Réf. : Rapport "Barthélémy - Cette", septembre 2015
Lecture: 11 min
N9030BUY
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 24 Septembre 2015
A - Priorité donnée à l'accord d'entreprise
Etendre la subsidiarité du droit étatique. La loi du 4 mai 2004 avait fait prévaloir, par principe, l'accord d'entreprise sur l'accord de branche, tout en réservant l'application de ce dernier lorsque les partenaires sociaux le décident, et sous réserve de points qui échappent au primat de l'accord de branche (salaires minima, classifications, garanties collectives complémentaires et mutualisation des fonds de la formation professionnelle (8)). La loi du 20 août 2008 avait été un peu plus loin, en matière de durée du travail, en affirmant, sans réserves, le primat de l'accord d'entreprise et la subsidiarité de l'accord de branche, dans des hypothèses précisément visées par le législateur (9).
C'est cette subsidiarité que le rapport se propose de généraliser, d'étendre "massivement", au-delà donc des cas introduits en 2008 en matière de durée du travail.
Le nouveau dispositif ne ferait, bien entendu, pas disparaître l'ordre public légal (absolu), mais une réflexion sur son domaine serait menée avec les partenaires sociaux pour en définir plus précisément, et plus strictement, le périmètre, car il ne saurait, bien entendu, question d'admettre ici la moindre dérogation, ou la moindre subsidiarité. Il s'agirait, pour les auteurs, de protéger les droits fondamentaux et les engagements internationaux de la France, mais aussi les principes pour lesquels les partenaires sociaux souhaiteraient qu'ils demeurassent en dehors du champ de la dérogation.
Etendre l'exigence majoritaire. En contrepoint de ce renforcement de l'autorité s'attachant aux accords d'entreprise, les auteurs proposent de consacrer la condition de majorité, selon un périmètre restant encore à définir, alors que, depuis 2008 le seuil de validité de l'accord avait été fixé, d'une manière générale, à 30 % des suffrages exprimés lors des précédentes élections professionnelles (10).
Le risque de blocage de la négociation collective en raison de ce seuil élevé d'audience des signataires doit, par ailleurs, être mis en perspective avec l'objet même de la subsidiarité, qui n'est pas de priver le législateur de son rôle normatif en droit du travail (chose impossible en raison des termes mêmes de la Constitution du 4 octobre 1958), mais de permettre à la négociation collective d'entreprise, lorsqu'elle peut aboutir, d'adopter d'autres règles que celles issues de la loi. A défaut d'accord, ce sont donc bien les dispositions légales ou réglementaires qui s'appliqueront.
Le rapport revient également sur la problématique de l'articulation de l'accord collectif et du contrat de travail, dans le sillage des critiques formulées ces dernières années à l'encontre du primat de l'accord individuel sur l'accord collectif.
Renforcer l'autorité des accords collectifs sur le contrat de travail. Les auteurs se proposent, ici, de procéder à une réduction du pouvoir de résistance reconnu au salarié, au travers d'une distinction non plus bipartite entre éléments essentiels non modifiables sans l'accord du salarié, et éléments non essentiels relevant de la détermination des conditions de travail et qui relèvent du pouvoir de direction de l'employeur. La catégorie des éléments essentiels serait elle-même scindée en deux : un noyau dur demeurerait, composé d'éléments essentiels "absolus" soumis au régime actuel de l'accord du salarié, et des éléments essentiels "relatifs" que le salarié pourrait défendre contre certaines modifications induites par le statut collectif (soit à titre temporaire, sur le modèle des accords de maintien de l'emploi, soit de manière définitive, lorsque l'accord aurait atteint un certain seuil de légitimité), mais qui entraînerait l'application d'un régime de rupture du contrat de travail à la fois simplifié et moins favorable, notamment sur le plan indemnitaire, puisque le licenciement serait justifié par la volonté de forcer l'application d'une norme conventionnelle majoritaire, et l'indemnité de licenciement diminuée, singulièrement amputée de sa fraction conventionnelle, lorsqu'elle existe. Dans ce système inspiré des règles mises en place à titre exceptionnel depuis 2002, lorsqu'un salarié refuse la réduction de la durée de travail (sans baisse de rémunération) résultant de l'application d'un ARTT, ou d'un accord de maintien de l'emploi, le salarié disposerait, comme en matière économique, d'un délai de réflexion, à l'expiration duquel il serait censé avoir accepté, s'il n'a pas refusé, la modification de son contrat.
