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N1412BW9
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par Aziber Seïd Algadi, Docteur en droit, Rédacteur en chef droit pénal et droit processuel et June Perot, Rédactrice en droit privé
le 23 Février 2016
Thierry-Serge Renoux : L'état d'urgence fait partie de ces régimes d'exception qui ont pour but non pas de renverser la démocratie mais au contraire d'assurer le maintien de son existence même.
Toute démocratie a, dès lors qu'elle est confrontée à un péril extrême qui s'attaque à ses fondements, ses valeurs de dignité humaine, de liberté et de pluralisme, non pas le droit, mais l'impérieux devoir de défendre ses principes à condition de respecter l'Etat de droit. Ceci suppose une prévisibilité et une juridicité suffisantes de mesures exceptionnelles qui, adoptées temporairement et de manière appropriées, doivent être dictées par un seul impératif, le retour rapide à la pleine légalité républicaine, non plus celle des jours de tempêtes, mais celle des jours de paix.
Or, pour parer à une telle situation, notre Constitution de 1958 (N° Lexbase : L7403HHN) ne prévoit à ce jour que deux instruments :
- soit le recours à son article 16, très critiqué mais jamais supprimé, qui confère au Président de la République les pleins pouvoirs dès lors que, d'une part, les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et, d'autre part, que le fonctionnement réguliers de pouvoirs publics est interrompu. Même si ces deux conditions sont cumulatives et non alternatives, on admettra que cette dictature de salut public, dont l'usage est subordonné à une consultation purement formelle du Premier ministre, des présidents des assemblées parlementaires et du Conseil constitutionnel, qui ne rend pas un avis obligatoire, est loin de donner une réponse proportionnée à la question posée par un péril terroriste même imminent. Il s'agit bien davantage d'un ultime remède à une paralysie des pouvoirs publics. Fort heureusement, nous ne sommes pas dans le contexte d'un tel scénario catastrophe -il faut raison garder- visant l'hypothèse où, précisément, les autres moyens gouvernementaux, moins restrictifs de nos droits et libertés constitutionnels, se sont avérés insuffisants.
- soit le recours à son article 36, qui permet de déclarer, par simple décret en Conseil des ministres, l'état de siège. Si ce régime de crise ne peut être prorogé au delà de douze jours que sur autorisation du Parlement, il n'est guère plus protecteur des libertés que le précédent, d'autant que notre Constitution est totalement silencieuse tant sur les conditions nécessaires à son déclenchement que sur ses effets.
Quant aux premières, l'état de siège ne peut être déclaré en tout ou partie du territoire de la République qu'en cas de péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée. Le décret désigne le territoire auquel il s'applique et détermine sa durée d'application.
Quant aux seconds, aussitôt l'état de siège décrété, les pouvoirs dont l'autorité civile était investie pour le maintien de l'ordre et la police sont transférés à l'autorité militaire, ce qui habilite celle-ci à procéder à toutes perquisitions domiciliaires de jour et de nuit, éloigner toute personne ayant fait l'objet d'une condamnation devenue définitive, ordonner la remise des armes et munitions, et procéder à leur recherche et à leur enlèvement, enfin à interdire publications et réunions qui menaceraient l'ordre public. Ce n'est pas tout : les juridictions de droit commun ne sont compétentes que pour autant que l'autorité militaire ne revendique pas la poursuite devant les juridictions militaires, ainsi rétablies par une loi...
De telle sorte que si le droit de déclarer l'état de siège est explicitement prévu par la Constitution, c'est encore à la loi ordinaire (C. def., art. L. 2121-1 N° Lexbase : L8925HEB à L. 2121-8) qu'il faut se reporter pour en connaître les conditions et les conséquences. Un régime d'exception à la Constitution organisé par la loi : ceci signifie qu'une simple loi ultérieure peut en modifier le cas et conditions, le domaine et même le contenu, le tout par la grâce d'une simple renvoi de la Constitution à un régime législatif !
Le juriste est en droit de douter du caractère protecteur pour nos libertés d'un tel mécanisme dont le régime de l'état d'urgence actuel se rapproche, sans pour autant que son principe même ne soit admis par le texte de notre Constitution.
Commençons donc par améliorer le dispositif de crise auquel nous sommes confrontés : celui, moins contraignant, de l'état d'urgence pour en préciser au niveau constitutionnel, les garanties minimales qui ne sauraient être renvoyées à la loi ou à la jurisprudence. Ce dispositif pourra ensuite nous servir de modèle.
