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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 16 Avril 2015
Assurément, l'initiative surfe sur un éventuel engouement, voire besoin, de responsabilité sociale au sein de l'entreprise (RSE) et, plus généralement, sur la "quête de sens" poursuivie désormais par la majorité des employés, cadres bien entendu compris. En période de crise persistante, comment redonner du sens au travail pour qu'il redevienne ce qu'il devrait être : un vecteur d'épanouissement ? Cette "quête de sens" constitue une tendance forte que Dominique Méda, sociologue, a bien identifiée : "En Europe, il existe un nouveau rapport au travail, particulièrement marqué chez les jeunes : des attentes extrêmement fortes en matière d'investissement subjectif au travail. Il faut que le travail ait du sens", retranscrit un récent article de RSE Magazine. Pour que le collaborateur puisse trouver du sens à son travail, il doit donc avant tout se reconnaître dans le projet de l'entreprise et, plus profondément, dans son identité. C'est indispensable pour qu'il parvienne à se sentir utile et que le fruit de son effort lui procure une satisfaction réelle.
Tout est dit : c'est cette identité que ce "Serment du Management" compte donner, ou rendre -c'est selon-, aux cadres en charge de conduire et développer nos entreprises. "Ce serment va construire une sorte de contrat social implicite entre les managers et la société. D'un côté, les managers vont s'engager à être honnêtes, et d'un autre côté, la société leur fera confiance". En résumé, soutient Emmanuelle Reynaud, l'objectif est de "moraliser les affaires".
Alors malheureusement, la présentation est fallacieuse ; et par conséquent, elle risque d'induire les esprits en erreur. Une erreur même fondamentale puisqu'elle est de nature et de portée, lorsque l'on tente de hisser ce "Serment du Management" au rang, principalement, de celui des avocats ; ce serment jalousé par nombre de professions, le plus souvent non réglementées, qui confère un grand pouvoir de dire et de faire sur la base de la confiance de la société et des citoyens, et qui oblige conséquemment l'assermenté à une vertu professionnelle quotidienne.
"La tyrannie commence avec la fraude des mots" prévenait Platon. Or, l'on n'acquiert pas le sens d'une vie professionnelle du fait d'avoir prêté serment. Le serment est, en fait, l'aboutissement de ces vies professionnelles conjuguées à travers les âges, au sein d'un corps constitué, la Profession d'avocat, envers lequel les futures générations d'avocats témoignent leur reconnaissance et s'engagent, finalement, à s'inscrire dans une histoire vertueuse. C'est cette histoire vertueuse qui manque cruellement au monde de l'entreprise, parce que l'entreprise n'est pas la Société ; l'entreprise n'est pas l'Etat de droit, elle en est simplement le sujet.
Louis Assier-Andrieux, dans son remarquable essai sur Les avocats Identité, culture et devenir, pose parfaitement que "la déontologie, le serment qui consacre l'engagement de la respecter sans faillir, et le rigoureux contrôle de son effectivité par les conseils de disciplines [-les managers assermentés seront-ils jugés par leurs pairs ?-], sont autant de visages des valeurs attachées à la profession et qu'elle offre en partage au public qui en retour lui octroie sa confiance. En tant que symbole, ce capital témoigne du lien fort qui associe l'avocat au corps social tout entier dans cet échange, garanti par la culture, qui anticipe et conditionne toute relation de clientèle. Il y a une communauté de valeur entre l'avocat et la société". C'est la foi publique qui fait de l'avocat un auxiliaire de justice.
"Vous êtes placés, pour le bien du public, entre le tumulte des passions humaines et le trône de la justice ; vous portez à ses pieds les voeux et les prières des peuples ; c'est par vous qu'ils reçoivent ses décisions et ses oracles ; vous êtes également redevables et aux juges et aux parties, et ce double engagement et le double principe de toutes vos obligations [...]. Tel est le pouvoir de la vertu". Voilà, en peu de mots, le rôle bien singulier de l'avocat et son indépendance inhérente décrits par le Chancelier d'Aguesseau dans L'indépendance de l'avocat. C'est là même le rejet du commerce et l'apparition de l'intérêt et de son antonyme le désintéressement...