Renforcer l'attractivité des syndicats. Conscients du principal obstacle à la réalisation d'une telle ambition, à savoir la capacité effective des syndicats à prendre en charge la priorité accordée à la négociation d'entreprise, les auteurs envisagent des mesures incitatives destinées à favoriser l'engagement syndical, notamment la généralisation du chèque syndical (p. 89) (11).
Favoriser la négociation collective d'entreprise. L'objectif entraîne également un approfondissement des techniques visant à permettre la négociation dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, au moment même où la loi "Rebsamen" du 17 août 2015 vient modifier le cadre existant (12). Il s'agit ici de favoriser la négociation avec le comité d'entreprise ou un salarié mandaté par une organisation syndicale représentative dans la branche, en supprimant la validation par la commission paritaire de branche.
Les auteurs souhaitent également un renforcement de ce qu'on a pris coutume de nommer "les accords de méthode", qui devront systématiquement précéder l'engagement des négociations au fond. S'inscrivant dans le courant de la procéduralisation, les auteurs proposent de faire du respect de ces règles de méthode des obligations conditionnant la validité des accords.
Les accords collectifs devront également comporter, de manière plus fréquente, des éléments de régime concernant la durée, l'interprétation, la révision ou la dénonciation, et des dispositions relatives à leur interprétation.
B - Déjudiciariser les relations professionnelles
Dépénaliser. Les auteurs proposent également de limiter le champ des obligations pénales, en pratiques ineffectives, au profit d'incitations et de sanctions administratives, plus opérationnelles, comme on a pu le constater avec la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l'emploi (N° Lexbase : L0394IXU) qui a réhabilité le rôle de l'administration du travail dans le processus d'élaboration du plan de sauvegarde de l'emploi, de préférence au juge judiciaire.
Favoriser les modes alternatifs de règlement des litiges. Les modes alternatifs de règlement des litiges sont également favorisés, comme la médiation ou la conciliation, tant pour les litiges individuels que collectifs, leur caractère obligatoire pouvant conduire à déroger à la compétence de la juridiction prud'homale. L'arbitrage ferait également son apparition lorsqu'un accord de branche le prévoit (éventuellement en limitant le recours à certaines catégories de salariés, et/ou à certains litiges).
Professionnaliser les juridictions prud'homales. Les auteurs proposent de rompre avec la structure actuelle des conseils de prud'hommes et d'introduire l'échevinage, c'est-à-dire la présence d'un magistrat professionnel, intervenant plus seulement comme juge départiteur mais comme juge de droit commun, aux côtés d'assesseurs salariés et employeurs, désignés par les organisations professionnelles. Il s'agit ici d'améliorer la qualité des jugements de première instance, de réduire les taux d'appel et donc de désengorger les tribunaux.
C - Introduire de nouvelles garanties sociales
Etendre le champ de la négociation collective. L'outil conventionnel est également favorisé, dans un domaine -celui de la Sécurité sociale- où il n'a, en principe, pas sa place, et ce, afin de favoriser l'apparition de nouveaux droits portant sur la mobilité, la promotion sociale, la citoyenneté ou l'employabilité.
Mise à l'écart du contrat unique. Les auteurs écartent la proposition d'un contrat unique, compte tenu des besoins spécifiques couverts par les CDD (p. 130). Ils marquent également leur préférence pour une taxation du recours aux CDD, minorée, toutefois, en cas d'encadrement conventionnel (p. 147).
Assouplir le régime du SMIC. Les auteurs proposent une réforme du SMIC, également assise sur une analyse économique de son efficacité actuellement limitée pour lutter contre la pauvreté. Il s'agirait d'autoriser des dérogations au niveau du SMIC par accord de branche étendu, à tout le moins de geler ses augmentations.
