La lettre juridique n°618 du 25 juin 2015 : Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] Précisions sur la mauvaise foi du salarié qui dénonce des faits de harcèlement

Réf. : Cass. soc., 10 juin 2015, n° 13-25.554, FS-P+B (N° Lexbase : A8982NKU)

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N8014BUD

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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 25 Juin 2015

La protection dont bénéficient les salariés qui dénoncent des faits de harcèlement est susceptible d'entraîner des abus dans les entreprises lorsque certains individus mal intentionnés pensent trouver là un moyen facile, et très efficace, de se préserver de tout risque de licenciement. La Cour de cassation permet à l'employeur, qui se retrouve pris dans les filets, de prouver que ces dénonciations ont été réalisées de mauvaise foi ; c'est cette notion de mauvaise foi qui se trouve précisée dans cet arrêt en date du 10 juin 2015 (I), la Haute juridiction considérant qu'elle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce (II).
Résumé

La mauvaise foi du salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral dont il dit avoir été la victime ne peut résulter que de la connaissance de la fausseté des faits qu'il dénonce.

I - La mauvaise foi du salarié qui dénonce des faits de harcèlement

Cadre juridique. Le Code du travail interdit de licencier un salarié qui a subi des faits de harcèlement, et protège également celui qui les dénonce, ou témoigne de tels faits (1). Ce texte a été interprété comme protégeant celui qui témoigne ou dénonce de bonne foi (2). Le Code du travail, pas plus que les Directives communautaires, ne le prévoient, mais le législateur l'a, en 2008, précisé d'une manière générale en définissant le cadre général des discriminations, ce qui a conduit la Cour de cassation à faire une application étendue de ce critère de bonne foi (3) qui protège celui qui croit dénoncer des faits de harcèlement, alors que, juridiquement, il ne s'agit pas de cela, et permet de déchoir de la protection celui qui dénonce de mauvaise foi.

Depuis, la Haute juridiction a apporté des éléments précisant comment il convenait d'entendre cette référence à la mauvaise foi, à la fois négativement et positivement.

Négativement, tout d'abord, la cour a rapidement précisé que la bonne foi du salarié devait logiquement être présumée et que la mauvaise foi ne peut "résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis".

Positivement ensuite, la Cour a rendu plusieurs décisions ayant retenu la mauvaise foi.

La première affaire remonte à 2012. Il s'agissait d'une salariée qui "avait dénoncé de façon mensongère des faits inexistants de harcèlement moral dans le but de déstabiliser l'entreprise et de se débarrasser du cadre responsable du département comptable". La Cour de cassation a considéré, avec la cour d'appel, que la mauvaise foi était ainsi caractérisée, mais sans véritablement en livrer de définition, celle-ci apparaissant, toutefois, en filigrane comme l'hypothèse où un salarié "dénonce de manière mensongère des faits inexistants", mêlant un élément objectif (l'inexistence des faits) et subjectif (la volonté de nuire à un collègue) (4).

La Cour a rendu une seconde décision inédite le 28 janvier 2015 (5). La cour d'appel avait, dans cette nouvelle affaire, écarté les accusations de harcèlement portées par la salariée, ce que confirme le rejet du pourvoi, au prix d'une décision fortement motivée et validée par la Haute juridiction (6) : la salariée avait en effet "dénoncé à l'encontre de son supérieur hiérarchique, de façon réitérée, de multiples faits inexistants de harcèlement moral ne reposant, pour la grande majorité d'entre eux, sur aucun élément et dont elle s'est d'ailleurs avérée incapable de préciser la teneur, qu'il s'agisse des faits ou des propos dénoncés, s'en tenant à des accusations formulées pour la plupart en termes généraux, et précisé qu'il ne s'agissait pas d'accusations ayant pu être portées par simple légèreté ou désinvolture mais d'accusations graves, réitérées, voire calomnieuses et objectivement de nature à nuire à leur destinataire ainsi qu'à l'employeur, accusé de laisser la salariée en proie à ce prétendu harcèlement en méconnaissance de son obligation d'assurer sa sécurité et de préserver sa santé".

C'est tout l'intérêt de cette nouvelle décision qui vient proposer un critère de la mauvaise foi.

Les faits. Un salarié, engagé en 1997 en qualité de négociateur immobilier, exerçait, au moment de son licenciement pour faute grave en mai 2009, des fonctions de chef d'agence. La lettre de licenciement lui reprochait différentes fautes, et indiquait notamment : "vous continuez délibérément à rechercher la provocation à mon égard que ce soit par vos propos ou par vos écrits n'hésitant pas à m'accuser de harcèlement alors que je vous demande tout simplement de faire votre travail correctement et efficacement". Le salarié avait obtenu l'annulation de son licenciement en raison de la présence dans la lettre de licenciement de cette formule faisant référence à des accusations de harcèlement, le juge ayant considéré qu'il avait été licencié pour ce motif, ce qui entrait bien dans les prévisions de l'article L. 1152-2 du Code du travail (N° Lexbase : L8841ITM) qui interdit de licencier le salarié qui dénonce de tels faits.

