Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 4 mai 2016, n° 389688, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4635RNY)
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par Vincent Daumas, Rapporteur public au Conseil d'Etat
le 26 Mai 2016
Par lettre du 24 décembre 2014, alors qu'elle n'était plus, depuis presque deux ans, employée par la commune, Mme X a adressé au Premier ministre, par l'intermédiaire de son avocat, une demande ayant un double objet : d'une part, elle demandait l'abrogation de l'article 8 du décret n° 88-145 du 15 février 1988, relatif aux conditions d'emploi des agents non titulaires de la fonction publique territoriale (N° Lexbase : L1035G8T), en tant qu'il soumet à trois ans de services effectifs le bénéfice du congé de grave maladie à plein traitement ; d'autre part, elle demandait réparation du préjudice subi, selon elle, en raison de l'illégalité des dispositions contestées, en ce qu'elles avaient fait obstacle à ce que lui fût octroyé un congé de grave maladie.
Cette double demande a été implicitement rejetée et Mme X attaque ce rejet implicite.
Disons d'abord un mot des dispositions attaquées.
Le décret du 15 février 1988 a été pris pour l'application, notamment, de l'article 136 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, relative à la fonction publique territoriale (N° Lexbase : L7448AGX). Son titre III, qui regroupe ses articles 7 à 13, traite notamment des congés pour raison de santé auxquels ont droit les agents non titulaires. Son article 8 prévoit l'existence du "congé de grave maladie", qui est octroyée à l'agent contractuel en activité comptant au moins trois années de service, lorsqu'il est atteint d'une affection "le mettant dans l'impossibilité d'exercer son activité, nécessitant un traitement et des soins prolongés et présentant un caractère invalidant et de gravité confirmée". L'agent placé en congé de grave maladie conserve l'intégralité de son traitement pendant une durée de douze mois, celui-ci étant ensuite réduit de moitié pendant les vingt-quatre mois suivants.
La dénomination de "congé de grave maladie" employée par l'article 8 du décret n'apparaît pas dans la liste des congés pour raison de santé prévus, s'agissant des titulaires de la fonction publique territoriale, par l'article 57 de la loi de 1984. Mais il s'agit de l'exact équivalent du congé de longue maladie prévu au 3° de cet article. Or, les fonctionnaires titulaires peuvent bénéficier du congé de longue maladie dès leur nomination, aucune condition de durée des services accomplis n'étant exigée en ce qui les concerne.
C'est le rapprochement de la situation des agents contractuels avec celle des fonctionnaires titulaires qui est à l'origine de la contestation de Mme X pour l'accès à un même congé, les premiers sont soumis à une condition de durée de services de trois ans alors qu'aucune condition de durée de service ne s'impose aux seconds. L'intéressée y voit une différence de traitement injustifiée.
A l'appui de sa contestation de la légalité des dispositions de l'article 8 du décret de 1988, la requérante invoque deux moyens.
En premier lieu, ces dispositions méconnaîtraient les prévisions de la Directive 1999/70/CE du Conseil du 28 juin 1999, concernant l'accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (N° Lexbase : L0072AWL).
Cette Directive, que vous avez déjà appliquée (1), vise à lutter contre différentes formes de précarité dans le travail. Elle présente l'originalité de rendre obligatoire pour les Etats membres le résultat d'un processus de négociation collective conduit entre organisations d'employeurs et de salariés au niveau européen. Mme X se prévaut de la quatrième clause de l'accord annexé à la directive. Toutefois, le principe que cette clause énonce interdit les discriminations dans les conditions d'emploi entre travailleurs à durée déterminée et travailleurs à durée indéterminée. Or la différence de traitement dont Mme X se plaint ne fait intervenir aucune distinction tenant à la durée de la relation de travail. La distinction est autre : c'est celle qui existe entre les agents publics contractuels et les fonctionnaires titulaires. Le moyen est donc en tout état de cause inopérant et vous l'écarterez comme tel. Ainsi que le souligne le ministre de l'Intérieur en défense, la Cour de justice de l'Union européenne est d'ailleurs parvenue à la même conclusion (2).
En second lieu, la requérante soutient que les dispositions contestées méconnaîtraient le principe d'égalité.
C'est du moins ainsi qu'il faut, croyons-nous, interpréter ses écritures : même si, formellement, Mme X invoque un moyen tiré d'une erreur manifeste d'appréciation, elle déduit cette erreur, nous l'avons dit, du rapprochement des dispositions applicables, respectivement, aux fonctionnaires titulaires et aux agents contractuels.
