Réf. : Cons. const., 14 janvier 2016, n° 2015-515 QPC (N° Lexbase : A5894N3P)
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par Jean-Marie Garinot, Maître de conférences à l'Université de Bourgogne (CREDIMI)
le 18 Février 2016
Par hypothèse, la clause d'earn out suppose donc le versement d'une partie du prix d'acquisition lors de la cession des titres, puis le versement d'un complément variable, à l'expiration d'un délai n'excédant généralement pas quelques années. Fiscalement, lorsque le cédant est une personne physique, il est de principe que chaque fraction du prix est imposée au titre de l'année lors de laquelle elle est perçue. Or, la loi de finances pour 2013 (loi n° 2012-1509 du 29 décembre 2012 N° Lexbase : L7971IUR) a modifié le régime des plus-values de cession de valeurs mobilières réalisées à compter du 1er janvier 2013 : auparavant taxées au taux spécial de 19 % (majoré des prélèvements sociaux de 15,5 %), ces dernières sont depuis cette date soumises à l'impôt sur le revenu, après application de divers abattements pour durée de détention. Ce dispositif a également été modifié par la loi de finances pour 2014 (loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 N° Lexbase : L7405IYW), qui est venu préciser que le complément de prix bénéficiait de l'abattement "appliqué lors de [la] cession" (CGI, art. 150-0 D).
Le législateur n'ayant pas jugé bon d'édicter des mesures transitoires, cette réforme a eu pour effet de priver d'abattement les compléments de prix perçus après le 1er janvier 2013 en exécution d'opérations antérieures à cette date puisque, par hypothèse, ces abattements n'existaient pas au moment de la cession. Le complément de prix était donc intégralement soumis à l'impôt sur le revenu. Telle était d'ailleurs la position de la doctrine administrative qui estimait que "En ce qui concerne les compléments de prix reçus par le cédant en exécution d'une clause d'indexation (ou clause d'earn out) en relation directe avec l'activité de la société dont les titres ou droits sont l'objet du contrat de cession, ces gains sont éligibles à l'abattement pour durée de détention appliqué aux gains (plus-values ou moins-values) réalisés lors de la cession considérée. Ainsi, l'abattement pour durée de détention s'applique également au montant du complément de prix reçu dès lors que le gain net afférent à la cession concernée par ce complément de prix est lui-même dans le champ d'application dudit abattement".
Au soutien d'une requête en annulation pour excès de pouvoir de la doctrine précitée, un contribuable faisait valoir que les termes "et appliqués lors de cette cession" n'étaient pas conformes aux droits et libertés garantis par la Constitution. Après avoir constaté que les dispositions litigieuses privaient le contribuable du bénéfice de l'abattement pour durée de détention, le Conseil d'Etat a décidé de transmettre la question au Conseil constitutionnel (CE 3° et 8° s-s-r., 14 octobre 2015, n° 392257, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2686NTN).
Si le respect de la liberté contractuelle, de la liberté d'entreprendre et des attentes légitimes n'emportent pas l'adhésion des juges constitutionnels (II), l'argument tiré de l'égalité devant l'impôt est accueilli par le Conseil, qui formule une réserve d'interprétation. Le contribuable peut donc introduire une réclamation (III). Compte-tenu de la complexité des dispositions litigieuses, un bref rappel d'impose (I).
I - Retour sur le régime d'imposition des plus-values de cession de valeurs mobilières
Jusqu'au 1er janvier 2013, les plus-values constatées lors des cessions de valeurs mobilières étaient imposées au taux spécial de 19 %, conformément à l'article 200 A du CGI (N° Lexbase : L1890KG4). L'éventuel complément de prix était taxé au titre de l'année au cours de laquelle il était perçu, à condition d'avoir été déterminé en fonction d'une indexation en relation directe avec l'activité de la société dont les titres ont été cédés (CGI, art. 150-0 A, I. 2 N° Lexbase : L9238HZ8). Par hypothèse, les plus-values peuvent être d'un montant élevé et ne sont guère susceptibles de se renouveler ; elles s'accommodent donc mal de la progressivité de l'impôt sur le revenu, ce qui justifiait leur imposition à un taux spécial. En outre, l'imposition de la plus-value à un tel taux ne soulevait pas de difficulté, que le versement du prix soit immédiat ou étalé dans le temps.
