La lettre juridique n°656 du 26 mai 2016 : Éditorial

Nabilla Benattia, la vie privée, la jurisprudence et... moi

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Nabilla Benattia, la vie privée, la jurisprudence et... moi. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/31798409-nabillabenattialaviepriveelajurisprudenceetmoi
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 09 Juin 2016


- "Nabilla Benattia condamnée à six mois de prison ferme" - LE MONDE | 19.05.2016 à 11h25

- "Nabilla Benattia condamnée à six mois de prison ferme/La jeune femme a été reconnue coupable de 'violences volontaires aggravées' sur son compagnon, Thomas Vergara". - France TV Info | publié le 19/05/2016 | 09:24

- "Nabilla Benattia condamnée à deux ans de prison dont six mois ferme" - Le HuffPost | Publication: 19/05/2016 17h

Vous me voyez venir avec mes gros sabots ! Profitant d'un sujet "people" pour faire de l'audience, histoire de glaner quelques âmes juridiques ou non perdues sur le chemin de nos e-mailings, newsletters et autres web-référencements...

Que nenni, chers lecteurs.

En lisant la presse déballer, sans retenue, avec force de détails, la condamnation (fait judiciaire) d'une starlette du petit écran (donnée objective, encore que), en l'occurrence Nabilla Benattia (donnée personnelle), je me disais, un brin circonspect, que toute la littérature, la glose sur le droit à l'oubli, le respect de la vie privée, inscrit dans le projet de loi d'Axelle Lemaire, pour une République numérique, avait du plomb dans l'aile.

Pour les pigistes de la presse "people" comme généraliste, aucune conséquence : ils pourront allègrement dévoiler l'identité des condamnés, les motifs, les peines, sauf demande expresse de l'intéressé au nom justement de son droit à l'oubli. Mais, ça, c'est le résultat de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, comme chacun le sait, dans son "combat" contre l'indexation de Google, notamment. Bref, le respect de la vie privée du justiciable passe par une simple demande de désindexation, ou presque.

Non, le grand comique, ou devrais-je dire, le jeu de dupe interminable, c'est que les éditeurs de bases jurisprudentielles pensaient devoir se contenter d'une simple anonymisation des parties. Du coup, la manchette serait devenue : "N. B. condamnée à deux ans de prison dont six mois ferme" !

Mais c'est là où l'on atteint le sommet de l'hypocrisie. Le nouvel article 12 bis A du projet de loi dispose que l'article L. 10 du Code de justice administrative est complété par quatre alinéas ainsi rédigés :

"Lorsqu'ils sont devenus définitifs, ces jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées.

Cette mise à disposition du public est précédée d'une analyse du risque de ré-identification des personnes.

Les articles L. 321-1 à L. 326-1 du Code des relations entre le public et l'administration sont également applicables à la réutilisation des informations publiques figurant dans ces jugements.

Un décret en Conseil d'Etat fixe, pour les jugements de premier ressort, d'appel ou de cassation, les conditions d'application du présent article".

En clair, point d'anonymisation à l'horizon ! Mieux, le respect de la vie privée. Or, la vie privée ne se limite pas à l'anonymisation. L'ensemble des éléments personnels (adresse, date de naissance, etc.), mais également l'ensemble des données ayant trait à la vie privée de la starlette devraient être bannis du jugement (le nom de son compagnon, par ailleurs, victime ; les circonstances de l'agression ; le lieu de résidence commune ; l'emploi de la demoiselle, etc.). Par conséquent, si le jugement correctionnel devait être publié, -on m'arguera qu'ils n'ont justement pas à être publiés, mais ne soyons pas chiches, une demande en réparation au civil poserait les mêmes questions-, il devrait se résumer en deux lignes : "Mme X ayant fait acte de violences volontaires aggravées sur son compagnon est condamnée à six mois de prison ferme". C'est succinct, un brin exagéré, mais pardonnez-moi de considérer que chaque élément inscrit dans une décision de justice, rendue au nom du Peuple français, est en soit un élément de la vie privée, lorsqu'il y va des personnes physiques -la Cour de cassation ayant précisé, il y a peu, que les personnes morales, elles, n'en avaient pas-.

Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée. C'est l'article 9 du Code civil qui le dispose. Bon, l'article 8 § 1 de la CESDH garantit pour sa part à "toute personne le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance" ; mais la CEDH n'anonymise pas ses arrêts... C'est dire l'imbroglio entre le respect de la vie privée et la décision judiciaire !

Ce droit profite à toute personne physique, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes et à venir, nous explique la Cour de cassation. Mais, il est de taille, si les personnes célèbres ont une "espérance légitime" de protection et de respect de leur vie privée -ça, c'est pour la CEDH-, l'existence d'un débat d'intérêt général primerait sur cette simple "espérance" -ça, c'est pour la Cour de cassation- ! Bref, la couverture médiatique de la vie privée de personnalités est acceptable si elle correspond à l'intérêt général et s'il y a un équilibre raisonnable avec le droit au respect de la vie privée.

Mais attention, le débat sur la vie privée ne porte pas uniquement sur les célébrités : la publication, au soutien d'un événement d'actualité judiciaire, de clichés pris dans le cercle de famille n'est pas de nature à porter atteinte à l'intimité de la vie privée. Et, bien entendu... La divulgation de faits relatifs à la vie privée d'un mineur est soumise à l'autorisation des personnes ayant autorité sur lui.

Pour la diffusion de la jurisprudence, cela va être d'un pratique à arbitrer tout cela...

A dire vrai, si l'on veut respecter la vie privée d'un justiciable, alors aucun arrêt ne doit être publié, en l'état ! "M. X, directeur de la clinique ZEBULON à Melun"... Ils ne sont pas nombreux à exercer cette fonction : l'identification est aisée, la vie privée est alors un vague souvenir lorsque l'on passe devant les tribunaux, tant les détails les plus souvent sordides de la vie privée y sont relatés. En même temps, peut-il en être autrement ?

Oui, si l'arrêt est correctement rédigé en amont, avant sa diffusion. C'est la naissance de la donnée judiciaire publique publiable (DJPP). Un acronyme qui dit toute l'ambition du projet. Au juge, le soin de rédiger son arrêt comme il l'entend, avec moult détails sur la vie privée des parties à l'instance ; arrêt qu'il pourra intégrer dans sa base de données que lui seul et ses pairs pourront consulter -on s'interrogera sur le statut des auxilliaires de justice que les magistrats estiment "indignes" d'accéder à pareilles données-. Le greffe remplirait des datas relatives à la vie privée, datas qui seraient retirées de l'arrêt de manière à ne produire qu'un ersatz de décision, parfaitement objectivé... et publiable. Tout cela n'est possible... qu'en amont de la publication, au stade de l'enregistrement au greffe de la décision. Après diffusion et pour publication, c'est source d'erreurs et de coûts... à répétition : c'est le meilleur moyen de confirmer la donnée inaccessible ou... très chère, puisqu'elle serait l'apanage de grands groupes capables d'investir massivement dans un tel projet.

Sans cela, les contentieux sur l'atteinte à la vie privée au coeur des décisions de justice n'ont pas fini de fleurir. Voilà, pour le coup, que la prose judiciaire des magistrats serait à même de causer une dommage au justiciable ?

"L'hypocrisie est l'hommage que la vérité paie à l'erreur" (George Bernard Shaw). Estimer qu'une décision de justice, prononcée au nom du Peuple français, en audience publique, puisse porter atteinte à la vie privée du justiciable qui réclame justement l'arbitrage de l'autorité publique, de la Nation toute entière, n'est-il pas de la plus grande hypocrisie érigée en vertu sur l'autel d'une vie privée qui s'accommode mal de la médiatisation et du numérique ?

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