L'employeur, qui avait formé contre l'arrêt d'appel un pourvoi en cassation, prétendait que le salarié était de mauvaise foi lorsqu'il dénonçait des faits de harcèlement moral le concernant, et considérait "que la mauvaise foi est [...] caractérisée lorsque le salarié a connaissance de la fausseté des faits qu'il dénonce ou lorsque [il] invoque de manière mensongère des faits inexistants de harcèlement moral pour refuser d'accomplir correctement son travail", ce qui résulterait des conclusions de l'employeur aux termes desquelles "les accusations de harcèlement par le salarié présentaient un caractère systématique et concernaient toutes les demandes qui lui étaient adressées et n'avaient en définitive d'autre objet que de servir un comportement d'obstruction destiné à nuire à l'entreprise".

Le rejet du pourvoi. Le pourvoi est rejeté, et la nullité du licenciement confirmée.

Pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, la mauvaise foi du salarié, qui le prive de la protection que lui confère le Code du travail lorsqu'il dénonce des faits de harcèlement, "ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce". Or, observe la Haute juridiction, la cour d'appel avait "constaté, hors toute dénaturation, d'une part, que dans la lettre de licenciement il était notamment reproché au salarié d'avoir accusé son employeur de harcèlement à son égard, et, d'autre part, que celui-ci n'établissait pas que cette dénonciation avait été faite de mauvaise foi", ce dont la cour d'appel pouvait "exactement" déduire "que ce grief emportait à lui seul la nullité du licenciement".

Objet de l'affirmation. La solution, telle qu'elle résulte de cet arrêt, est rédigée avec suffisamment de précisions par la Cour pour qu'on s'y arrête quelques instants.

II - La mauvaise foi résultant de la connaissance par le salarié de la fausseté des allégations

Salarié victime, salarié qui dénonce. Il s'agissait ici de la nullité du licenciement du salarié qui dénonce des faits de harcèlement, et non de la nullité du salarié victime de harcèlement. Dans la plupart des hypothèses, la victime et celui qui dénonce sont deux salariés différents, la règle visant à protéger ceux qui ont le courage de dénoncer le harcèlement dont sont victimes des collègues de travail. Mais dans cette affaire, le salarié avait dénoncé des faits le concernant et cumulait ainsi les qualités de victime et de dénonciateur. Logiquement, la Cour lui applique les règles concernant celui qui dénonce (la question n'était d'ailleurs pas discutée par l'employeur). Tant que les faits de harcèlement ne sont pas établis, en effet, le salarié n'est que celui qui dénonce, une sorte de lanceur d'alerte pour lui-même.

Une règle aux contours bien précis. Il est important de bien comprendre que la solution se justifie ici par deux éléments particuliers.

En premier lieu, c'est l'employeur lui-même qui avait indiqué, dans la lettre de licenciement, que le salarié s'était plaint à plusieurs reprises d'avoir été harcelé, ce qui n'était guère opportun. Dès lors que l'employeur relit lui-même le licenciement à des faits de harcèlement, que ceux-ci soient subis ou simplement allégués, alors il sape la validité même de la rupture en la rendant éminemment suspecte.

En second lieu, le licenciement n'est pas annulé parce que le salarié était de bonne foi, mais bien parce que l'employeur avait échoué à établir qu'il était de mauvaise foi, ce qui est très différent. La Cour considère, en effet, qu'à partir du moment où l'employeur se situe dans le cadre du harcèlement, il lui appartient d'établir que le salarié a dénoncé des faits de harcèlement de mauvaise foi, et supporte alors la charge, et le risque, de cette preuve, ce qu'il expérimente, ici, à ses dépens.

Les éléments caractérisant la mauvaise foi. C'est précisément sur les éléments constitutifs de cette mauvaise foi que l'arrêt apporte des éléments intéressants.

L'employeur prétendait, en effet, dans le cadre de son pourvoi, que la mauvaise foi pouvait être caractérisée en présence de faits imaginaires, mais aussi, ce qui devait permettre de s'appliquer aux faits de l'espèce, par l'analyse des circonstances dans lesquelles le salarié avait été amené à accuser son employeur de harcèlement uniquement pour justifier une résistance systématique aux instructions qui lui étaient données. En d'autres termes, il distinguait deux types de mauvaises fois, une mauvaise foi que l'on pourrait qualifier d'objective, caractérisée par le caractère imaginaire des faits dénoncés, et une mauvaise foi subjective établie par l'intention de nuire à l'employeur ou à un autre salariés.

Or, selon la Haute juridiction, ces deux éléments sont cumulatifs, le salarié devant alléguer des faits inexistants, ce qui exclut donc toute mauvaise foi lorsque ce dernier interprète mal des faits ambigus (7), et le faire pour poursuivre un but étranger à la règle concernée, c'est-à-dire soit pour nuire à un autre salarié, soit pour se placer de manière artificielle sous le régime protecteur réservé aux salariés qui dénoncent des faits de harcèlement.

