La lettre juridique n°629 du 15 octobre 2015 : Avocats

[Le point sur...] Fragilisation des droits de la défense pendant une période de grève des avocats

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par Thierry Vallat, Avocat au barreau de Paris

le 15 Octobre 2015

La question de savoir si le droit pour un justiciable français d'être effectivement assisté par un avocat afin de pouvoir se défendre est absolu pourrait presque sembler incongrue. En effet, les dispositions tendant à assurer le droit à un procès équitable avec l'aide de son conseil semblent aujourd'hui inscrites dans le marbre, dont celui en frontispice de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). Mais, à bien y regarder, ce droit semble bien fragilisé, par exemple pendant une période de grève des avocats. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 8 juillet 2015 (Cass. crim., 8 juillet 2015, n° 14-86.400, FS-P+B N° Lexbase : A7740NMM) nous le rappelle et nous donne l'opportunité de faire le point à ce sujet. I - La grève du barreau comme circonstance insurmontable ?

On pourrait avoir tendance à l'oublier, mais les avocats eux-aussi peuvent avoir l'occasion, somme toute assez rare, d'exercer leur droit de grève.

Il va s'agir le plus généralement de mouvements de protestation contre certains projets qui pourraient viser à porter atteinte à leurs prérogatives professionnelles ou tendre à restreindre les droits de la défense. Dans cette hypothèse, le plus souvent, les barreaux organisent une sorte de "service minimum" et les audiences les plus importantes sont assurées, notamment les affaires où est en jeu la remise en liberté ou la mise en détention des prévenus.

Mais il existe d'autres exemples dans lesquels un barreau peut être amené à suspendre toute participation aux audiences, comme ce fut le cas à plusieurs reprises à Nîmes où les avocats dénonçaient des manquements déontologiques de certains magistrats et le dysfonctionnement endémique de certaines chambres correctionnelles.

Les avocats avaient ainsi reçu pour consigne de refuser de plaider et même d'assister leurs clients, de telle sorte que ceux-ci étaient contraints de solliciter un renvoi, puisque même le Bâtonnier refusait de commettre un avocat d'office !

Alors, cela constituait-il une violation des droits de la défense, en cas de refus du renvoi ?

Une décision du 9 mai 1994 (Cass. crim., 9 mai 1994, n° 94-80.802 N° Lexbase : A8711ABA) avait déjà apporté une solution à cette question : la Cour de cassation considérait, en effet, que "la décision prise collectivement par un barreau de suspendre toute participation des avocats au service des commissions d'office constitue une circonstance insurmontable, la chambre d'accusation n'a pas méconnu les dispositions de l'article 63-4 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9746IPN)".

Puis dans deux arrêts de mai 2013 (Cass. crim., 23 mai 2013, deux arrêts, n° 12 -83.721 N° Lexbase : A9193KDT et n° 12-83.780 N° Lexbase : A9114KDW, FS-P+B), la Cour de cassation a réitéré cette jurisprudence.

Elle devait préciser que le droit à l'assistance d'un avocat n'avait pas à être effectif, tout du moins à condition que le justiciable ait été mis en mesure d'être assisté, ce qui avait été le cas en l'occurrence puisque, à la suite des refus de renvois, il avait été proposé aux prévenus un avocat commis d'office, l'un ayant refusé cette proposition et l'autre l'ayant accepté, mais aucune commission d'office n'ayant pu être obtenue.

Il avait été invoqué, à l'appui des pourvois, notamment que les articles 6 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et 417 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2820IP7) imposent à toute juridiction de jugement de mettre le prévenu en mesure d'être effectivement assisté par un défenseur de son choix. Dès lors, les juges correctionnels ne pouvaient refuser une demande de renvoi, présentée par un prévenu et motivée par l'absence de son avocat, qu'à la condition de justifier in concreto d'un intérêt spécifique nécessitant que l'audience se tienne sans délai.

En l'espèce, l'absence du conseil désigné n'était imputable ni au prévenu, ni même à l'avocat, lequel participait à un mouvement de grève collectif du barreau : aussi, en s'opposant néanmoins à la demande de renvoi, en se bornant à faire état de la nécessité d'assurer le cours de la justice et de celle de juger les prévenus dans un délai raisonnable, sans aucune mention des circonstances de l'espèce, la cour d'appel n'aurait pas justifié l'atteinte qu'elle portait aux droits de la défense.

Il était également invoqué que les mouvements de grève de l'Ordre des avocats du barreau de Nîmes desquels résultaient l'absence du défendeur choisi et le refus de désignation d'un avocat d'office par l'Ordre des avocats étaient suscités par le comportement apparemment attentatoire à l'exercice serein des droits de la défense, ainsi que par la sévérité particulière et quasi systématique des juges de la cour d'appel de Nîmes ; cette juridiction, étant à l'origine du conflit et susceptible de permettre son dénouement, ne pouvait en conséquence prétendre caractériser l'existence de circonstances insurmontables pour justifier son opposition à la demande de renvoi.

Las, la décision d'un barreau de suspendre sa participation aux audiences continuait de constituer pour la Haute cour une circonstance insurmontable justifiant que l'affaire ait été retenue sans la présence d'un avocat, confirmant ainsi sa jurisprudence de 1994.