II - Appréciation critique
Comment mesurer la part du droit du travail dans l'ensemble des contraintes normatives ? Les propositions de Jacques Barthélémy et Gilbert Cette repose sur un constat, celui des contraintes, qu'on qualifiera de "juridiques", qui pèsent sur les entreprises et brident la croissance et l'emploi. Ces contraintes ne sont pas que juridiques ; les auteurs pointent du doigt également des facteurs plus technologiques, comme le sous-emploi des technologies de l'information et de la communication (p. 11). Lorsqu'elles sont juridiques, elles ne concernent pas que le marché du travail et le marché des biens, mais aussi la gestion des systèmes d'assurances sociales ou de formation professionnelle (p. 13). On peut également citer les contraintes imposées par le droit de l'urbanisme, de la construction, les précautions à prendre en matière de santé publique, les spécificités d'activités réglementées, etc..
De la complexité des causes naît une interrogation : si la part de la complexité du droit du travail dans les difficultés économiques rencontrées par la France est si difficile à préciser, et les causes si imbriquées, en quoi une réforme profonde du droit du travail serait-elle de nature à garantir, par elle-même, et avec suffisamment de certitude, une amélioration de la situation de l'emploi ? Ne faut-il pas plus radicalement changer de modèle économique et social, comme le préconisaient d'ailleurs Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen (13) dans un ouvrage publié récemment, et qui sert, d'ailleurs, de première étape au rapport cosigné par Gilbert Cette ? Certes, pourrait-on observer, il faut bien engager les réformes par un bout et réaliser les premières modifications du droit du travail, mais, sans une entreprise plus vaste, avec quelles garanties ? La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (N° Lexbase : L4876KEC), dite loi "Macron", qui s'inscrit résolument dans cette perspective, a-t-elle été au bout de la logique en desserrant suffisamment l'étau ?
L'accord d'entreprise peut-il concilier efficacité économique et protection des salariés ? Une autre hésitation concerne la réalisation du double objectif affiché par les auteurs, au travers notamment de l'extension du domaine de la subsidiarité et de la promotion de l'accord d'entreprise, celui d'une conciliation entre une meilleure efficacité économique et le respect de la fonction protectrice du droit du travail. Cette capacité à tenir les deux bouts de la chaîne repose sur un pari, celui de la capacité des syndicats à imposer, en contrepartie d'un assouplissement des règles d'organisation du travail, la protection des droits des salariés.
Or, on peut raisonnablement douter qu'il en soit toujours ainsi. On sait, en effet, que la négociation d'entreprise s'inscrit dans un contexte économique pesant, et que singulièrement les enjeux en termes d'emploi (ne pas en perdre, à défaut d'en gagner) sont omniprésents, singulièrement en période de crise économique. Sans aller jusqu'à craindre systématiquement un "chantage à l'emploi", on peut craindre que la protection soit la variable d'ajustement de la recherche d'une meilleure efficacité économique des normes d'entreprise (14). Par ailleurs, la soumission des organisations syndicales de l'entreprise à la pression électorale permanente, qui est le revers de la nécessaire relégitimation des acteurs engagées depuis 2008, met les syndicats en porte-à-faux sur les questions d'emploi, et rend la conclusion d'accords dérogatoires (tant à la loi qu'aux dispositions dérogeables des accords de branche) plus délicates, qui plus est, compte tenu de la généralisation annoncée de la condition de majorité.
La subsidiarité est-elle la solution ? Enfin, le choix de privilégier la voie conventionnelle et de maintenir un droit du travail d'origine étatique, s'appliquant de manière subsidiaire, n'est pas de nature à régler le problème de la surproduction des normes étatiques, de la succession, de la complexité, voire de la médiocrité de certaines réformes. Le mouvement de recentrage du droit du travail sur l'accord d'entreprise doit, par conséquent, s'accompagner d'une modification profonde de la politique législative qui doit gagner en rareté et en simplicité, le législateur devant se concentrer sur sa mission constitutionnelle qui est de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail (15). Les auteurs du rapport sont bien entendu conscients de cette exigence, et renvoient le législateur à une sorte de "déontologie", laissant à la négociation collective le soin de fixer le détail des règles qu'il édicte.
