La lettre juridique n°622 du 23 juillet 2015 : Éditorial

Plaidoyer pour une doctrine pratique : common law et civil law, enfin à armes égales

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Plaidoyer pour une doctrine pratique : common law et civil law, enfin à armes égales. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/25498295-plaidoyer-pour-une-doctrine-pratique-i-common-law-i-et-i-civil-law-i-enfin-a-armes-egales
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 01 Août 2015


Dans son éditorial de juin 2015, la Revue des Loyers, sous la plume avisée de Vincent Canu, osait poser une question pour le moins embarrassante pour les juristes de tous bords comme pour les éditeurs : qui s'intéresse encore à la doctrine juridique ? L'avocat éditorialiste rappelle clairement la nécessité que vive la doctrine, pour, notamment, replacer une loi, une jurisprudence dans son contexte, l'expliquer, la décortiquer. Il termine son papier sur son indispensable accessibilité pour les étudiants en droit, au même titre que la loi et que la jurisprudence, et sur le rôle que pourrait jouer internet en la matière.

Les questions ainsi posées par l'honorable avocat et ancien membre du conseil de l'Ordre invitent à la contribution de chacun pour y répondre ; et, modestement, nous essaierons de nous y employer ici.

A brûle-pourpoint, la question de l'accessibilité de la doctrine, notamment, pour les étudiants en droit, revêt deux facettes : celle du média (papier/numérique) qui ne constitue pas, à notre sens, un véritable clivage ; mais celle aussi du coût de cet accès à la doctrine. Quand l'auteur évoque les facilités, désormais, à trouver un texte de loi consolidé, comme une jurisprudence récente, il fait référence à la big data et au mouvement de libéralisation des données juridiques et judiciaires amorcé avec la publication de Légifrance, dans les années 90, et accéléré récemment avec la promotion du "droit ouvert". Il est certain que la valeur ajoutée que constitue l'analyse par des auteurs spécialistes de la norme juridique relève du secteur pleinement marchand, et qu'il convient de rémunérer ces derniers "justement", pour leur investissement dans l'évolution de la doctrine juridique ; a fortiori l'accès à cette dernière est donc plus restreinte, puisque, en clair, nécessairement payante.

"Nécessairement" ?

On pourrait imaginer a contrario que les auteurs ne soient plus rémunérés pour leur contribution doctrinale : soit qu'ils écrivent au titre du pro bono (pour les avocats, par exemple) ; soit que l'on considère que l'analyse et l'écriture fassent partie de leurs obligations de recherche pour lesquels ils reçoivent déjà une rémunération (pour les universitaires, par exemple, à l'image des revues scientifiques)... Ce serait, disons-le, une erreur de sémantique grossière : car les auteurs ne sont en rien rémunérés pour leur analyse à proprement dit, et encore moins lorsque celle-ci est réactive, originale, innovante, voire avant-gardiste. Les éditeurs rémunèrent, en fait, l'exploitation des droits afférents à leurs articles, tout au plus. Aussi, nous revoilà au point de départ : celui où la (bonne) doctrine est nécessairement payante. Alors, si son "coût d'acquisition" ne peut décemment pas être amoindri -cela serait une gageure lorsque l'on veut au contraire l'encourager-, reste que le coût de rediffusion lui peut être maîtrisé. Et, l'on s'étonnera encore que la question de l'accessibilité pour les étudiants en droit à la doctrine juridique fasse l'impasse sur la seule question qui vaille : celle du coût des abonnements auprès des éditeurs eux-mêmes. Mais, nous avons déjà écrit sur le sujet, il y a quelque temps ; de même que nous avions plaidé pour la défense de la diversité de la doctrine au sein des Universités face à un danger quasi-monopolistique cautionné par une certaine doctrine.

Mais, si la question "qui s'intéresse encore à la doctrine juridique ?" est intéressante, au regard de l'accessibilité de cette dernière, elle l'est encore plus au regard du paradigme qu'elle sous-tend. L'éditorialiste s'émeut qu'il n'y ait plus personne, où du moins que les générations futures ne soient plus véritablement intéressées par la doctrine juridique ; mais seulement par la source juridique en elle-même, textes et jurisprudences. On pourrait, tout aussi bien, renverser ce paradigme et poser la question, elle aussi peu consensuelle : la doctrine est-elle encore intéressante ?

Pour répondre à cette lancinante question de l'éditeur, mais aussi de l'auteur qui cherche à diffuser sa pensée, son analyse et donc a minima à être lu, il convient de replacer l'essence de la doctrine dans un contexte civiliste, de moins en moins évident.

