Réf. : Cass. soc., 22 février 2006, n° 03-47.639, Société Computacenter c/ M. Jean-Louis Cisse, FS-P+B (N° Lexbase : A1740DNR)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Décision
Cass. soc., 22 février 2006, n° 03-47.639, Société Computacenter c/ M. Jean-Louis Cisse, FS-P+B (N° Lexbase : A1740DNR) Rejet (CA Versailles, 5ème ch., sect. B sociale, 9 octobre 2003) Textes concernés : C. trav., art. L. 122-4 (N° Lexbase : L5554ACP) ; C. trav., art. L. 122-14-13 (N° Lexbase : L6530DIP) ; C. civ., art. 1184 (N° Lexbase : L1286ABA). Mots-clefs : résiliation judiciaire du contrat de travail ; prise d'acte de la rupture du contrat de travail ; distinction ; identité des effets ; torts de l'employeur ; modification unilatérale du mode de rémunération. Liens bases : ; . |
Résumé
Une cour d'appel peut se tromper sur la qualification de la rupture du contrat de travail (demande de résiliation judiciaire requalifiée, à tort, de prise d'acte aux torts de l'employeur) sans être sanctionnée, dans la mesure où ce dernier avait unilatéralement modifié la rémunération contractuelle du salarié et s'exposait à une condamnation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. |
Faits
1. M. Cisse a été engagé le 1er octobre 1993 en qualité d'ingénieur d'affaires puis, à compter du 1er novembre 1994, de responsable d'agence, par la société Computacenter. Après avoir mis en demeure l'employeur, par lettre du 1er avril 2001, de le rétablir dans son taux de commissionnement contractuel, il a été convoqué, le 5 avril 2001, à un entretien préalable tenu le 13 avril 2001, à l'issue duquel il a fait l'objet d'une mise à pied à titre conservatoire. M. Cisse a saisi, le 25 avril 2001, la juridiction prud'homale pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail, ainsi que le paiement de diverses sommes. Il a été licencié pour faute grave le 7 mai 2001. 2. La cour d'appel de Versailles a condamné la société Computacenter à verser à M. Cisse des sommes à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, d'indemnité compensatrice de préavis, de congés payés afférents, de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire et à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. |
Solution
1. "Si c'est à tort que la cour d'appel a assimilé la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail à une prise d'acte de la rupture, elle a constaté, par une appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve produits par les parties, qu'antérieurement au licenciement qu'il avait prononcé, l'employeur avait réduit la part variable de la rémunération de l'intéressé sans son accord ; [...] elle a pu en déduire que cette modification unilatérale du contrat de travail par l'employeur lui rendait imputable la rupture, laquelle s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse". 2. Rejet |
Commentaire
1. La distinction des techniques
Dans cette affaire, un salarié reprochait à son employeur d'avoir modifié unilatéralement son taux de commissionnement contractuel et lui avait réclamé le rétablissement de son ancien mode de rémunération. Il avait alors été mis à pied à titre conservatoire, dans l'attente de son licenciement pour faute grave, et avait eu le temps de saisir la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire aux torts de son employeur, avant que son licenciement ne soit formellement prononcé. Saisie de l'affaire, la cour d'appel avait considéré que le salarié, en saisissant la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire, avait manifesté sa volonté de prendre acte de la rupture du contrat de travail aux torts de son employeur. Elle avait alors appliqué les solutions acquises en jurisprudence depuis 2003 (Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.679, FP+P+B+R+I N° Lexbase : A8977C8Y ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.335, F-P P+B+R+I N° Lexbase : A8976C8X ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-43.578, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8978C8Z ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-41.150, FP+B+R+I N° Lexbase : A8975C8W ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-40.235, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8974C8U, lire notre chron., "Autolicenciement" : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale N° Lexbase : N8027AAK), et considéré que les griefs formulés à l'encontre de l'employeur étaient justifiés et qu'il convenait, par conséquent, de le condamner pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Devant la Cour de cassation, l'employeur, demandeur au pourvoi, avait fait valoir que la cour d'appel avait commis une erreur de qualification en considérant que la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail devait s'analyser en une prise d'acte de la rupture du contrat de travail. La requalification était, il est vrai, audacieuse. La cour d'appel de Versailles avait, sans doute, souhaité appliquer à la demande en résiliation judiciaire du contrat de travail présentée par le salarié la même analyse qui prévaut lorsque la demande émane de l'employeur. Dans cette hypothèse, en effet, la Cour de cassation considère la demande de l'employeur comme irrecevable et la saisine du conseil de prud'hommes traduit la volonté de rompre le contrat, ce qui se traduit nécessairement par l'allocation de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, dans la mesure où la procédure de licenciement n'a pas, par hypothèse, été respectée (Cass. soc., 5 juillet 2005, n° 03-45.058, F-P N° Lexbase : A8912DIW, lire nos obs., L'employeur qui demande la résiliation judiciaire du contrat de travail manifeste sa volonté de rompre le contrat, Lexbase Hebdo n° 176 du 14 juillet 2005 - édition sociale N° Lexbase : A8912DIW). Pour la juridiction versaillaise, il était donc logique de considérer, de manière symétrique, que la demande de résiliation judiciaire du contrat valait prise d'acte de la rupture du contrat de travail, et qu'il convenait donc de lui faire produire les effets, tels qu'ils ont été définis par la Cour de cassation en 2003 (préc.). La solution était séduisante en ce qu'elle entendait analyser de manière symétrique la résiliation judiciaire demandée par le salarié et par l'employeur au profit d'une éviction pure et simple de cette technique issue du Code civil et qui n'a pas été prévue, d'une manière générale, par le Code du travail (en ce sens, notre commentaire sous Cass. soc., 20 janvier 1998, n° 95-43.350, M. Leudière c/ Société Trouillard, publié N° Lexbase : A4150AAX, D. 1998, p. 350).
