un faux. Persistant dans leurs refus, et ce en dépit d'un rapport d'expertise judiciaire concluant à l'authenticité du tableau, l'acquéreur les a assignés pour les voir condamnés à lui délivrer un certificat d'authenticité, à insérer l'oeuvre litigieuse dans les futures éditions du catalogue, et à lui payer des dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de leur refus. La cour d'appel de Versailles, statuant sur renvoi après cassation (3), a dit que l'oeuvre litigieuse était une oeuvre authentique, que le refus des titulaires du droit moral de délivrer un certificat d'authenticité n'était pas constitutif d'un abus de droit, mais que, en revanche, le seul refus de l'auteur du catalogue d'envisager d'inclure le tableau en question, judiciairement authentifié, dans son prochain catalogue répertoriant l'oeuvre complète de l'artiste disparu était fautif et l'a, en conséquence, condamné à payer à l'acquéreur des dommages et intérêts et à procéder à l'insertion du tableau litigieux dans la nouvelle édition du catalogue raisonné, son supplément ou correctif en cours de préparation. C'est sur ces deux points que s'articule le pourvoi en cassation.

Le premier moyen, qui reprochait en effet, au nom de la liberté d'expression, aux juges du fond d'avoir enjoint à l'auteur du catalogue d'insérer l'oeuvre litigieuse dans toute nouvelle publication de son ouvrage, est écarté par la Cour de cassation qui relève "que c'est sans méconnaître les dispositions de l'article 10 § 2 de la Convention des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ) ni porter atteinte au droit moral de l'auteur du catalogue dont l'originalité n'est pas contestée, que la cour d'appel a enjoint à [l'intéressé] d'insérer dans les prochaines éditions de son ouvrage ou de ses mises à jour le tableau litigieux en précisant que son authenticité avait été judiciairement reconnue sur la foi d'un rapport d'expertise judiciaire [...], une telle mesure, qui répond à l'impératif d'objectivité que requiert l'établissement d'un catalogue présenté comme répertoriant l'oeuvre complète d'un peintre, sans pour autant impliquer l'adhésion à cette mention de l'auteur de cet ouvrage, étant nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi".

Le second moyen reprochait à la cour d'appel d'avoir condamné l'auteur du catalogue à des dommages et intérêts, aux motifs que le "cataloguiste" doit répondre des fautes commises dans l'exercice de sa mission s'il peut être établi que son choix d'exclure l'oeuvre litigieuse résulte d'une omission volontaire, au mépris d'opinions émanant de personnes qualifiées et reconnues, au point de fournir dans son ouvrage une information non seulement partielle mais partiale. En somme, le refus de l'auteur du catalogue d'insérer dans une prochaine publication de son catalogue l'oeuvre litigieuse traduirait une légèreté blâmable et serait ainsi abusif.

Le raisonnement des juges du fond est condamné par la Haute juridiction qui, sous le visa de l'article 1382 du Code civil, décide "qu'en statuant ainsi quand la simple déclaration [de l'auteur du catalogue] selon laquelle il n'envisageait pas d'insérer, dans de futures publications de son ouvrage, le tableau dont il contestait l'authenticité, ne constituait qu'une simple velléité formulée en défense à l'action exercée à son encontre, soumise à l'appréciation des juges, mais ne permettait pas, à elle seule, de caractériser une abstention fautive, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