L'invocation du principe d'égalité pose une question d'opérance, à laquelle il n'est pas tout à fait évident de répondre.
En l'état de votre jurisprudence, vous ne donnez au principe d'égalité qu'un champ d'application limité en droit de la fonction publique. Partant de l'idée que le moyen ne peut être soulevé de manière pertinente que lorsque sont en cause des situations identiques, vous n'acceptez en principe de comparer la situation d'agents titulaires que lorsqu'ils relèvent du même corps ou cadre d'emplois (3). Si tel n'est pas le cas, vous répondez que le principe d'égalité ne peut être utilement invoqué (4).
Entre agents titulaires et non titulaires, il s'agit presque d'un a fortiori. Vous jugez que ces deux catégories d'agents "ne se trouvent pas dans la même situation juridique au regard du service public" et vous en déduisez que "l'administration n'est pas tenue de soumettre les uns et les autres à la même réglementation" (5). Vous avez ainsi jugé, sur le fondement de ces considérations, que ne méconnaît pas le principe d'égalité le refus de soumettre les agents contractuels admis à l'Ecole nationale d'administration (ENA) à un régime de rémunération identique à celui dont jouissent les fonctionnaires titulaires admis dans le même établissement (6). Vous avez aussi précisé que "les agents contractuels recrutés sans limitation de durée ne sont pas dans la même situation juridique que les fonctionnaires" et vous en avez déduit immédiatement que le pouvoir réglementaire ne méconnaît pas le principe d'égalité en soumettant les premiers à des règles différentes de celles applicables aux fonctionnaires en matière de retraite et de congés (7). La même motivation expéditive a encore été adoptée récemment, à propos de régimes indemnitaires différents (8).
L'examen de votre jurisprudence montre ainsi que, lorsque vous vous trouvez face à une différence de situation radicale, vous écartez le moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité de manière sommaire, soit comme évidemment non fondé, en vous bornant à relever l'existence de cette différence de situation, soit même, encore plus brutalement, comme inopérant.
Vous pourriez être tenté par une réponse de cette sorte dans la présente affaire. Nous voudrions vous en dissuader, pour deux raisons qui, au fond, se rejoignent.
La première tient à l'existence d'un bémol à votre jurisprudence selon laquelle, en matière de fonction publique, le principe d'égalité ne joue qu'entre agents d'un même corps. Ce bémol s'applique lorsque sont en cause des dispositions qui n'ont pas vocation à régir les seuls agents d'un même corps, par exemple des textes instituant des primes en faveur des fonctionnaires affectés dans des quartiers urbains difficiles : dans ce cas, vous admettez l'opérance du moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité (9). Nous n'avons pas trouvé de jurisprudence consacrant explicitement l'existence de ce même bémol s'agissant des textes qui, au regard de leur objet, ont vocation à régir aussi bien les agents contractuels que les fonctionnaires titulaires. Mais nous ne voyons pas pourquoi il devrait en aller autrement. Or vous êtes, en l'espèce, devant une disposition ayant pour objet de prévoir des droits en faveur des agents atteints de graves maladies. A la différence de dispositions ayant pour objet de prévoir un déroulement de carrière au sein d'un corps ou d'un cadre d'emplois, elle n'a pas vocation, par son objet, à ne s'appliquer qu'à une ou des catégories particulières d'agents publics.
La seconde raison qui nous conduit à vous dissuader d'une réponse expéditive au moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité tient à la formulation la plus récente de ses implications, qui résulte d'un considérant de principe forgé par votre assemblée du contentieux (10). Si l'on suit ce mode d'emploi à la lettre, il est difficile de justifier, en droit, les réponses d'inopérance que vous avez pu faire à ce moyen par le passé, ou celles l'écartant abruptement, au seul motif que la différence de traitement critiquée s'applique à des situations différentes. En toute rigueur, le constat d'une différence de situation, même radicale, ne devrait jamais suffire à écarter le moyen, puisqu'il faut encore vérifier, d'une part, que la différence de traitement est en rapport direct avec l'objet de la norme, d'autre part, qu'elle n'est pas manifestement disproportionnée au regard des motifs qui peuvent la justifier. A tout le moins, si vous vous autorisez, parce qu'elle est expédiente, une réponse brève, elle ne doit pas vous conduire à faire l'économie du raisonnement qui y aboutit.
En l'occurrence, la différence de traitement entre agents contractuels et fonctionnaires titulaires est certaine.