Ce retour du législateur dans son domaine constitutionnel d'intervention, dans le cadre d'un partage plus net des compétences avec les partenaires sociaux, nous semble, d'ailleurs, être la seule solution pour que les accords d'entreprise puissent véritablement jouer pleinement leur rôle. Même dans le cadre d'une subsidiarité élargie des sources étatiques, l'accord d'entreprise risque de se heurter à l'obstacle majoritaire. Si, en effet, les normes étatiques continuent de garantir des hauts niveaux de normes pour les salariés, les syndicats d'entreprise pourraient bien de ne pas se risquer à y substituer des normes d'entreprises moins favorables, au risque de perdre une partie significative de leur électorat aux prochaines élections professionnelles. En revanche, si les normes étatiques laissent aux partenaires sociaux le soin de fixer largement les règles applicables dans les entreprises, sans préjuger de ce qu'elles doivent être, alors il faudra bien trouver un terrain d'entente (qui n'entrera pas en concurrence avec les normes étatiques).
Le schéma qui se dessine est alors plus celui d'un ordre public social au domaine restreint, c'est-à-dire de normes planchers réduites aux droits essentiels des travailleurs, et laissant les acteurs, sur le terrain, décider s'il y a lieu d'aller plus loin ou d'instaurer de nouvelles prérogatives, et de réaliser les choix d'organisation qui s'imposent. Il n'est donc pas certain que la subsidiarité placée au centre du dispositif soit la solution la plus efficace pour parvenir aux objectifs fixés.
(1) G. Auzero, Rapport "Combrexelle" : propositions de réforme autour de la négociation collective, le travail et l'emploi, Lexbase Hebdo n° 626 du 24 septembre 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N9068BUE).
(2) Ed. Odile Jacob, septembre 2015, 171 pages.
(3) Selon la présentation qui en est assurée sur leur site, Terra Nova "est un progressiste indépendant ayant pour but de produire et diffuser des solutions politiques innovantes en France et en Europe". Ce "laboratoire d'idée" est actuellement présidé par François Chérèque, qui fut secrétaire général du syndicat CFDT, à la suite de Nicole Notat, de 2002 à 2012.
(4) Pour G. Cette, l'ouvrage publié avec P. Aghion et E. Cohen, Changer de modèle, éd. Odile Jacob, avril 2014, 263 pages.
(5) Dernièrement, Refonder le droit social : mieux concilier protection du travailleur et efficacité économique, 2ème éd., 2013, Doc. fr. ; Vers une approche plus qualitative de la durée du travail, Dr. soc., 2015, p. 47.
(6) C'est également l'opinion de R. Badinter et A. Lyon, Le travail et la loi, Fayard, 2015, 77 pages, notamment p. 11-12.
(7) Sur laquelle notre étude, Simplifier le droit du travail - ou comment vider le tonneau des Danaïdes, Lexbase Hebdo n° 623 du 3 septembre 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N8714BUB).
(8) C. trav., art. L. 2253-3 (N° Lexbase : L2413H9A).
(9) L'ordre d'application est donc, dans ces hypothèse, l'accord d'entreprise, à défaut l'accord de branche (sans que les partenaires sociaux ne puissent alors s'y opposer, cette subsidiarité étant d'ordre public), à défaut le décret.
(10) C. trav., art. L. 2232-12 (N° Lexbase : L3770IBA).
(11) Sur le chèque syndical, et le précédent au sein de la société Axa : Nicole Notat, A propos de l'accord Axa", Dr. soc., 1991, p. 93.
(12) Sur ces mesures, voir notre étude Loi "Rebsamen" : interdiction des agissements sexistes (art. 20), négociation en l'absence de délégués syndicaux dans l'entreprise (art. 21), réforme des IRP (art. 22) et de la représentativité des organisations patronales (art. 23), Lexbase Hebdo n° 624 du 10 septembre 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N8826BUG).
(13) Préc..
(14) C'est déjà cette critique qui pouvait être faite à la thématique de la flexi-sécurité, les aspects de flexibilité des réformes apparaissant plus nettement que les gains de sécurité ...
(15) On observera, d'ailleurs, que les trois rapports publiés en septembre, le rapport "Combrexelle" (voir le commentaire de Gilles Auzero, précité note 1), le rapport de l'Institut Montaigne (voir le commentaire de Sébastien Tournaux, Rapport de l'Institut Montaigne - Sauver le dialogue social, Lexbase Hebdo n° 626 du 24 septembre 2015 - édition sociale N° Lexbase : N9093BUC) et le rapport "Barthélémy-Cette", insistent sur l'articulation des normes et la promotion des accords d'entreprise, et moins sur la qualité de la norme légale. Seuls Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen s'attaquent frontalement au problème de l'objet des lois sociales (ouvrage préc.).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:449030