La lettre juridique n°618 du 25 juin 2015 : Éditorial

De la démocratie judiciaire... en Chine

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De la démocratie judiciaire... en Chine. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/24882825-de-la-democratie-judiciaire-en-chine
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 25 Juin 2015


Pendant que les tribunaux français ont à connaître de la "concurrence parasitaire" entre deux chaînes de restaurants, sur fond de sauce pour entrecôte, les tribunaux chinois s'essayent à la démocratie judiciaire, du moins au tout nouveau droit d'accès à la justice, en devant statuer sur la "détresse spirituelle" d'un homme ayant porté plainte contre Zhao Wei, l'une des plus célèbres actrices du pays, qui l'aurait ainsi regardé fixement de manière trop intense à travers l'écran, provoquant, chez lui, un désarroi des plus profonds. De même, un avocat vient-il de saisir la cour d'une action contre un juge l'ayant plongé dans un état de "détresse émotionnelle", parce qu'il avait refusé de suspendre les débats lors d'un procès.

En Chine, le nombre de requêtes nationales a augmenté de 29 % ; c'est qu'"auparavant, les poursuites administratives, par exemple d'un citoyen contre le Gouvernement, n'étaient que très peu acceptées", mais désormais le système d'enregistrement des plaintes prévoit qu'en cas de refus d'un dossier les tribunaux motivent clairement les raisons de leur décision, et les citoyens peuvent désormais faire appel de cette dernière.

Résultat, nombre de recours plus farfelus les uns que les autres prolifèrent ; la République populaire estime qu'il s'agit là de manoeuvres dilatoires visant à l'obstruction de la justice : quoiqu'il en soit la démocratie, comme la liberté, cela s'apprend.

"Derrière cette ombre de liberté, qui consiste à choisir, se montre aussitôt la liberté véritable qui consiste à se dominer" écrivait Alain, dans Les idées et les âges. Car, si la philosophie enseigne, pourtant, que la liberté serait au-delà du donné et de la conquête, c'est apprentissage du quotidien ; et dans les prétoires aussi. C'est bien pourquoi la liberté est toujours un risque, parce que, si la volonté a le pouvoir de dire oui ou non, ce pouvoir ne peut être efficace que s'il est éclairé par la connaissance.

En clair, il ne faut pas confondre indépendance, c'est-à-dire la liberté conçue comme l'absence de contraintes et l'autonomie à travers laquelle "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté" prescrit Rousseau, dans le Contrat social.

Ceci étant dit, les concepts, ou préjudices plus exactement, évoqués dans les plaintes ne sont pas tout à fait étrangers à notre droit.

Celui de "détresse spirituelle" n'existe pas en tant que tel, ni du point de vue législatif et réglementaire, ni du point de vue jurisprudentiel. La détresse spirituelle consiste en "une perturbation du principe de vie qui anime l'être entier d'une personne et qui intègre et transcende sa nature biologique et psychosociale". Il s'agit d'une définition plus médicale que juridique. Mais, il est constant que le préjudice d'anxiété, situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration, à tout moment, d'une maladie liée, d'abord à l'amiante, puis à d'autres produits toxiques, puisse être envisagé sous l'angle de la détresse spirituelle au regard de leurs définitions respectives. L'intégration du burn out dans la liste de maladies professionnelles montre à quel point la détresse spirituelle est affaire sérieuse et demande réparation. Le hic, bien entendu, serait le fait reproché : le regard trop intense d'une actrice à travers un écran... Un peu à la manière d'une populaire chanson des années 80, au demeurant. Même si l'article 1382 du Code civil, exporté à travers le monde, "incrimine" "tout fait", la preuve du lien de cause à effet va être chagrin à apporter. Certes l'on aspire au projet de réforme du droit de la responsabilité du Professeur Terré, pour lequel la faute consiste, volontairement ou par négligence, à contrevenir à une règle de conduite imposée par la loi ou le règlement ou par le devoir général de prudence et de diligence -ce qui brasse large, dirons-nous-, mais bien évidemment en droit français une telle action ne pourrait prospérer, faute de faute.

En ce qui concerne le "préjudice émotionnel", l'affaire est plus corsée. Car, si la Cour de cassation ne semble pas avoir eu à connaître d'une demande de réparation fondée sur un tel préjudice, les cours d'appel s'y réfèrent de plus en plus, et la Cour européenne des droits de l'Homme également ; que ce soit dans le cadre des suites de violences conjugales, d'une séparation inopinée entre époux, d'un conflit professionnel ancien avec sa hiérarchie, des suites d'un divorce sur l'état psychique des enfants, pour les unes ; dans le cadre de conditions illégales de détention, du suicide d'une épouse et des circonstances entourant le décès de celle-ci, de l'interruption de ses activités commerciales pendant sa détention, d'une opération de remise secrète, dans le cadre de laquelle la victime aurait été arrêtée, détenue au secret, interrogée et maltraitée par des agents de l'Etat défendeur, de l'arrestation, la détention et l'expulsion collective de ressortissants géorgiens de la Fédération de Russie, pour les juges strasbourgeois. On conviendra que les situations faisant ici jurisprudence sont quelque peu éloignées d'un simple refus de suspension d'audience ; mais le préjudice existe en tant que tel, du moins au niveau européen et la faute, peut s'avérer réelle selon qu'il y a eu ou non irrégularité procédurale.

Sans prendre tout ceci vraiment au sérieux, loin d'être de simples manoeuvres dilatoires, ces "chinoiseries" nous rappellent que "l'excès de liberté [aboutit] à un excès de servitude et dans l'individu et dans l'Etat" (Platon). Ce qui conduit, selon La République, à la naissance de la Tyrannie. Et, si l'accès à la justice en Chine masquait en réalité un tout autre mouvement que la démocratie judiciaire tant espérée ? C'est le paradigme du libéralisme d'Etat faisant immédiatement suite au communisme d'Etat.

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