La lettre juridique n°604 du 12 mars 2015 : Fiscalité du patrimoine

[Jurisprudence] Sort des créances à terme en matière de droits de mutation à titre gratuit et d'ISF

Réf. : Cons. const., 15 janvier 2015, décision n° 2014-436 QPC (N° Lexbase : A1942M9S)

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par Frédéric Douet, Professeur à l'Université de Bourgogne

le 17 Mars 2015

En vertu de l'article 760 (al. 2) du CGI (N° Lexbase : L5758I7E), l'impôt est liquidé d'après la déclaration estimative des parties en présence d'une créance à terme dont le débiteur se trouve en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement, de liquidation judiciaires ou de déconfiture. Dans ce cas de figure, l'alinéa 3 du même article prévoit que le créancier est tenu de déclarer toute somme supplémentaire recouvrée postérieurement à l'évaluation en sus de celle-ci. L'imposition supplémentaire qui en résulte n'est ainsi pas soumise à la condition que la créance ait été sous-évaluée à la date du fait générateur de l'impôt. Le contribuable n'est ainsi pas en mesure d'apporter la preuve de ce que la capacité du débiteur de payer une somme excédant la valeur à laquelle la créance avait été évaluée résulte de circonstances postérieures au fait générateur de l'impôt. Ce dispositif institue en conséquence des modalités de fixation de l'assiette de l'impôt qui sont sans rapport avec l'appréciation des facultés contributives des contribuables assujettis à l'impôt et, pour cette raison, méconnaît le principe d'égalité devant les charges publiques. 1 - Pour le calcul des droits de mutation à titre gratuit, les biens transmis sont en principe évalués à leur valeur vénale au jour du fait générateur de l'impôt (CGI, art. 666 N° Lexbase : L7724HLN). Par exception, le législateur a prévu des bases légales d'évaluation à l'égard de certains biens (v. plus particulièrement sur cette question : F. Douet, Précis de droit fiscal de la famille, LexisNexis, 14ème éd., 2015, n° 2128 et s.). Les créances à termes font l'objet de l'une de ces bases légales d'évaluation (CGI, art. 760).

2 - L'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est déterminée suivant les règles applicables en matière de droits de succession (CGI, art. 885 S N° Lexbase : L9263HZ4). En principe, les biens composant l'assiette de cet impôt doivent donc être évalués à leur valeur vénale au jour du fait générateur de celui-ci, c'est-à-dire au 1er janvier de l'année d'imposition (CGI, art. 885 E N° Lexbase : L8780HLR). Par exception, des bases légales d'évaluation existent à l'égard de certains biens. Certaines sont communes aux droits de mutation à titre gratuit et à l'ISF et d'autres spécifiques à celui-ci (v. plus particulièrement sur cette question : F. Douet, Précis de droit fiscal de la famille, LexisNexis, préc., n° 1910 et s.). Les règles prévues à l'égard des créances à terme font partie de la première catégorie.

3 - Avant que le Conseil constitutionnel ne déclare son troisième alinéa contraire à la Constitution, l'article 760 du CGI disposait :

"Pour les créances à terme, le droit est perçu sur le capital exprimé dans l'acte et qui en fait l'objet. Toutefois, les droits de mutation à titre gratuit sont liquidés d'après la déclaration estimative des parties en ce qui concerne les créances dont le débiteur se trouve en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement ou liquidation judiciaires ou de déconfiture au moment de l'acte de donation ou de l'ouverture de la succession.

Toute somme recouvrée sur le débiteur de la créance postérieurement à l'évaluation et en sus de celle-ci, doit faire l'objet d'une déclaration. Sont applicables à ces déclarations les principes qui régissent les déclarations de mutation par décès en général, notamment au point de vue des délais, des pénalités et de la prescription, l'exigibilité de l'impôt étant seulement reportée au jour du recouvrement de tout ou partie de la créance transmise".

4 - L'article 760 du CGI édicte un principe (alinéa 1er) qui (comme tout bon principe) est tempéré par une exception (alinéa 2), exception qui elle-même était assortie d'un tempérament (alinéa 3).

5 - Indépendamment de leur date d'échéance, les créances à termes doivent en principe être évaluées à leur valeur nominale et non à leur valeur estimative, et ce, quelles que soient les incertitudes qui peuvent peser sur leur recouvrement (CGI, art. 760, al. 1er).