A compter du 1er janvier 2013, le législateur a décidé d'encourager les investisseurs à conserver leurs titres. A cette fin, les plus-values sont désormais soumises à l'impôt sur le revenu dans les conditions de droit commun, mais après réduction de la base imposable par le jeu d'abattements, dont le taux augmente avec la durée (2). Pour éviter tout effet d'aubaine consistant à céder les titres et à étaler le versement du prix dans le temps de manière à déterminer l'abattement non pas à compter de la cession, mais à compter de la date du versement du complément (3), le législateur a précisé qu'il convenait de prendre en compte l'abattement "appliqué lors de [la] cession" (4).
Ainsi, la plus-value réalisée en raison du complément de prix versé à compter de 2013 en exécution d'une cession conclue antérieurement ne pouvait bénéficier ni du taux spécial, ni d'un quelconque abattement.
II - Rejet des arguments fondés sur liberté contractuelle, la liberté d'entreprendre et les attentes légitimes du contribuable
Le requérant soutenait notamment que les dispositions litigieuses portaient atteinte à la liberté d'entreprendre, à la liberté contractuelle et aux attentes légitimes nées de situations légalement acquises. Sans surprise, les deux premiers arguments ne sont pas retenus par le Conseil puisque les textes litigieux n'avaient ni pour objet, ni pour effet de porter atteinte à la liberté contractuelle ou à la liberté d'entreprendre (cons. n° 6). Force est de constater que le régime d'imposition n'est pas censé affecter le contenu même du contrat de cession, ni les décisions de gestion prises par un dirigeant d'entreprise.
En apparence, plus discutable est le rejet de l'argument tiré des attentes légitimes du contribuable. Le Conseil considère en effet que, par principe, le législateur ne peut pas porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations, sauf s'il dispose d'un motif d'intérêt général suffisant (5). En ce sens, doit par exemple être annulée la nouvelle contribution portant sur des revenus soumis à un prélèvement libératoire lors de leur perception (6). En l'espèce, le juge constitutionnel commence par rappeler qu'"il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier les textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres impositions ; que, ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ; qu'en particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations". Il précise ensuite que "d'une part, les dispositions contestées modifient, pour le calcul de l'impôt sur le revenu, des règles d'assiette applicables à des faits générateurs postérieurs à leur entrée en vigueur ; que, d'autre part, la soumission à un taux forfaitaire, au titre de l'impôt sur le revenu, de la plus-value réalisée lors de la cession des titres ne peut être regardée comme ayant fait naître l'attente légitime que le complément de prix y afférent soit soumis aux mêmes règles d'imposition". En l'espèce, force est de constater que les textes litigieux sont bel et bien entrés en vigueur avant le versement du complément de prix et qu'ils n'ont donc pas donné lieu à une imposition rétroactive. Compte-tenu de l'extrême volatilité des dispositions fiscales, on comprend également que la stabilité législative ne puisse pas être considérée comme une attente légitime du contribuable.
Il n'en reste pas moins que lorsque l'exécution du contrat s'étale dans le temps, ces principes placent le contribuable dans une situation inconfortable puisque la convention l'oblige à percevoir un gain à une date déterminée, dans des conditions d'imposition imprévisibles à la date de conclusion de la cession. Quoi qu'il en soit, la réserve d'interprétation formulée par le Conseil constitutionnel permet d'atténuer l'effet de la réforme pour les opérations conclues avant 2013 et produisant leurs effets après cette date.
III - Réserve d'interprétation fondée sur l'égalité devant les charges publiques
Le Conseil constitutionnel rappelle que l'impôt ne doit pas revêtir un caractère confiscatoire, ni faire peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive, compte-tenu de leurs facultés contributives (cons. n° 10). Il précise que ces facultés doivent, d'une part, être déterminées en considération de critères objectifs et rationnels, en fonction des objectifs conférés à la loi, et, d'autre part, ne pas entraîner de rupture d'égalité devant les charges publiques.