Dans le cadre de l'état d'urgence, les pouvoirs attribués à l'autorité militaire par le régime de l'état de siège sont dévolus à l'autorité civile. A l'heure actuelle, c'est toujours à la seule loi ordinaire et plus particulièrement au Code la défense qu'il faut se reporter (C. def., art. L. 2131-1 N° Lexbase : L8933HEL qui lui-même renvoie à la loi n° 55-385 du 3 avril 1955). Selon celui-ci, l'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ou des départements d'outre-mer, dans deux hypothèses : soit en cas de "péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public", soit en cas d'"événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamités publiques". Si l'état d'urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres (et non plus par la loi depuis 1960) sa prorogation au-delà de douze jours ne peut, en revanche, être autorisée que par une loi. Cette même loi fixe la durée maximale d'application de l'état d'urgence et bien que la loi de 1955 n'en prévoit pas expressément la possibilité, les récentes lois de prorogation de l'état d'urgence ont toutes donné au seul pouvoir exécutif la faculté d'y mettre fin par décret en conseil des ministres avant le terme fixé par le législateur.
Aussi, sauf à estimer que la jurisprudence et la loi puissent suppléer aux lacunes de la Constitution -ce qui serait excessif, pour instaurer dans son principe même un régime d'exception- sans que soit constitutionnellement garanti un plein contrôle du Parlement, on mesure plus que l'intérêt, la nécessité d'une révision de la Constitution.
Dans son seul contexte législatif actuel, le régime de l'état d'urgence, élaboré pour s'efforcer de donner un cadre juridique par défaut aux graves atteintes aux libertés commises lors des "évènements d'Algérie" -ce qui en soit confirme déjà ses imperfections- peut très bien être modifié par n'importe quelle loi subséquente, le contrôle minimal du Parlement être effacé et les atteintes aux libertés aggravées.
Pour répondre au second aspect de votre question, dès la déclaration de l'état d'urgence, tant le ministre de l'Intérieur que les préfets sont dotés de pouvoirs de police extrêmement étendus. En substituant à une légalité ordinaire une légalité d'exception, l'état d'urgence autorise des atteintes graves à trois catégories de droits et libertés constitutionnellement garantis.
- D'une part, atteinte à la liberté d'aller et venir : interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules ; institution de zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; interdictions de séjour ; assignations à résidence, complétées le cas échéant par une assignation à domicile à temps partiel, pouvant comporter jusqu'à trois pointages au commissariat ou à la brigade de gendarmerie et une interdiction d'entrer en relation avec certaines personnes, qui peut être aménagée sous la forme d'un placement sous surveillance par bracelet électronique (loi du 3 juin 1955, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, art. 5 et 6).
- D'autre part, atteinte aux libertés d'association, de réunion, d'expression et de communication, habituellement considérées comme le socle même de toute démocratie : dissolution d'associations ou de groupements; fermeture de salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion ; interdiction de manifestation ; blocage de sites internet (loi du 3 juin 1955 modifiée, art. 6-1, 8 et 11-II de l).
- Enfin et surtout, atteinte à la protection du domicile, au droit de propriété et à la liberté professionnelle : perquisitions domiciliaires sur simple décision administrative sans autorisation, à toute heure du jour et de la nuit ; remise à l'administration d'armes soumises à déclaration ; réquisition par l'administration de biens ou de personnes (loi du 3 juin 1955 modifiée, respectivement, art. 11-I, 10 et 9).
Lexbase : Dans l'exposé des motifs de la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence, il est question "d'actualisation" et de "modernisation" de l'état d'urgence. Pouvez-vous nous éclairer sur l'éventuelle corrélation entre modernisation et constitutionnalisation ? Est-il vraiment opportun de recourir à une révision de la Constitution en ce domaine ou une nouvelle loi suffirait-elle ?