On pourrait peut-être s'étonner, dans une première approche, de la solution ou, plus exactement, des solutions apportées par la Cour de cassation aux deux questions qui lui étaient posées et, même, se demander si elle ne fait pas là en quelque sorte le "grand écart", obligeant, au nom du devoir d'objectivité auquel il serait tenu, l'auteur d'un catalogue raisonné des oeuvres d'un peintre à insérer un tableau effectivement peint par l'artiste, tout en refusant, dans le même temps, de voir dans le fait de ne pas faire mention dudit tableau dans le catalogue une faute au sens de l'article 1382 du Code civil justifiant une condamnation à des dommages et intérêts. L'étonnement pourrait d'ailleurs être d'autant plus grand que, on le sait bien, la jurisprudence décide, depuis longtemps déjà, que "la faute prévue dans les articles 1382 et 1383 [du Code civil] peut consister aussi bien dans une abstention que dans un acte positif ; que l'abstention, même non dictée par l'intention de nuire, engage la responsabilité de son auteur lorsque le fait omis devait être accompli soit en vertu d'une obligation légale, règlementaire ou conventionnelle, soit aussi, dans l'ordre professionnel, s'il s'agit notamment d'un historien, en vertu des exigences d'une information objective" (4). Ce qui vaut pour l'historien vaut bien pour l'auteur d'un catalogue raisonné qui se doit, pour être complet, de faire preuve d'objectivité et, donc, de présenter toutes les oeuvres de l'artiste et pas seulement celles qu'il aura bien voulu sélectionner. Et la jurisprudence se montre, dans l'ensemble, plutôt exigeante dans l'appréciation de ce devoir d'objectivité, encore qu'une décision assez récente de la cour d'appel de Paris ait paru quelque peu en retrait sur ce terrain, jugeant que la simple relation de thèses "révisionnistes" ne peut engager la responsabilité de celui qui, ne niant pas lui-même la réalité du génocide arménien, ne prend pas parti sur le bien-fondé des opinions visant à en contester la réalité, ne les reprend pas à son compte et n'entend ni légitimer la position turque sur la question arménienne, ni lui donner du crédit, alors même, il n'est pas inutile de le relever, qu'une loi du 29 janvier 2001 (loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 [LXB=PANIER]) avait affirmé que "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915", loi dont il n'est curieusement pas fait mention dans l'arrêt (5).

Toujours est-il que, en dépit des apparences, la solution de la Cour de cassation parait assez cohérente. Il est, en effet, logique, au regard des obligations professionnelles qui s'imposent à lui, que l'auteur d'un catalogue raisonné et complet des oeuvres d'un peintre puisse être contraint d'insérer, dans les prochaines éditions de son ouvrage ou de ses mises à jour, un tableau qui, jusqu'ici, n'y figurait pas s'il est démontré que le tableau est bien une oeuvre authentique. L'affirmer ne suppose pas nécessairement, ce que révèle d'ailleurs bien l'arrêt, que l'auteur du catalogue puisse être condamné à des dommages et intérêts pour avoir commis une faute (d'abstention, en l'occurrence) en indiquant qu'il n'envisageait pas d'insérer le tableau dans de futures publications de son ouvrage, la faute n'étant pas, à ce stade pourrait-on dire, établie. Tel est ce qu'affirme du reste la Cour de cassation.

En réalité nous semble-t-il, c'est peut-être plus une absence de préjudice qu'une absence de faute qui justifie, à ce stade encore une fois, que la responsabilité de l'auteur du catalogue ne soit pas engagée, le préjudice invoqué étant un préjudice non pas seulement futur, ce qui, en tant que tel, n'exclurait pas nécessairement la responsabilité, mais bien un préjudice hypothétique, rien ne permettant de dire avec certitude que, en définitive, l'intéressé n'aurait pas fait figurer l'oeuvre litigieuse dans son catalogue.


(1) Sur la question, et parmi une littérature très abondante, voir not. G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 3ème éd., LGDJ, n° 452 et s., et les références citées.
(2) Voir, not., H., L. Mazeaud et A. Tunc, Traité de la responsabilité civile, Tome I, Montchrestien, 6ème éd., n° 525 et s..
(3) Cass. civ. 2, 10 novembre 1995, n° 04-13.618, M. Jacques Polieri c/ M. Maurice Fuantes, FS-D (N° Lexbase : A5145DL7).
(4) Cass. civ., 27 février 1951, affaire "Branly", JCP, 1951, II, 6193, note J. Mihura ; adde J. Carbonnier, Le silence et la gloire, D., 1951, chr., p. 119.
(5) CA Paris, 11ème ch., 7 mars 2007, n° 05/15800, SA des éditions Robert Lafont et autres c/ Comité de défense de la cause arménienne (N° Lexbase : A1663DWI), D., 2007, p. 2513, note J.-B. Racine et E. Dreyer.

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