6 - Par exception, les créances à terme peuvent être évaluées d'après la déclaration estimative du contribuable (CGI, art. 760, alinéa 2). Pour cela, encore faut-il être en mesure d'apporter la preuve que leur débiteur se trouve (au jour du fait générateur de l'impôt) en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement, liquidation judiciaires ou de déconfiture.

7 - Par exception à l'exception, en cas d'évaluation d'une créance à terme sur la base de la déclaration estimative du contribuable, celui-ci était tenu de déclarer toute somme qu'il pouvait ensuite recouvrer en plus (CGI, art. 760, al. 3). Cette déclaration donnait lieu à un supplément d'impôt.

8 - Dans sa décision du 15 janvier 2015, le Conseil constitutionnel a déclaré les deux premiers alinéas de l'article 760 conforment à la Constitution, mais pas le troisième.

9 - En premier lieu, pour la détermination de l'assiette des droits de mutation à titre gratuit et de l'ISF, la valeur réelle d'une créance dépend à la fois de sa valeur nominale et de la probabilité de son recouvrement (cons. 7). L'article 760, alinéa 1er, du CGI conduit à opérer une distinction entre les créances exigibles et les créances à terme. Les premières peuvent être évaluées à leur valeur estimative et non à leur valeur nominale lorsque leur créancier est en mesure d'apporter la preuve qu'il est exposé à des difficultés de recouvrement. A l'inverse, les créances à termes doivent en principe être toujours prises en compte à concurrence de leur valeur nominale et non de leur valeur estimative. S'agissant de cette distinction, le raisonnement du Conseil constitutionnel s'articule en deux temps :

- la différence entre les créances à terme et les créances exigibles serait fondée sur "un critère objectif et rationnel en lien avec l'objectif de permettre l'appréciation de la valeur de ces créances" (cons. 7) ;

- le principe d'égalité devant les charges publiques n'impose pas "que l'évaluation des créances à terme productives d'intérêts soit soumise à des règles différentes de celles qui ne le sont pas" (cons. 8).

10 - En deuxième lieu, le législateur a entendu prendre en compte l'incidence, sur la valeur des créances à termes, des difficultés auxquelles leurs créanciers peuvent être exposés en présence de débiteurs en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement, de liquidation judiciaire ou de déconfiture (cons. 9). Dans ces différents cas de figure, l'assiette de l'impôt est déterminée (par exception au principe de l'imposition des créances à terme sur leur valeur nominale) d'après la déclaration estimative des parties.

Le deuxième alinéa de l'article 760 du CGI invite à distinguer suivant que le débiteur de la créance à terme est un professionnel faisant l'objet de l'une des procédures collectives de traitement des difficultés des entreprises ou un particulier qui a du mal à honorer ses obligations. Sur ce point, le Conseil constitutionnel retient que le principe d'égalité n'impose pas que la loi fiscale soumette aux mêmes règles les créances à terme détenues à l'encontre de ces deux catégories de débiteurs (cons. 11).

S'agissant des particuliers, il faut souligner que l'article 760, alinéa 2, du CGI se réfère à la notion de "déconfiture". Celle-ci est "l'état du débiteur non commerçant dont le passif surpasse l'actif et qui se trouve dans l'impossibilité de satisfaire intégralement tous ses créanciers lorsque ceux-ci ont cessé de lui faire crédit" (Cass. civ. 1, 19 décembre 1973, n° 72-13.236, inédit au bulletin N° Lexbase : A2457CXB). La "déconfiture" est visée par les articles 483 (N° Lexbase : L8469HWL), 1276 (N° Lexbase : L1386ABX), 1613 (N° Lexbase : L1713AB3), 1860 (N° Lexbase : L2057ABS), 1913 (N° Lexbase : L2138ABS), 2003 (N° Lexbase : L1764IE3) et 2309 (N° Lexbase : L1208HIL) du Code civil. Depuis la loi du 31 décembre 1989 (loi n° 89-1010, relative à la prévention et au règlement des difficultés liées au surendettement des particuliers et des familles N° Lexbase : L2053A4S, JORF 2 janvier 1990, p. 18 et s.), un débiteur de bonne foi dans l'impossibilité de faire face à l'ensemble de ses dettes échues ou à échoir peut engager une procédure de surendettement (C. cons., art. L. 330-1 N° Lexbase : L6173IXW et s.). La loi du 1er août 2003 prévoit qu'un débiteur se trouvant dans une situation irrémédiablement compromise peut faire l'objet d'une mesure de rétablissement personnel avec ou sans liquidation judiciaire (loi n° 2003-710, d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine N° Lexbase : L3558BLD, art. 35 et s.).