Thierry-Serge Renoux : Tout dépend de ce que l'on entend par "modernisation". S'il s'agit d'une simple "actualisation" au regard de nouvelles formes de menaces sur l'ordre public que constituent la cybercriminalité ou la diffusion de messages par internet, il est certain que la nouvelle législation du 20 novembre 2015 répond à cet objectif : le blocage de la consultation de sites internet concerne ceux provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie. Il en va de même à propos de la suppression de l'une des dispositions de la loi de 1955 ouvrant aux préfets la possibilité de prendre des mesures pour contrôler la presse et les publications de toute nature, ainsi que les émissions radiophoniques, les projections cinématographiques et les représentations théâtrales. Ce type de contrôle serait largement inefficace dans le contexte médiatique actuel où l'information circule en permanence sur internet, les réseaux sociaux et les chaînes de télévision satellitaires. J'observe simplement qu'il est pour le moins surprenant d'inscrire ce dispositif dans un régime juridique censé encadrer strictement l'état d'urgence alors même qu'il existe déjà dans le droit commun : depuis la loi du 13 novembre 2014, l'article 6-1 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique permet de bloquer les contenus publiés en ligne qui relèvent d'une qualification pénale, notamment de l'article 421-2-5 du Code pénal (N° Lexbase : L8378I43) qui réprime la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de ceux-ci. Et d'ailleurs, cette faculté n'a pas été utilisée par le pouvoir exécutif depuis l'entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015, alors que, dans le même temps, il a été fait usage à de nombreuses reprises des dispositions de l'article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique (N° Lexbase : L2600DZC) permettant à l'autorité administrative de demander le retrait de contenus ou de procéder à des blocages de tels sites sur internet.
- S'il s'agit d'une véritable "modernisation", au sens d'un accroissement des garanties entourant le recours à des mesures de polices d'exception, le constat est nettement plus nuancé.
- Dès lors, cette seule garantie légale est-elle suffisante ? On est en droit d'en douter. L'unique condition quant au recours à ces perquisitions administratives concerne l'emploi des locaux visés : il doit s'agir d'un local où existeraient des "raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics", ce qui on l'admettra est une assurance bien maigre. Quant au contrôle du juge, exercé nécessairement après que la perquisition décidée par le préfet ait été de toute façon exécutée, quel est-il ? Faut-il par analogie avec les assignations à résidence, confier ce contrôle au juge administratif ? Ce n'est pas certain, car si les assignations à résidence mettent en cause la liberté d'aller et venir, il en va tout autrement ici, où l'intimité même de la vie privée, la protection du domicile personnel ne se trouvent absolument pas à l'abri des abus. Ceci explique que lors du précédent recours à l'état d'urgence en application de la loi du 18 novembre 2005, le droit des perquisitions, pourtant administratives, ait été considéré comme placé sous le contrôle du juge judiciaire, ainsi que le soulignait le rapporteur du projet de loi au Sénat, Jean-Jacques Hyest (Sénat, Rapport n° 84, 2005-2006). Une décision du Conseil constitutionnel doit être citée, car elle déclare contraire à nos droits fondamentaux un dispositif semblable, car trop général, permettant les perquisitions de nuit, alors même qu'il s'agit de perquisitions décidées par un juge d'instruction et placée sous son contrôle (Cons. const. décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 N° Lexbase : A8343ACY, Perquisitions de nuit, cons. 18). Sans doute, objectera-t-on que la notion de liberté individuelle a été considérablement réduite par la jurisprudence constitutionnelle depuis la consécration autonome de la notion de "vie privée" en 1999 (Cons. const. décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999 N° Lexbase : A8782ACA, Couverture maladie universelle) et ainsi encore récemment s'agissant du domicile (Cons. const., décision n° 2015-464 QPC, du 9 avril 2015, cons. 5 N° Lexbase : A2528NGQ) à propos du délit d'obstacle au droit de visite en matière d'urbanisme). Sans doute encore, dans une récente décision, relative à la loi du 20 novembre 2015, le Conseil constitutionnel n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence et considère qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l'ordre public et le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Mais en l'occurrence la seule question posée au Conseil constitutionnel concernait le régime des assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence et non les perquisitions administratives (Cons. const, décision n° 2015-527 QPC, du 22 décembre 2015 N° Lexbase : A9511NZB). Aussi, c'est l'amplitude et la généralité des mesures de perquisitions domiciliaires que la loi relative à l'état d'urgence autorise qui exigent un support constitutionnel minimum, ce que le juge constitutionnel ne saurait présumer ou établir par voie prétorienne sans courir le risque de substituer son appréciation à celle du pouvoir constituant.
Lexbase : Peut-on craindre que l'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution soit davantage une instrumentalisation de celle-ci, permettant au Gouvernement de renforcer et légitimer, à titre préventif, des mesures administratives qui, sinon, risqueraient d'être déclarées inconstitutionnelles ?