Dans une décision antérieure (7), le Conseil avait considéré que l'érosion monétaire devait être prise en compte lors de l'imposition des plus-values, sous peine de méconnaître l'exigence de prise en compte des facultés contributives des contribuables. Concrètement, ce principe oblige le législateur à imposer les plus-values à un taux spécial ou, s'il décide de les soumettre au barème progressif de l'IR, à réduire la base imposable grâce à des abattements.
En l'espèce, la référence à l'abattement "appliqué lors de [la] cession" avait pour objectif de priver le contribuable de l'effet d'aubaine consistant à repousser le versement du prix pour revendiquer le bénéfice de l'abattement en tenant compte de la date de ce versement et non de celle de la cession. Si l'objectif poursuivi par le législateur paraît légitime, ces dispositions avaient potentiellement pour effet de priver le contribuable du taux spécial et de l'abattement, alors même que la condition tenant à la durée de détention pouvait avoir été satisfaite lors de la cession. Par ailleurs (conformément à l'article 150-0 A du CGI), le montant du complément de prix est déterminé (par hypothèse) après la cession et en fonction d'éléments en relation directe avec l'activité de la société. Il est donc possible que la plus-value ne soit pas constatée au moment du versement de la partie fixe du prix, c'est-à-dire lors de la cession, mais au moment du versement du complément. Comme dans l'hypothèse précédente, aucun abattement ne pouvait donc être appliqué puisque la cession elle-même n'a généré aucune plus-value imposable.
Force est donc de constater que cette interprétation des textes entraîne une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques, puisque les plus-values sur cession de titres vendus au même moment et détenus pendant la même durée pouvaient ne pas être imposées de la même manière. Cette discrimination étant contraire à l'objectif poursuivi par le législateur, qui entend encourager l'actionnariat de long terme, le Conseil ne pouvait qu'émettre une réserve d'interprétation (cons. n° 12). L'abattement pour durée de détention doit donc être appliqué au complément de prix dès lors que la condition tenant à la durée de détention était satisfaite au moment de la cession, que celle-ci soit intervenue avant la réforme ou qu'elle n'ait pas dégagé de plus-value (quelle que soit sa date). En revanche, on peut regretter qu'aucun abattement ne puisse être appliqué au complément de prix versé après 2013 si, au moment de la cession, la condition tenant à la durée détention n'était pas satisfaite, alors même que cette condition a été introduite postérieurement à l'opération.
Quoi qu'il en soit, se pose la question du droit à réclamation pour les contribuables ayant subi l'imposition sans abattement d'un complément de prix, versé à compter de 2013. Faute de précision de la part du Conseil constitutionnel, seul le droit de réclamation général paraît ouvert (8). Par application combinées des articles L. 190 (N° Lexbase : L9530IYM) et R. 190-1 (N° Lexbase : L6750ISS) du LPF, ce droit de réclamation expire le 31 décembre de la deuxième année suivant celle de mise en recouvrement de l'impôt. Ce délai ne soulève aucune difficulté en l'espèce puisque les compléments de prix concernés par la réforme ont été versés au plus tôt en 2013. L'avis d'imposition les concernant ayant été émis en 2014, le délai de réclamation expire donc le 31 décembre 2016.
(1) V. Mémento expert Cessions de parts et actions, éd. 2015-2016, Francis Lefebvre, 2014, n° 37710.
(2) Des abattements dits "renforcés" sont également prévus lorsque le dirigeant prend sa retraite ou lorsque le cédant a investi dans des PME.
(3) Comme pouvait le laisser entendre l'article 150-0 D dans sa rédaction au 1er janvier 2013.
(4) Cette précision est issue de la loi de finances pour 2014.
(5) Cons. const., 19 décembre 2013, n° 2013-682 DC (N° Lexbase : A6536KRI).
(6) Cons. const., 5 septembre 2014, n° 2014-435 QPC (N° Lexbase : A8231M4M).
(7) Cons. const., 29 décembre 2013, n° 2013-685 DC (N° Lexbase : A9152KSR).
(8) V. en ce sens Th. Jacquemont, Les effets d'une QPC sur le droit à réclamation, Dr. fisc., 2015, n° 18, comm. 291, spéc. n° 8 et s..
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