Pour faire simple, sans être simpliste, si les pays de droit civil sont attachés à la loi comme moyen de normalisation des rapports sociaux et donc à la nécessaire intelligibilité des textes pour qu'ils soient correctement appliqués, par le biais de la nécessaire trophallaxie doctrinale, on sait que les pays de common law sont attachés, eux, à la jurisprudence, dans son acceptation la plus dénuée d'interprétation, puisqu'il revient à chaque praticien de faire dire aux décisions de justice ce qui sert au mieux leurs intérêts ; c'est la "judgemade law". Dire que la doctrine n'analyse pas la jurisprudence dans les pays de civil law est évidemment grotesque ; dire que la common law se moque de l'analyse jurisprudentielle, tout autant. Mais, s'agit-il de la même analyse ? Du même tropisme analytique ?

Dans son acceptation la plus large, la doctrine concerne tous les écrits consacrés aux questions juridiques autres que les jugements ; elle équivaudrait à la littérature juridique. Une définition plus restreinte tendrait à considérer que la doctrine ne concerne que le droit savant, qui émane généralement des professeurs et chercheurs des facultés de droit, par opposition aux ouvrages pratiques, qui émanent souvent des praticiens. On la retrouve sous différents formats : traités, monographies, articles dans des revues spécialisées, commentaires d'arrêts et essais. Il faut bien l'avouer, c'est cette doctrine là qui souffre, progressivement, du manque de lectorat, aujourd'hui. Et la question de l'appétence de la doctrine universitaire se pose avec acuité encore plus pour les professionnels juridiques que pour les étudiants en droit. René David et Camille Jauffret-Spinosi insistent sur le rôle de la doctrine qui forge le vocabulaire et les notions du droit, dont fera usage le législateur ; et sur le fait qu'elle établisse les méthodes selon lesquelles le droit sera découvert, les lois interprétées. La doctrine en France serait donc soit de combat, faisant office de lobbying auprès du législateur, soit une recherche de la pureté du droit, en tentant de dégager de grands principes, de les enseigner, d'extrapoler des principes applicables aux situations nouvelles et de faire ressortir les justifications et les lacunes de la jurisprudence et du droit existant (Nicholas Kasirer in Of combats livrés and combats livresques (2004) 19 R.C.D.S. 153).

Le problème est justement que, dans un monde professionnel sous le joug de l'efficacité, de l'opérabilité réactive, peu de juristes prennent le temps ou ont tout simplement le temps de la méthode ; encore moins d'en discourir. On peut louer que la doctrine civiliste soit un "agent de diffusion et d'enseignement du droit positif " pour reprendre l'expression de Philippe Malaurie et de Patrick Morvan (Introduction générale, Paris, Defrénois, 2003). Ce qui autorise certains à penser que, si elle n'est pas citée par la suite par les avocats dans leur opinion ou par les juges dans leur décision, cela ne signifie pas que son influence n'est pas persistante, ni qu'on ne la consulte plus. Est-ce toujours vrai ? Cette vertu pédagogique de la doctrine est-elle suffisante, tout simplement pour qu'elle survive et continue à être diffusée. Car, si la doctrine juridique espère perdurer grâce aux ouvrages vendus aux étudiants et aux bibliothèques universitaires contraintes à des économies budgétaires sans précédent, c'est un pari des plus risqués. Cette capacité de critiquer l'état du droit actuel, notamment l'interprétation qui a été faite par les tribunaux des dispositions de la loi est-elle sa meilleure carte de visite pour continuer à intéresser les professionnels ?

Vincent Canu fait référence à un excellent article de Pierre J. Dalphond, juge à la Cour d'appel du Québec, écrit à partir d'une allocution prononcée le 31 mars 2008 à l'occasion de la Conférence annuelle de la Revue de droit de McGill. Ce dernier identifie clairement les défis de la doctrine, aujourd'hui : la prolifération des outils électroniques de recherche ; la disparition possible des traités et monographies sous format Livre ; le désir du praticien de trouver, toujours plus vite, la solution au cas en litige ; l'accélération des changements sociaux et la nécessité de modifications constantes aux normes légales qui en résulte ; le rôle de plus en plus restreint du Code civil dans les rapports sociaux ; la disparition d'une culture juridique ; le nouveau rôle du droit et, par voie de conséquence, du juge (la décision judiciaire risquant de devenir l'élaboration du compromis du jour).