Les faits visés dans l'arrêt rendu le 8 juillet 2015 étaient analogues : un prévenu comparaissant devant la cour d'appel de Nîmes (décidemment !) avait demandé le renvoi de l'audience en raison d'un mouvement de grève du barreau local. Devant le refus de ce renvoi, il avait sollicité que lui soit commis d'office un conseil, ce qui n'a pu être obtenu et il fut donc statué sur son cas.

La cour nîmoise prenait tout de même le soin de préciser dans son arrêt que la date du mouvement revendicatif n'était pas connue et qu'il convenait de rendre une décision en raison d'un mandat d'arrêt européen avec remise aux autorités belges du prévenu.

Tout ceci est validé par la Cour de cassation qui considère, là encore, "que la décision du barreau de suspendre pour une durée indéterminée sa participation aux audiences constituait une circonstance insurmontable justifiant, au regard des impératifs de l'espèce, que l'affaire fût retenue sans la présence d'un avocat".

Les droits de la défense sont donc bel et bien fragilisés pendant la période de grève des avocats et ce constat n'est pas acceptable.

II - Quelles perspectives pour renforcer le droit à un procès équitable : vers un droit au renvoi ?

Bien entendu, ces décisions ne manquent tout de même pas de surprendre.

Si l'on peut comprendre la nécessité de rendre un jugement aussi rapidement que possible dans un délai raisonnable, qu'en est-il des exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme en matière de droit à un procès équitable (CESDH, art. 6 § 1) et à l'assistance d'un avocat (CESDH, art. 6 § 3) ?

La Cour européenne a récemment eu à connaitre de ce débat, notamment dans une dernière espèce "Rivière c/ France" (CEDH, 25 juillet 2013, Req. 46460/10 N° Lexbase : A1105KK7) qui pourrait constituer une amorce de solution.

Déjà dans sa décision "Salduz c/ Turquie" du 27 novembre 2008 (CEDH, 27 novembre 2008, Req. 46460/10 N° Lexbase : A1105KK7), la CEDH avait réaffirmé que "quoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d'office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable", consacré par l'article 6 § 1 de la CESDH.

Dans l'affaire "Rivière c/ France" de 2013, les consorts Rivière, dans une lettre datée adressée au président de la cour d'appel, avaient sollicité en vain un report d'audience en raison d'un empêchement et avaient produit pour chacun d'eux des pièces justificatives. Mais, l'audience se déroula en leur absence et la cour d'appel confirma le jugement rendu à leur encontre après avoir décidé de retenir l'affaire malgré la demande de renvoi. La Cour de cassation rejeta le pourvoi, jugeant que la cour d'appel avait souverainement apprécié la valeur des arguments présentés (Cass. crim., 9 février 2010, n° 09-81.781, F-D N° Lexbase : A6627ESA).

La CEDH a considéré que l'audience d'appel impliquait un nouvel examen des preuves et de la culpabilité ou de l'innocence des prévenus.

Le caractère équitable de la procédure impliquait le droit pour les consorts Rivière, non représentés par un conseil, d'assister aux débats afin que leurs intérêts soient exposés et protégés devant la juridiction d'appel qui devait examiner l'affaire en fait et en droit. Ayant sollicité un report de l'audience d'appel en raison d'empêchements précisés dans leur demande et justifiés par des pièces produites à l'appui de cette dernière, les magistrats de la cour d'appel n'avaient pas motivé leur refus de reporter l'audience. La cour d'appel a seulement indiqué qu'elle retenait l'affaire après avoir délibéré sur la demande de renvoi.

Quant à la Cour de cassation, elle avait rejeté le moyen des requérants au motif que la cour d'appel avait souverainement apprécié la valeur des arguments présentés. Or, la Cour ne pouvait s'assurer que la cour d'appel avait effectivement examiné la question de savoir si les excuses fournies par les requérants étaient valables. Dès lors, elle n'avait pas été en mesure d'exercer son contrôle sur le respect de la Convention et doit constater la violation de l'article 6 § 1 et 3 c.

C'est donc la reconnaissance de l'exigence d'un refus de renvoi motivé : c'est, pour la Cour européenne, le défaut de motivation du renvoi qui porte atteinte au juste procès.

Il s'agit là d'une confirmation des arrêts "Van Pelt c/ France" du 23 mai 2000 (CEDH, 23 mai 2000, Req. 31070/96 N° Lexbase : A7629AWH) et "Katrisch c/ France" du 4 novembre 2010 (CEDH, 4 novembre 2010, Req. 22575/08 N° Lexbase : A3226GDT) selon lesquels le droit au report d'audience est l'une des composantes du droit à l'assistance d'un avocat : cette assistance doit être effective et le prévenu doit être mis en mesure de prendre contact avec un conseil.

Alors, pourquoi, afin de limiter les effets d'une grève du barreau, et puisque ce droit semble ressortir en filigrane des décisions européennes, ne pourrait-on pas instaurer un véritable droit au renvoi d'audience correctionnelle, comme une composante essentielle du droit effectif à être défendu par un avocat ?

Et en tout état de cause, instaurer une obligation formelle de motivation circonstanciée du rejet d'une demande de renvoi, la "circonstance insurmontable" que constituerait la grève des avocats, telle que visée par la Cour de cassation nous paraissant bien peu compréhensible et, surtout, injustifiée au regard du droit au procès équitable.

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