Et au sein de l'entreprise ? Comparaison peut-elle être raison ?
Voici les termes du "Serment du Management" consensuel mais litigieux :
"En tant que manager, j'ai un rôle dans la société.
Mon objectif est de diriger les hommes et de gérer les ressources afin de créer une valeur qu'aucun individu ne peut créer seul.
Mes décisions affectent le bien-être présent et à venir des individus à l'intérieur et à l'extérieur de mon entreprise.
Par conséquent, je promets que :
Je gérerai mon entreprise avec loyauté et prévenance et je ne privilégierai pas mes intérêts personnels au détriment de ceux de mon entreprise ou de la société,
Je respecterai et ferai respecter les lois et les contrats (non seulement à la lettre mais dans l'esprit) à titre personnel et pour le compte de mon entreprise,
Je m'abstiendrai de toute corruption, concurrence déloyale et autres pratiques préjudiciables à la société,
Je protégerai les droits de l'Homme et la dignité humaine de toutes les personnes touchées par mon entreprise, je m'opposerai à la discrimination et à l'exploitation,
Je protégerai le droit des générations futures d'améliorer leur niveau de vie et de profiter d'une planète saine,
J'informerai de la performance et des risques de mon entreprise avec précision et honnêteté,
J'aurai à coeur de me perfectionner et de faire progresser mes collaborateurs, pour aider la profession à s'améliorer et à créer de la richesse durable pour tous.
En exerçant les devoirs de ma profession en accord avec ces principes, je reconnais que mon comportement doit servir d'exemple d'intégrité, suscitant la confiance et l'estime de ceux que je sers. Je rendrai des comptes à mes pairs et à la société de mes actions et de l'application de ces principes.
Je fais ce serment librement et sur mon honneur".
Le serment reprend les canons et les obligations de la RSE à tout crin, mais le principal bénéficiaire n'est pas l'Etat de droit et encore moins le public justiciable ; mais l'entreprise elle-même. "Un cercle vertueux : motivation et enthousiasme entraînent la performance économique. Epanouir le capital humain entraîne une performance économique durable" livre en toute honnêteté Delphine Dupuis, DRH de la filiale française de Pepsico. Où est le bien commun ? Où est la défense des Libertés vecteur de la Démocratie ? Où est l'indépendance ? Qui sera chargé de sanctionner les manquements au serment ? Sinon "les serments les plus forts ne sont que de la paille dans le brasier des sens" prédit Shakespeare dans La Tempête. Ce serment sera-t-il opposable et pourra-t-il servir de fondement à un licenciement en cas de transgression ?
On ne peut nier qu'un retour à plus de spiritualité au sein de l'entreprise, un retour au sens de la marche et de la conduite des actions managériales serait un anti-stress puissant pour revitaliser la vie professionnelle de tous les employés. Mais à l'heure où certaines professions, comme celle des avocats, luttent pour leur identité sur le front de l'indépendance, du service au justiciable, de la défense des plus faibles, de la modernisation conjuguée à la conservation du rapport de confiance inhérent à leur relation avec leur clientèle, calquer un "Serment du Management" sur l'idée du serment de l'avocat, comme celui du médecin du reste, c'est indéniablement travestir la réalité économique de l'entreprise qui est tout simplement qu'elle peine, à force de désincarnation, à créer un rapport de confiance réciproque avec ses managers qui sont tentés, faute de sens et de vertu professionnels, d'aller voir ailleurs. Le "Serment du Management", c'est la promesse d'un engagement du manager pour susciter la confiance de son employeur ainsi plus rassuré sur la continuité et la pertinence de son investissement ; mais quel est le serment en retour de l'entreprise au juste ?
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