Thierry-Serge Renoux : Il existe toujours deux manières de considérer une disposition constitutionnelle en la matière : d'un côté, c'est exact, toute révision qui définit plus précisément les conditions et les limites d'un régime de crise ou d'exception, peut être perçu comme une limitation des libertés. Mais ainsi que je l'ai déjà indiqué, il en va de la survivance même des nos institutions démocratiques et à défaut de prévoir un régime de police suffisamment "encadré" par des garanties notamment procédurales -et sur ce point l'intervention du procureur, à supposer accrues ses garanties d'indépendance statutaires, me paraît tout aussi, sinon davantage efficace, qu'un simple contrôle administratif- c'est à la Constitution elle-même, et non encore une fois au juge, qu'il appartient de fixer un régime d'exception, dérogatoire au droit commun des droits et libertés. Ne pas inscrire dans notre Constitution un régime d'état d'urgence "rénové" c'est ouvrir la voie à son détournement par une simple loi. Et personne ne soutiendra sérieusement que plutôt qu'à un état d'urgence "constitutionnalisé", il est préférable de recourir à l'existant, autrement dit aux pleins pouvoirs de l'article 16 ou bien à l'état de siège, régimes juridiques beaucoup plus coercitifs sans être dénués de toute lacune.
Il est exact toutefois que dans sa version actuelle, le projet de loi de protection de la Nation adopté par l'Assemblée nationale le 10 février 2016, dispose que "la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face (aux) évènements". C'est une rédaction que nous qualifierons d'économe, pour ne pas dire minimale. Cette référence générale à la notion de "police administrative" est beaucoup trop vague. Elle révèle même une régression par rapport au régime actuel de l'état d'urgence, puisque celui-ci énumère les seules mesures de polices administratives autorisées, dont les assignations à résidence et les perquisitions.
Il reste que même si cette rédaction attribue la décision "aux autorités civiles", constitutionnellement (bien au contraire) rien n'oblige à déceler dans la nature de l'opération, qualifiée de "police administrative", une quelconque conséquence quant à la compétence contentieuse pour en connaître. La distinction police administrative - police judiciaire a été dégagée par la jurisprudence des juges du fond et quand bien même le Conseil constitutionnel s'y réfèrerait (encore récemment : Cons. const., décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015 N° Lexbase : A9642NM3), rien n'oblige le législateur constitutionnel à en tenir compte et encore moins à en déduire une compétence contentieuse réservée au seul juge administratif. Pareil distinguo n'est pas plus opératoire que la prétendue distinction entre mesures restrictives de liberté et mesures privatives de liberté. Un exemple ? Un prélèvement génétique opéré par la police sur une personne n'est pas privatif de liberté. Pourtant, selon cette même jurisprudence constitutionnelle, il doit être placé sous le contrôle de l'autorité judiciaire.
Last but not least, l'inscription de l'état d'urgence dans le texte de la Constitution n'est ni une manoeuvre de pure opportunité politique, ni une simple opération cosmétique. Son objet n'est pas uniquement de garantir les droits fondamentaux. Il est tout autant de permettre au Parlement d'effectuer, dans le temps et en dehors des fragiles conditions d'un unique régime législatif, toujours abrogeable, un contrôle effectif de l'utilisation de tels pouvoirs exceptionnels par l'exécutif. C'est en ce sens qu'à l'instar des constitutions européennes les plus modernes, le projet de révision qui sera bientôt examiné par le Sénat non seulement oblige à ce que pendant toute la durée de l'état d'urgence le Parlement se réunit de plein droit, autrement dit sans même avoir à être convoqué, mais également et surtout établit un mécanisme de contrôle parlementaire tout au long de l'application de ce régime dérogatoire, ce qui est sans doute déjà le cas en pratique mais ira mieux en l'inscrivant en toutes lettres dans la Constitution et, par suite, dans les règlement intérieurs des assemblées parlementaires.
Lexbase : A quels principes doit, selon vous répondre, l'état d'urgence ?
Thierry-Serge Renoux : Ils sont très simples et découlent de ce qui vient d'être dit. Ils sont au nombre de quatre :
- Efficacité : Dans l'élaboration d'un régime d'état d'urgence, le législateur doit écarter toute mesure qui n'est pas efficace pour atteindre le seul but de protéger les personnes et les biens, renforcer les fondements d'une démocratie pluraliste mise en péril, permettre, sans précipitation, un retour à des jours paisibles.
- Légalité : ce principe suppose un régime juridique suffisamment précis des cas et conditions de déclenchement de l'état d'urgence, sans dévoiement possible. L'état d'urgence ne modifie temporairement la légalité constitutionnelle que dans les strictes conditions prévues par la Constitution et la loi. Il ne peut affecter, en particulier, les règles constitutionnelles relatives à la compétence et au mode de fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels. L'état d'urgence ne peut enfin, en aucun cas, porter atteinte aux droits à la vie, à l'intégrité de la personne, à la non rétroactivité de la loi pénale ou aux droits du procès équitable.
