La lettre juridique n°656 du 26 mai 2016 : Avocats/Accès à la profession

[Jurisprudence] Accès dérogatoire à la profession d'avocat : exigence d'une pratique acquise sur le territoire français

Réf. : Cass. civ. 1, 4 mai 2016, n° 14-25.800, FS-P+B (N° Lexbase : A3316RMR)

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N2707BW8

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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy

le 26 Mai 2016

Aux termes d'un arrêt en date du 4 mai 2016, la première chambre civile de la Cour de cassation a décidé de renvoyer, devant le Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité visant à vérifier la conformité, au regard du principe de la liberté d'entreprendre de l'article 4 de la DDHC (N° Lexbase : L1368A9K), de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) prévoyant que l'accès direct à la profession d'avocat est réservé aux seules personnes justifiant d'une activité juridique suffisante "sur le territoire national". En l'occurrence, un ressortissant belge avait demandé son inscription au tableau de l'Ordre des avocats du barreau de Grasse sur le fondement de l'article 98 du décret n° 1197 du 27 novembre 1991 (N° Lexbase : L8168AID). Au soutien de sa demande, il justifiait d'une licence en droit délivrée par l'Université libre de Bruxelles et d'une solide expérience en tant que juriste d'une organisation syndicale belge. Par une décision en date du 18 octobre 2013, le conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Grasse a rejeté cette demande, considérant qu'il ne satisfaisait pas aux conditions d'accès prévues par les textes. Sur appel interjeté par le ressortissant belge, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a rendu un arrêt confirmatif en date du 26 juin 2014 (CA Aix-en-Provence, 26 juin 2014, n° 13/23414 N° Lexbase : A8681MRX), aux motifs que l'intéressé avait exercé une activité juridique au sein d'organisations syndicales en Belgique et n'avait, en conséquence, exercé aucune activité juridique sur le territoire français. Or, selon la cour d'appel, l'activité juridique visée à l'article 98. 5° du décret 91-1197 du 27 novembre 1991 devait avoir été exercée sur le territoire français comme le précisait l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971. Pour la cour d'appel, il s'agissait d'une preuve de l'expérience du droit français et c'est justement cette expérience qui permettait au requérant de passer outre les épreuves d'admission au certificat français d'aptitude à la profession d'avocat et d'être inscrit à un barreau français comme avocat selon la procédure dérogatoire. Cet arrêt a été frappé d'un pourvoi et, par le biais d'un mémoire distinct et motivé, le ressortissant belge a sollicité la transmission au Conseil constitutionnel de deux questions prioritaires de constitutionnalité, critiquant la constitutionnalité de l'article 11 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. D'une part, il était argué que ce texte, en ce qu'il réserve le droit d'accès à la profession d'avocat aux seules personnes ayant exercé leur activité sur le territoire national, méconnaît le principe constitutionnel d'égalité devant la loi. D'autre part, il était soutenu que ce même texte, en ce qu'il subordonne le droit d'accès à la profession d'avocat par voie dérogatoire, à un critère de territorialité, méconnaît la liberté d'accéder à une profession ou à une activité économique, telle qu'elle découle de la liberté d'entreprise résultant de l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1368A9K). Or, par un arrêt en date du 4 mai 2016, la première chambre civile de la Cour de cassation a dit y avoir lieu à renvoi au Conseil constitutionnel dès lors que "la question posée présente un caractère sérieux en ce que l'exigence, pour bénéficier de l'accès dérogatoire à la profession d'avocat, d'une activité juridique exercée sur le territoire français pendant au moins huit ans, est susceptible de porter une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre". Ainsi, la Cour de cassation considère que la restriction de l'accès à la profession d'avocat ne pose pas de difficulté sérieuse au regard du principe d'égalité. En revanche, il semblerait en aller différemment de la liberté d'entreprendre : selon la juridiction suprême de l'ordre judiciaire, la restriction à l'accès de la profession d'avocat, tirée de la nécessaire expérience sur le territoire français, serait susceptible de constituer une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Dans un avenir très proche, le Conseil constitutionnel devra donc rappeler que la liberté d'entreprendre revêt un caractère atténué (I) et, ensuite, rechercher si l'atteinte consommée à la liberté d'entreprendre est justifiée au regard des objectifs poursuivis (II).