Est-elle en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit ? -ou plutôt, des normes qui l'établissent, puisque dans la présente affaire, cette différence de traitement résulte de la combinaison de deux textes, l'article 57 de la loi du 26 janvier 1984 et l'article 8 du décret du 15 février 1988-. L'objet de ces normes est de protéger les agents atteints de maladies graves, en leur conférant le droit à un congé rémunéré d'une durée pouvant aller jusqu'à trois années. Au regard d'un tel objet, il ne nous paraît pas illégitime de prévoir des conditions d'accès au bénéfice de cette protection différentes selon la nature de la relation qui unit les agents à leur employeur -ici, des conditions plus avantageuses pour les fonctionnaires titulaires que pour les agents contractuels-. Il est dans la nature même du système de la carrière de reconnaître aux fonctionnaires titulaires davantage de droits qu'aux agents contractuels, qui relèvent d'un système d'emploi. Les premiers ont en effet vocation à servir un employeur public durant l'intégralité de leur vie professionnelle, alors que les seconds, quand bien même ils seraient embauchés pour une durée indéterminée, n'ont en principe vocation qu'à occuper le poste sur lequel ils ont été recrutés. Dans le cas de ces derniers, quitte à forcer un peu le trait, la relation de travail reste ponctuelle, alors même qu'elle ne serait assortie, a priori, d'aucun terme, et elle a pour objet l'accomplissement d'une tâche déterminée. Dans ces conditions, comme le soutient en défense le ministre de l'Intérieur, on peut comprendre qu'une forme de proportionnalité soit exigée entre la durée des services accomplis et celle du congé rémunéré auxquels ces agents peuvent prétendre.
Reste à voir si la différence de traitement critiquée n'est pas manifestement disproportionnée au regard des motifs qui peuvent la justifier. Nous n'identifions, en l'occurrence, aucune disproportion manifeste. Nous vous le disions à l'instant : dans le cas d'une relation de travail ponctuelle, il paraît assez naturel de prévoir une certaine. Vous jugez que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier. En l'occurrence, ces durées sont identiques : trois ans de services sont requis pour ouvrir droit au bénéfice d'un congé rémunéré de trois années. En outre, signalons que les agents contractuels qui n'ont pas accompli cette durée minimale de service ne sont évidemment pas dépourvus de tous droits en cas de grave maladie : dès lors que celle-ci les place dans l'impossibilité d'exercer leurs fonctions, ils ont droit à un congé de maladie qui, s'il n'est pas rémunéré, donne lieu au versement des prestations en espèces du régime général de la Sécurité sociale.
Nous vous proposons donc de juger que les dispositions litigieuses ne méconnaissent pas le principe d'égalité, ni ne sont, pour les mêmes raisons, entachées d'erreur manifeste d'appréciation.
Si vous nous suivez vous rejetterez les conclusions à fin d'annulation du refus d'abroger opposé à Mme X.
Le sort des autres conclusions de la requête s'en déduira. Vous pourrez admettre votre compétence pour statuer sur les conclusions indemnitaires de Mme X, au titre de la connexité. Elles doivent être rejetées par voie de conséquence de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner leur recevabilité. Et il en ira de même des conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).
Par ces motifs nous concluons au rejet de l'ensemble des conclusions dont vous êtes saisi.
(1) Voyez pour un exemple récent, CE, 20 mars 2015, n° 371664 (N° Lexbase : A1292NEL), aux tables du Recueil.
(2) CJUE, 7 mars 2013, aff. C-178/12 (N° Lexbase : A3386RQH), points n°s 43 à 45.
(3) CE Ass., 13 mai 1960, n° 44344, 44345, au Recueil, p. 324.
(4) CE, 7 mai 1975, n° 86207 (N° Lexbase : A5031B7H), au Recueil ; CE, 26 juin 2009, n° 307369, 307370 (N° Lexbase : A4038EIE), au Recueil ; CE, 4 décembre 2013, n° 355521 (N° Lexbase : A8511KQB), point n° 4, aux tables du Recueil sur un autre point.
(5) CE, 11 janvier 1980, n° 11112 (N° Lexbase : A6781AIY), aux tables du Recueil.
(6) CE, 11 janvier 1980, n° 11112, préc..
(7) CE, 30 mars 1990, n° 76538 (N° Lexbase : A5910AQX), aux tables du Recueil.
(8) CE, 12 décembre 2014, n° 367562 (N° Lexbase : A6176M7U), inédite au Recueil.
(9) Voyez sur ce point CE, 9 février 2005, n° 229547 (N° Lexbase : A6699DG9), au Recueil.
(10) CE Ass., 11 avril 2012, n° 322326 (N° Lexbase : A4127IIP), au Recueil. Vous jugez que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.
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