Quelle attitude adoptée face à un salarié qui accuse ? La question qui se pose est alors celle de la "bonne attitude" à adopter pour un employeur qui se trouve face à un salarié qui l'accuse de harcèlement, sur lui ou sur autrui.

L'employeur dispose ici d'un choix. S'il a la preuve que le salarié affabule pour lui nuire ou pour tenter de justifier des comportements qu'il relierait à ce prétendu harcèlement, alors ce mensonge sera constitutif d'une faute grave et il pourra le viser dans la lettre de licenciement pour justifier un licenciement immédiat (8). Mais s'il n'a pas la preuve irréfutable de cette mauvaise foi, alors il devra éviter toute allusion aux accusations de harcèlement pour éviter de se retrouver dans une impasse. Le salarié pourra toujours arguer, en cas de contentieux, avoir été licencié en raison de la dénonciation de faits de harcèlement, mais il lui appartiendra alors de rapporter l'existence d'éléments de fait qui le laissent supposer, ce qui sera bien entendu plus compliqué en l'absence de tout indice dans la lettre de licenciement (9).


(1) C. trav., art. L. 1152-2 (N° Lexbase : L8841ITM) pour le harcèlement moral : le texte interdit de sanctionner le salarié "pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés". Notre ouvrage Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, p. 232, 2011, sp. n° 273.
(2) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, FP-P+B+R (N° Lexbase : A7131EDH) et nos obs., Nullité du licenciement du salarié qui se trompe de bonne foi en dénonçant des faits non avérés de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 343 du 26 mars 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9827BIS) ; Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL) et n° 10-17.393, FS-P+B (N° Lexbase : A3635ICM) et nos obs., Harcèlement dans l'entreprise : dur, dur d'être employeur !, Lexbase Hebdo n° 474 du 23 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0396BTT) ; Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-15.430, F-D (N° Lexbase : A9746MCX).
(3) Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, art. 3, al. 1er (N° Lexbase : L8986H39). Elle l'a ensuite appliqué à la "liberté fondamentale de témoigner" : Cass. soc., 29 octobre 2013, n° 12-22.447, FS-P+B (N° Lexbase : A8165KNQ) et nos obs., Nullité du licenciement prononcé en violation de la liberté fondamentale de témoigner en justice, Lexbase Hebdo n° 547 du 14 novembre 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N9337BTY).
(4) Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.345, FS-P+B (N° Lexbase : A3898INP) et nos obs., Harcèlement et discrimination : nouvelle salve de précisions, Lexbase Hebdo n° 490 du 21 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2514BTB).
(5) Cass. soc., 28 janvier 2015, n° 13-22.378, F-D (N° Lexbase : A7117NAT).
(6) La cour d'appel (CA Angers, 4 juin 2013, n° 11/00280 N° Lexbase : A0877KGL) avait "légalement justifié" sa décision.
(7) En matière de harcèlement sexuel, on peut imaginer que tout ce qui relève d'une attitude de séduction entre dans cette catégorie de faits ambigus. En matière de harcèlement moral, "la gestion autoritaire et inappropriée d'une situation par un supérieur hiérarchique", qui n'est pas constitutive de harcèlement sera susceptible de faire naître un doute raisonnable dans l'esprit d'un salarié et lui permettra de bénéficier de la protection que le Code du travail confère à celui qui dénonce des faits de harcèlement moral : Cass. soc., 22 octobre 2014, n° 13-18.862, FS-P+B (N° Lexbase : A0528MZL) et nos obs., Lexbase Hebdo n° 589 du 6 novembre 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N4399BUH).
(8) Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.345, FS-P+B, préc..
(9) Ainsi, Cass. soc., 7 mai 2014, n° 13-14.344, F-D (N° Lexbase : A9129MKC) et nos obs, Alléguer n'est pas prouver - A propos d'une dénonciation imaginaire de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 571 du 22 mai 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N2236BUD). Le salarié avait été licencié pour faute grave, et prétendait qu'il avait été victime de harcèlement. La Cour de cassation confirme le rejet de ces accusations : "c'est sans encourir les griefs du moyen, qu'appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel a retenu que les éléments apportés par le salarié n'étaient pas de nature à laisser présumer l'existence d'un harcèlement moral dont il aurait été victime, qu'en particulier, les avertissements qui l'avaient précédemment sanctionné étaient justifiés par ses refus illégitimes de rendre des comptes à sa hiérarchie et par son comportement insolent ; qu'ayant en outre retenu une attitude de dénigrement envers l'entreprise, elle a ainsi fait ressortir que les dénonciations par le salarié des agissements de harcèlement moral dont il se prétendait victime n'avaient pas été opérées de bonne foi".

Décision

Cass. soc., 10 juin 2015, n° 13-25.554, FS-P+B (N° Lexbase : A8982NKU).

Rejet (CA Amiens, 17 septembre 2013, n° 12/03508 N° Lexbase : A2713KL3).

Textes concernés : C. trav., art. L. 1152-2 (N° Lexbase : L8841ITM) et L. 1232-6 (N° Lexbase : L1084H9Z).

Mots clef : harcèlement moral ; dénonciation ; mauvaise foi.

Lien base : (N° Lexbase : E0287E7R).

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