I - Caractère atténué de la liberté d'entreprendre

La liberté d'entreprendre ne figure pas, en tant que telle, dans le bloc de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel l'a cependant déduite de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, dont il résulte que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi". Dans une décision en date du 16 janvier 1982, le Conseil constitutionnel a d'abord souligné que la "liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre" (Cons. const., décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 N° Lexbase : A8037ACN). Dans des décisions subséquentes, le Conseil constitutionnel a fait état, plus clairement encore, de la "liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789" (Cons. const ., décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000 N° Lexbase : A8786ACE ; Cons. const., décision n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000 N° Lexbase : A1727AIS). Or, si la liberté d'entreprendre est consacrée en son principe, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une liberté atténuée pouvant connaître des restrictions, du moment que celles-ci sont proportionnées : les juges du Conseil constitutionnel imposent donc de ne pas restreindre les libertés économiques de manière disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi (en ce sens, G. Clamour, Juris.-Cl. Libertés, Fasc., 1340, Libertés professionnelles et liberté d'entreprise, n° 53).

Il importe donc au Conseil constitutionnel de trouver un équilibre entre les différents intérêts en présence. Dans une décision en date du 16 janvier 2001, le Conseil constitutionnel a décidé que s'il "est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général", ce n'est qu'"à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi" (Cons. const., décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001 N° Lexbase : A6745C9P ; Cons. const., décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001 N° Lexbase : A2333AXP). C'est évidemment à l'aune de ce critère que le Conseil constitutionnel devra apprécier la restriction à la liberté d'entreprendre que consomme l'article 11 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, en ce qu'il réserve le droit d'accès à la profession d'avocat.

II - Caractère raisonnable de la restriction

Il est indéniable que l'article 11 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques porte une restriction à la liberté d'entreprendre. Il résulte, en effet, de ce texte que "nul ne peut accéder à la profession d'avocat s'il ne remplit pas les conditions suivantes [...] être titulaire, sous réserve des dispositions réglementaires prises pour l'application de la Directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005, et de celles concernant les personnes ayant exercé certaines fonctions ou activités en France, d'au moins une maîtrise en droit ou de titres ou diplômes reconnus comme équivalents pour l'exercice de la profession par arrêté conjoint du Garde des Sceaux, ministre de la Justice, et du ministre chargé des universités". Ainsi, la loi du 31 décembre 1971 sur la profession a prévu que l'accès à la profession d'avocat soit ouvert à des personnes justifiant d'une certaine expérience professionnelle. L'article 98 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat précise ce dispositif en indiquant, notamment, que "les juristes attachés pendant huit ans au moins à l'activité juridique d'une organisation syndicale". Evidemment, les deux conditions se cumulent : il faut avoir exercé la fonction de juriste dans une organisation syndicale pendant une durée de huit ans et avoir exercé ces fonctions en France.

Cette restriction semble parfaitement légitime dans la mesure où elle s'intègre dans la poursuite de l'objectif à valeur constitutionnelle d'"une bonne administration de la justice" que le Conseil constitutionnel a consacré dans une décision en date du 3 décembre 2009 (Cons. const., décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, cons., n° 4 N° Lexbase : A3193EPX). Bien que cette notion soit encore relativement floue (en ce sens, v. H. Apchain, Retour sur la notion de bonne administration de la justice, AJDA 2012, p. 587 et s.), il est indéniable qu'"une justice bien administrée est une justice à la fois accessible, sereine et efficace" (J. Robert, La bonne administration de la justice, AJDA 1995, p. 117 et s., spéc. 118). Or, selon l'article 3 de la loi du 31 décembre 1971 "les avocats sont des auxiliaires de justice", de sorte qu'ils poursuivent, eux-aussi et de concert avec les magistrats du siège et du parquet, la bonne administration de la justice. Exiger du juriste souhaitant intégrer la profession d'avocat qu'il ait acquis une expérience juridique ou judiciaire en France, c'est avoir l'assurance d'une réelle connaissance de la justice française. Car rappelons-le, la personne qui obtient la dispense de certificat d'aptitude à la profession d'avocat en raison de son expérience professionnelle antérieure sera, directement, inscrite au tableau de l'Ordre des avocats... L'entrée dans la profession est donc nettement plus abrupte qu'avant le décret n° 2004-1386 du 21 décembre 2004, relatif à la formation professionnelle des avocats (N° Lexbase : L5059GUW), car auparavant, les personnes admises à la profession sous le régime de la dispense de l'article 98 du décret du 27 novembre 1991 étaient inscrites pendant une période d'un an sur la liste du stage et étaient soumises aux obligations qui en résultaient.

En somme, l'expérience professionnelle acquise sur le territoire français est une garantie de maîtrise du droit français, de forme et de fond, que l'avocat devra, jour après jour, mettre au service du justiciable. Certes, la liberté d'entreprendre s'en trouve atténuée, mais cette restriction poursuit l'objectif à valeur constitutionnelle d'une bonne administration de la justice.

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