11 - En troisième et dernier lieu, en cas d'évaluation d'une créance à terme sur la base de la déclaration estimative du contribuable (v. supra n° 10), le troisième alinéa de l'article 760 du CGI prévoyait que son créancier devait déclarer toute somme qu'il pouvait ensuite recouvrer en plus. Cette déclaration entraînait le paiement d'un supplément d'ISF ou de droits de mutation à titre gratuit. Le Conseil constitutionnel relève (cons. 12) :

- que l'imposition supplémentaire n'était pas subordonnée à une sous-évaluation de la créance à la date du fait générateur de l'impôt ;

- et que le contribuable n'avait pas la possibilité d'y échapper en démontrant que la capacité du débiteur de la créance à terme de s'acquitter d'une somme supérieure à celle à laquelle cette créance avait été évaluée résultait de circonstances postérieures au fait générateur de l'impôt.

Le troisième alinéa de l'article 760 du CGI instituait des modalités de détermination de l'assiette de l'impôt sans rapport avec l'appréciation des facultés contributives des contribuables. Cet alinéa méconnaissait le principe d'égalité devant les charges publiques, méconnaissance qui le rendait inconstitutionnel.

En présence d'une créance à terme correctement évaluée (c'est-à-dire en fonction de la capacité réelle de son débiteur à s'en acquitter), le fait d'exiger le paiement d'un supplément d'impôt en cas d'amélioration de cette capacité revenait à prendre en considération des circonstances postérieures au fait générateur de cet impôt. Le troisième alinéa de l'article 760 du CGI dérogeait donc à la règle selon laquelle les biens doivent être évalués à leur valeur vénale au moment du fait générateur de l'impôt. En vertu de cette règle, la variation de valeur d'un bien postérieurement au fait générateur de l'impôt n'a donc pas d'incidence sur la détermination de l'assiette de cet impôt. Il n'est alors pas possible d'obtenir une restitution de droits de succession lorsque la valeur vénale d'un bien assujetti à ces droits diminue postérieurement au décès du défunt (dans le même sens : Rép. min. n° 45265 à M. Leboeuf, JOAN Q, 1er juillet 2014, p. 5499 N° Lexbase : L9443I7U). Inversement, l'augmentation de la valeur vénale d'un bien, postérieurement à ce décès, ne donne pas lieu à un supplément de droits de succession.

De plus, le mécanisme de l'article 760, alinéa 3, du CGI ne jouait qu'au profit de l'administration fiscale en cas d'amélioration de la situation du débiteur de la créance à terme postérieurement au fait générateur de l'impôt. Par contre, la détérioration de cette situation ne permettait pas au contribuable d'obtenir une restitution d'ISF ou de droits de mutation à titre gratuit.

12 - La déclaration d'inconstitutionnalité du troisième alinéa de l'article 760 du CGI a pris effet à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, soit à compter du 17 janvier 2015. Cette déclaration est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date (cons. 15).

13 - Depuis cette déclaration d'inconstitutionnalité, si l'administration fiscale entend contester la déclaration estimative des parties effectuée en présence de débiteurs en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement, de liquidation judiciaire ou de déconfiture (CGI, art. 760, al. 2, v. supra n° 10), elle peut seulement soutenir que cette évaluation était, à la date du fait générateur de l'impôt, inférieure à la valeur probable de recouvrement de la créance à terme à cette date.

14 - L'évaluation des comptes courants détenus dans les sociétés en difficulté diffère suivant que le compte est ou non bloqué :

- un compte courant non bloqué doit être évalué à la valeur pour laquelle il peut être recouvré en fonction de la situation financière de la société (Cass. com., 23 février 1999, n° 96-19.587 N° Lexbase : A8851AGW) ;

- un compte courant bloqué s'analyse en une créance à terme au sens de l'article 760 du CGI (en ce sens : BOI-PAT-ISF-30-50-10-20140121, § 210 N° Lexbase : X5996ALN). Lorsque la société qui détient ce compte se trouve en état de redressement ou de liquidation judiciaire à la date du fait générateur de l'impôt, l'alinéa 2 de cet article permet de le valoriser à concurrence de sa valeur probable de recouvrement. Depuis la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 2015, n'a plus lieu d'être le passage du BoFip - Impôts qui indique que "si les sommes recouvrées sont ensuite supérieures à celles déclarées, les déclarations doivent être régularisées en conséquence" (BOI-PAT-ISF-30-50-10-20140121, § 210, préc.).

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