- Proportionnalité : celle-ci implique un contrôle permanent, notamment du Parlement, afin que rien ne soit entrepris de ce qui n'est absolument nécessaire ou requis pour contrer le péril imminent. Le territoire, la durée et les moyens utilisés sont limités au strict nécessaire pour rétablir, au plus vite, la pleine légalité.
- Justiciabilité : l'état d'urgence doit être placé, dans son application, sa mise en oeuvre ainsi que dans ses conséquences, sous un contrôle effectif du juge, de manière à éviter tout excès et à assurer la réparation d'éventuel dommages.
Lexbase : Quelle analyse faites-vous de la récente décision du Conseil d'Etat refusant de suspendre l'Etat d'urgence (CE référé, 27 janvier 2016, n° 396220 N° Lexbase : A7046N4Q) ?
Thierry-Serge Renoux : Après avoir admis de contrôler, en référé comme au fond, la légalité du décret instituant l'état d'urgence, le juge administratif a été conduit à examiner les motifs justifiant de recourir à ce régime d'exception. Les attentats du 13 novembre dernier, parce qu'ils emportaient un danger immédiat de récidive, ont pu justifier l'état d'urgence et ce "péril imminent" n'a pas disparu deux mois plus tard : en l'espèce, le Conseil d'Etat n'a pas statué sur la légalité du décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 déclarant l'état d'urgence mais sur la décision du Président de la République de ne pas mettre fin à l'état d'urgence avant l'expiration du délai prévu par loi. Contrôler la légalité du décret instituant l'état d'urgence, puis celle de ses mesures d'application, enfin, donner un avis au Gouvernement sur sa prorogation : n'est-ce pas beaucoup (trop ?) pour une seule et même institution ? S'il a accru la portée de son contrôle contentieux, en passant d'un contrôle minimum de l'erreur manifeste d'appréciation à un contrôle de la proportionnalité, le Conseil d'Etat reste cependant mal à l'aise pour délivrer une injonction au président de la République : l'arrêt "Canal" (CE Contentieux, 19 octobre 1962, n° 58502 N° Lexbase : A3284B87) reste dans tous les esprits. Mais il a été rendu en 1962 et se bornait à annuler une ordonnance du président de la République prise en application de l'article 16 de la Constitution. On en connaît les conséquences. Aujourd'hui, une telle compétence d'injonction au Président de la République semble davantage relever des attributions d'une Cour constitutionnelle, ce qui suscite une légitime réflexion sur le développement d'une jurisprudence du Conseil constitutionnel assurant un plus grand contrôle des actes du pouvoir exécutif.
Lexbase : Selon vous, existe-t-il un risque de glissement vers une pérennisation de l'état d'urgence et une sorte de "normalisation" d'une situation pourtant exceptionnelle ?
Thierry-Serge Renoux : C'est une erreur que de croire que l'institutionnalisation d'un régime constitutionnel, plus protecteur que la loi, enfermant l'état d'urgence dans des cas et conditions connus de tous, préalables et stricts, conduit à sa banalisation. Bien sûr, l'état d'urgence a pour vocation à rester "temporaire". L'état d'urgence ne doit pas être confondu avec la lutte contre le terrorisme. Celle-ci s'inscrit dans un temps long, quand l'état l'urgence implique une temporalité courte.
L'urgence se constate et ne se définit point : ce n'est pas la Constitution qui exige l'utilisation de l'état d'urgence, pas plus qu'elle n'oblige à décréter l'état de siège ou l'application des pleins pouvoirs de l'article 16. Ce sont les circonstances, internes et externes. L'opportunité de recourir à de tels régimes, relève non plus du droit, fût-il constitutionnel, mais de la politique.
Le pire, en la matière, serait de ne rien prévoir. "Tout Etat libre -écrivait Jean-Jacques Rousseau- où les grandes crises n'ont pas été prévues est, à chaque orage, en danger de péril" (Considération sur le gouvernement de Pologne, 1772).
(1) Interview réalisée avant la publication des deux décisions du Conseil constitutionnel ayant validé les perquisitions et interdictions de réunions et censuré la copie de données informatiques (Cons. const., deux arrêts, décisions n° 2016-535 QPC N° Lexbase : A9138PLZ et n° 2016-536 QPC N° Lexbase : A9145PLB, du 19 février 2016 ; et lire N° Lexbase : N1484BWU).
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