Ce n'est pourtant pas la solution admise ici par la Cour de cassation qui souligne, en effet, l'erreur ("c'est à tort que la cour d'appel a assimilé la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail à une prise d'acte de la rupture") mais sans la sanctionner, puisqu'elle rend un arrêt de rejet. En dépit des critiques dont elle a été l'objet, la Cour de cassation a donc décidé de maintenir le cap et de continuer à admettre la résiliation judiciaire du contrat de travail à la demande du salarié. La solution n'est pas surprenante, la Haute juridiction ayant même décidé, en 2005, d'ouvrir cette voie aux salariés protégés (Cass. soc., 16 mars 2005, n° 03-40.251, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2739DHW, lire nos obs., Le représentant du personnel peut demander la résiliation judiciaire de son contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 160 du 24 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : N2298AIX). Ce refus de sanctionner la cour d'appel s'explique, en réalité, par le fait que cette erreur avait été sans conséquence sur les droits du salarié. 2. L'identité des effets
En dépit de cette erreur commise quant à la qualification du mode de rupture du contrat de travail, l'arrêt rendu par la cour d'appel n'a pas été censuré, ce qui pourrait surprendre. Selon la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, "elle a constaté, par une appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve produits par les parties, qu'antérieurement au licenciement qu'il avait prononcé, l'employeur avait réduit la part variable de la rémunération de l'intéressé sans son accord ; [...] elle a pu en déduire que cette modification unilatérale du contrat de travail par l'employeur lui rendait imputable la rupture, laquelle s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse".
Ce "sauvetage" de l'arrêt s'explique donc uniquement par des considérations d'opportunité, dans la mesure où la résiliation judiciaire prononcée aux torts de l'employeur et la prise d'acte par le salarié pour des motifs sérieux produisent, en réalité, les mêmes effets juridiques. Depuis 1998, en effet, la Cour de cassation considère que la résiliation judiciaire prononcée aux torts de l'employeur produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 20 janv. 1998 : préc.). Or, lorsque le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail et que les griefs formulés à l'encontre de son employeur sont justifiés, cette rupture produira également les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 25 juin 2003 : préc.). Non seulement le juge parviendra aux mêmes conclusions, dans ces deux cas de figure, mais encore la cause de cette condamnation est identique, puisqu'il s'agira de manquements de l'employeur à ses obligations contractuelles qui justifient que le juge, dans l'hypothèse de la résiliation judiciaire, ou le salarié, dans l'hypothèse de la prise d'acte, considère le contrat comme rompu par la faute de l'employeur. Or, dans cette affaire, le comportement en cause de l'employeur était une modification du mode de rémunération contractuel du salarié qui constitue, de jurisprudence constante, une modification du contrat de travail que le salarié doit accepter (Cass. soc., 28 janvier 1998, n° 95-40.275, Société Systia informatique c/ M. Bernard, publié N° Lexbase : A5348AC3, JCP éd. G 1998, II, 10058, note C. Lefranc). L'imposer d'autorité constitue donc une faute contractuelle qui lui rend la rupture imputable, que l'on se trouve dans le cadre d'une résiliation judiciaire (Cass. soc., 22 octobre 1997, n° 95-41.866, Société Henkel hygiène c/ M. Borderon, publié N° Lexbase : A2097ACN ; Cass. soc., 20 janvier 1998 : préc. ; Cass. soc., 13 novembre 2002, n° 00-44.027, F-D N° Lexbase : A7328A3S) ou d'une prise d'acte justifiée (Cass. soc., 4 novembre 2003, n° 01-44.740, F-D N° Lexbase : A0669DAZ : non-règlement des salaires ; Cass. soc., 21 janvier 2004, n° 01-46.271, F-D N° Lexbase : A8734DAQ : non-paiement d'heures supplémentaires).
On ne saurait reprocher à la Cour de cassation de ne pas avoir cassé l'arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles sous le seul prétexte qu'elle avait traité la demande de résiliation judiciaire comme une prise d'acte, dans la mesure où, finalement, la solution aurait été la même. Nous voudrions simplement redire, ici, que cette identité des effets rend l'admission de la résiliation judiciaire du contrat de travail demandée par le salarié encore moins nécessaire. Certes, le recours à la résiliation judiciaire présente, pour le salarié, un avantage indéniable par rapport à la prise d'acte, dans la mesure où il ne court aucun risque s'il saisit le conseil de prud'hommes d'une demande sur le fondement de l'article 1184 du Code civil puisque, au pire, le contrat ne sera pas rompu. Or, on sait que s'il prend acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de son employeur, il joue en réalité à "quitte ou double" et risque de voir la rupture produire les effets d'une démission, le privant logiquement de toute indemnisation. Mais, seule la jurisprudence relative à la prise d'acte nous paraît devoir avoir sa place en droit du travail, dans la mesure où la résiliation judiciaire n'a pas été prévue par le législateur et qu'elle est soumise à un régime hybride, puisqu'elle produira les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les griefs formulés contre le salarié sont avérés. Ne serait-il pas plus simple, et plus juste, dès lors, d'appliquer à la demande présentée par le salarié la même logique que celle qui prévaut pour l'employeur et de considérer que le salarié qui souhaite rompre le contrat de travail doit démissionner, quitte à réclamer en justice des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse s'il considère y avoir été conduit par des fautes commises par l'employeur ? |
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