Ces défis sont réels ; l'analyse est pertinente. La doctrine traditionnelle a-t-elle pour autant les ressorts pour les relever, un à un ? Nous en sommes convaincus, à partir du moment où l'on ne l'enferme pas dans un corner, où l'on évite la seule alternative doctrine universitaire vs littérature juridique -qui implicitement renvoie à l'idée de vulgarisation du droit-. Pour ce faire, la doctrine juridique doit accepter le pluriel ; elle doit être diverse, sans que l'une souffre de la condescendance de l'autre.

Pour revenir au contexte général de la pratique du droit : malgré la défense du droit continental, de la théorie civiliste de la normalisation globale des rapports sociaux, le droit anglo-saxon gagne du terrain ; la common law envahit nos pratiques juridiques. Non pas tant qu'elle soit intrinsèquement plus adaptée au monde moderne ; et encore moins qu'elle ait de plus solides fondements. Mais, elle induit une méthode d'analyse, une pratique, elle, adaptée au monde des affaires ; adaptée à la mondialisation ; adaptée à l'expansion des cabinets d'avocats anglo-saxons à travers ce monde.

Alors, on peut essayer de lutter contre cette expansion et s'arc-bouter sur les spécificités du droit romano-germanique. Ou bien, l'on peut adapter la doctrine pour qu'elle permette à la civil law de revêtir les qualités de la méthode d'analyse anglo-saxone !

C'est la nécessaire émergence d'une "nouvelle" doctrine, qui doit prétendre s'affirmer comme telle : la doctrine pratique.

Pourquoi la doctrine pratique est-elle une solution pour relever les défis de son accessibilité et surtout de son intérêt ? D'abord, elle oblige à changer de paradigme. La question de droit n'émane plus nécessairement de la loi ou de la jurisprudence, mais de la pratique qui cherche une sécurisation juridique à travers la norme juridique. La doctrine pratique va donc rendre intelligibles et pertinents les termes de la loi ou le caractère sibyllin de la jurisprudence au regard de la somme des interrogations réelles des professionnels dans l'exercice de leur activité. Ensuite, elle va dépasser la simple information juridique en ce qu'elle nécessite l'analyse, la mise en perspective et la critique objective de la norme ; mais elle échappe à la doctrine traditionnelle et universitaire, non par ses auteurs, mais par les enjeux sociétaux et rétrospectifs qu'elle obère pour répondre à de simples questions : la loi ou la jurisprudence me permettent-elles d'agir ainsi ? Quel est le bon modus operandi ? Quel est le bon comportement juridique à adopter ? Autant de questions qui requièrent des réponses pragmatiques, parfois à la lisière du droit, des réponses d'applicabilité directe. Au final, la doctrine pratique laisse peu de place au questionnement sans réponse, en qualité de meilleur ennemi du vide juridique.

Cette doctrine pratique n'est en rien le tombeau de la doctrine traditionnelle ou universitaire ; elle est son complément. La première est clairement nourrie de la seconde ; mais la doctrine traditionnelle se renouvelle aussi grâce aux questionnements de la doctrine dite pratique. Les supports de l'analyse demeurent le droit romano-germanique, la loi, la jurisprudence : et, en soi, c'est une satisfaction de défendre encore notre tradition juridique. Seulement, il faut accepter d'employer les mêmes "armes" que la common law pour "attirer" nos juristes.

Dernièrement, Sandrine Zientara-Logeay, directrice de la Mission de recherche Droit et Justice, dans un autre éditorial de Droit et Justice, intitulé Le professionnel du droit aujourd'hui : un technicien du droit ? Un juriste global ? Ou un nouvel humaniste ?, parle de la fin du modèle du juriste positiviste, à la fois technicien du droit et théoricien des concepts qui assurent la cohérence de l'édifice normatif ; et en filigrane, elle craint que ce juriste ne soit plus en capacité de douter, d'aborder le droit du point de vue externe. La doctrine pratique, promue par des éditeurs modernes, peut être de nature à favoriser encore cette combinaison de l'applicabilité directe et de la cohérence juridique ; à marier grands principes et efficacité dans un dossier ; à compléter par une critique objective la portée d'un cas d'espèce jurisprudentiel de prime abord pertinent.

Voilà bien une feuille de route éditoriale à laquelle Lexbase entend souscrire, avec d'autres, pour que la doctrine pratique -exclusive de la littérature de blog- ait, dans les prochains mois, ses lettres de noblesse.

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